Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Dessin d’Arcadio paru dans la Prensa libre, San Jose (Costa Rica). Article paru à l’origine dans Dawn.
C’est une nouvelle règle du jeu dans l’univers de la politique à l’ère numérique : un flot continu de contenus générés artificiellement caractérise désormais les campagnes électorales, avec l’essor d’outils gratuits, comme le clonage des voix ou l’édition d’images.
Au Pakistan, les dernières législatives [en 2018] témoignaient déjà d’une sophistication croissante des campagnes numériques : création de faux comptes, bombardements coordonnés de hashtags, applis mobiles personnalisées, organisation de grands événements à partir des réseaux sociaux… Et, en février 2024, le pays va vivre sa plus grande élection dématérialisée. Les partis politiques sont naturellement tentés de franchir un nouveau cap avec l’intelligence artificielle [IA].
“On s’est servis de l’IA pour créer des contenus de campagne pour le retour de [l’ex-Premier ministre] Nawaz Sharif [après ses quatre ans d’exil à Londres], en octobre dernier”, explique Muzakir Ijaz, un consultant chargé de la stratégie numérique de la Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz [LMP-N, droite].
“L’IA permet de générer des contenus visuels, mais elle a encore du mal à intégrer l’ourdou [la langue officielle du Pakistan], ce qui limite l’usage qu’on peut en faire”, poursuit le spécialiste, qui, précise-t-il, a recruté trente professionnels du numérique pour la campagne de la LMP-N.
Effritement de la confiance
Pour ce genre d’équipe, l’IA revêt un intérêt financier certain, en leur évitant de faire appel à de coûteux experts pour analyser les données et lancer des campagnes personnalisées. Mais les dérives potentielles n’en sont pas moins inquiétantes.
L’année dernière, une vidéo contrefaite d’Imran Khan [Premier ministre de 2018 à 2022] le montrait les yeux fermés, faisant naître la crainte de mauvais traitements qu’il aurait subis alors qu’il était maintenu en prison. Ce clip de vingt-six secondes avait été posté sur X, où il a été partagé plus de 500 fois. Les vérifications de l’AFP ont permis d’établir que les auteurs de la vidéo avaient simplement appliqué un filtre donnant l’illusion qu’Imran Khan avait les yeux fermés.
“Les partis politiques se servent de l’IA pour influencer plus spécifiquement les électeurs qui maîtrisent mal l’outil numérique ou qui ne sont pas politisés”, indique Nighat Dad, qui dirige une ONG, la Fondation pour les droits numériques :
- “Comment feront-ils la distinction entre un contenu authentique et un contenu ‘synthétique’ ? L’utilisation de l’IA peut entraîner un effritement de la confiance du public dans l’authenticité de l’information qu’il consomme.”
“Heureusement, on voit encore la différence entre la réalité et les contenus générés par l’IA, tempère Jibran Ilyas, responsable des réseaux sociaux au sein du Mouvement du Pakistan pour la justice [PTI, le parti d’Imran Khan]. On a dû tester 36 versions différentes en ourdou avant d’atteindre un niveau de précision de 65 % dans la diction. Les gens voient bien que ce n’est pas vrai.”
Considérations éthiques
Jibran Ilyas soutient que le PTI fait un usage réfléchi de l’IA et a clairement annoncé la couleur lors d’un meeting audio d’Imran Khan, prévenant les auditeurs que “sa voix [était] générée par l’intelligence artificielle, et le texte rédigé sur la base de ses notes”.
- “On expérimente en ce moment diverses manières d’utiliser l’IA tout en tenant compte des considérations éthiques. On diffusera peut-être un autre discours [contrefait] d’Imran Khan la veille de l’élection.”
Le parti, poursuit le spécialiste, se focalisera surtout sur TikTok à l’approche du jour J, au vu de la popularité du réseau social chez les jeunes et dans les zones rurales. Il faut dire que le nombre d’internautes a explosé au Pakistan depuis les dernières législatives, passant de 58 millions en 2018 à 129 millions aujourd’hui.
Or une étude récente sur la perception de la désinformation chez les étudiants de l’enseignement supérieur révèle que 63 % des jeunes interrogés estiment être exposés de façon quotidienne à la désinformation sur Internet. Et quasiment la même proportion (62 %) pense que celle-ci représente une menace pour la démocratie et les élections.
“La valeur de la vérité s’effrite clairement, regrette Amber Rahim Shamsi, la directrice du Centre d’excellence journalistique [à Karachi, dans le sud du pays]. On a organisé des ateliers d’initiation au numérique dans 13 universités regroupant 800 étudiants pakistanais. Parmi eux, beaucoup n’étaient toujours pas capables de faire la différence entre les faits et la propagande.”
Amber Shamsi et son équipe viennent de lancer un outil de fact-checking non partisan, iVerify, dont le but est de faire progresser l’information impartiale et indépendante dans le paysage journalistique du pays. “Depuis 2018, les médias ont fait des progrès sur la vérification des faits. Pour autant, aucun des étudiants avec lesquels nous nous sommes entretenus n’était conscient des efforts consentis dans ce sens. Il y a encore beaucoup à faire.”
Ramsha Jahangir
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