Tiré d’À l’encontre.
Dans d’autres domaines, Modi s’est empressé de rejeter toute critique de son bilan en matière de droits de l’homme ou de son recul démocratique comme émanant de l’Occident impérialiste et colonial, tout en affirmant la prétention de l’Inde à être un leader du Sud. Il s’agit là d’un élément important de l’attrait que Modi exerce sur sa base socio-politique. Un récent sondage réalisé en Inde a montré que, si les gens ne sont pas optimistes quant à leur propre avenir en termes d’économie, de bien-être ou de conditions de sécurité des femmes, ils pensent que l’Inde se débrouille bien sur la scène internationale.
Le repositionnement vers l’axe états-unien n’est pas nouveau et a lieu depuis que l’Inde a ouvert son économie en 1991, s’éloignant du modèle protégé par l’Etat et se rapprochant économiquement du bloc occidental, mais aussi politiquement, se présentant comme la « plus grande démocratie du monde » avec des implications dans la « guerre contre la terreur ». C’est un positionnement que Washington a adopté dans sa nouvelle guerre froide avec la Chine, se tournant vers l’Inde en tant que « démocratie asiatique » à inclure dans des formations telles que le groupe des pays du Quad, soit avec le Japon et l’Australie. Lors d’une visite d’Etat aux Etats-Unis, en juin 2023, Modi a été accueilli par une salve de 21 coups de canon. Il été invité à un dîner à la Maison Blanche et a été convié à s’adresser aux deux chambres du Congrès. Entre-temps, pour la quatrième année consécutive, la Commission des Etats-Unis pour la liberté religieuse internationale (USCIRF-United States Commission on International Religious Freedom) a recommandé au département d’Etat de désigner l’Inde comme un pays particulièrement préoccupant (CPC-Country of Particular Concern) en raison de ses « violations systématiques, continues et flagrantes de la liberté de religion ». Le fondateur de Genocide Watch a mis en garde contre un génocide imminent contre les musulmans en Inde. Le Washington Post et leNew York Times n’ont cessé d’apporter des preuves de l’autoritarisme croissant de Modi. Et l’Inde continue de reculer dans presque tous les indicateurs mondiaux : démocratie, liberté des journalistes, pauvreté, etc.
Si la géopolitique est à la base des relations entre les Etats-Unis et l’Inde, d’autres facteurs expliquent également la proximité croissante sous Modi de l’Inde avec Israël, et plus particulièrement avec le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Comme l’explique Azad Essa dans Hostile Homelands : The New Alliance Between India and Israel (Pluto Press, 2022), l’Inde a commencé à acheter discrètement des technologies de défense et des formations à Israël dans les années 1960, tout en maintenant sa position officielle en faveur de l’autodétermination palestinienne. Mais sous Modi, le partenariat de défense est renforcé et célébré, et le soutien à la Palestine est plus conditionnel. Modi et Netanyahou se reconnaissent et se respectent mutuellement en tant que dirigeants autoritaires ; le nationalisme hindou et le sionisme ont de fortes affinités en tant que mouvements de domination majoritaire. Les deux Etats se considèrent comme des défenseurs conjoints contre la « terreur islamique ». Et les capitalistes préférés [domine en effet une « économie capitaliste de connivence »] de Modi ont désormais des investissements importants en Israël. Ces caractéristiques découlent de trois éléments centraux et interdépendants de la « Nouvelle Inde » de Modi : la réussite du projet d’Hindutva (nationalisme hindou) visant à transformer l’Inde en une nation hindoue ; la capacité de Modi à s’assurer le soutien du capital en permettant une forme prédatrice d’accumulation accélérée pour ses copains et, plus largement, pour les capitalistes en tant que classe ; et sa capacité à lier la population par une combinaison astucieuse de charisme personnel [un statut à connotation divine], de mesures sociales populistes, de capture institutionnelle et de répression pure et simple.
Nationalisme hindou
Ce qui distingue Modi d’autres politiciens populistes autoritaires tels que Bolsonaro, Erdogan, Duterte [Philippine] ou même Trump, c’est l’ancienne et profonde base idéologique et organisationnelle du mouvement auquel lui et son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), appartiennent. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation à la tête du mouvement Hindutva de nationalisme suprémaciste hindou, a été fondé en 1925 comme l’un des courants de la résistance nationaliste au colonialisme britannique, puisant sa vision suprématiste ethno-raciale de la nation [il n’est de vrai Indien d’hindou] dans les idéologies du fascisme européen.
Dès le départ, le mouvement s’est articulé autour de deux axes. Premièrement, il s’agit de construire une identité hindoue à partir des diverses sectes et pratiques du sous-continent, dans le cadre d’une définition patriarcale, brahmanique (caste privilégiée) et scripturale [les Quatre Védas] de l’hindouisme. Cela implique de résister aux défis lancés par les Dalits (castes opprimées) à son ordre de caste profondément hiérarchique et, simultanément, de les coopter, ainsi que les Adivasis (communautés indigènes), dans le giron hindou afin de constituer une majorité. Deuxièmement, il s’agit de créer des tensions dans cette identité en définissant les autres, tels que les musulmans et les chrétiens [14% de la population est musulmane, 2% chrétienne], comme étrangers à la nation. Le RSS dispose d’un vaste appareil organisationnel pour obtenir un large consentement culturel à ses doctrines, avec des milliers de structures [Fronts] à travers le pays, s’adressant à différents groupes sociaux : enfants, jeunes, femmes, étudiants universitaires, travailleurs (y compris la plus grande fédération syndicale centrale du pays), soldats, Adivasis, et différentes castes. Le RSS gère des écoles et mène des actions caritatives et de service, y compris des opérations de secours en cas de catastrophes naturelles. Le BJP, formé en 1984 à partir d’anciens partis affiliés au mouvement RSS, s’est imposé grâce à des campagnes de masse visant à s’opposer à l’extension des programmes de discrimination positive à un plus grand nombre de castes et à effacer les symboles de l’histoire musulmane de l’Inde au profit de son passé « authentiquement hindou ».
Depuis que Modi a été élu pour la première fois au niveau fédéral en 2014, l’intention génocidaire de ses efforts pour éradiquer la condition musulmane est devenue évidente. S’il est inconcevable que 196 millions de musulmans, soit 14% de la population indienne, puissent être éliminés, ils peuvent être soumis à la violence et à l’humiliation, réduits au silence, privés de leurs droits en tant que musulmans et de leurs droits humains fondamentaux. De la réécriture des manuels d’histoire au changement de nom des lieux, leur présence plus que millénaire dans l’histoire de l’Inde est systématiquement effacée.
Les moyens mêmes dont ils disposent pour « manger, prier, aimer » ont été criminalisés, à commencer en 2014 par un nombre croissant de lynchages d’hommes musulmans par des groupes d’autodéfense pour avoir mangé ou commercialisé de la viande de bœuf, ou pour avoir « séduit » des femmes hindoues en les mariant afin de les convertir à l’islam (ce qui est qualifié de « djihad de l’amour »). Les hommes musulmans pauvres ont été des cibles privilégiées, attaqués et battus par des groupes d’autodéfense qui leur ont demandé de réciter « Jai Sri Ram » (Vive le Seigneur Ram – héros de la mythologie hindoue). Même les stars de cinéma et les joueurs de cricket les plus appréciés, s’ils sont musulmans, n’ont pas été épargnés par les trolls et les menaces. Les appels au boycott économique des entreprises musulmanes ont aggravé la marginalisation économique et sociale qui était déjà une réalité omniprésente de la condition musulmane dans de nombreuses régions du pays, les musulmans étant incapables de trouver des logements à louer dans de nombreuses villes.
Dans un Etat gouverné par le BJP, des femmes portant le hijab ont été empêchées de s’inscrire à l’université, au motif que la Constitution interdit le port de symboles religieux dans les institutions publiques. Or, les prières et les pratiques hindoues restent monnaie courante dans ces établissements. Il est de plus en plus fréquent, lors des fêtes hindoues, de voir de grandes foules d’hommes hindous portant des bandanas safran, armés de bâtons et d’épées, marcher agressivement dans les quartiers musulmans en chantant des chansons et des slogans antimusulmans, en frappant des musulmans et en détruisant leurs biens. Il ne fait aucun doute qu’ils croient obéir aux chefs religieux hindous extrémistes qui ont fait du viol et du meurtre des musulmans un devoir religieux.
Modi et les membres de son parti sont restés silencieux face à cette violence, prenant parfois leurs distances, la qualifiant d’œuvre d’individus isolés, mais faisant le plus souvent des allusions en demi-teinte pour provoquer et intensifier la polarisation à des fins électorales. Presque aucun des auteurs de lynchages et d’autres agressions n’a été arrêté. Au contraire, les hommes impliqués dans le viol collectif d’une musulmane et le meurtre de plusieurs musulmans lors du pogrom contre les musulmans au Gujarat en février-mars 2002, lorsque Modi gouvernait l’Etat, ainsi que les hommes impliqués dans le lynchage d’un marchand de bétail musulman, ont été libérés et accueillis en héros par les députés du BJP. La police assiste régulièrement aux violences, et les musulmans qui se défendent ont vu leurs magasins et leurs propriétés détruits par les autorités municipales des Etats gouvernés par le BJP, sous le prétexte de « construction illégale ».
Au cours du second mandat de Modi, qui a débuté en 2019, les gouvernements du BJP ont adopté une série de lois visant à priver les musulmans de leurs droits. Plusieurs Etats gouvernés par le BJP ont adopté des lois sur la protection des vaches et des lois interdisant les mariages interconfessionnels (censés n’être conclus qu’à des fins de conversion), en y ajoutant la force de la police et des tribunaux pour légitimer la violence des groupes d’autodéfense. En 2019, trois changements législatifs et juridiques majeurs, dont une loi d’amendement sur la citoyenneté, ont irrévocablement transformé la nature de la citoyenneté, faisant effectivement des musulmans des citoyens de seconde zone d’une nation hindoue.
L’une de ces lois, la loi sur la réorganisation du Cachemire, a institutionnalisé l’occupation du Cachemire par l’Inde. Cette loi a supprimé l’autonomie limitée accordée au Cachemire par la Constitution indienne. Elle a aboli la loi interdisant la vente de terres à des non-Cachemiriens, ouvrant ainsi la voie à une occupation à grande échelle et à une transformation démographique. Le Cachemire reste l’une des régions les plus militarisées du monde, avec de fréquentes coupures d’Internet, des arrestations aléatoires, notamment de journalistes et de militants des droits de l’homme, en vertu de lois « anti-terroristes » draconiennes, des disparitions et des « meurtres de rencontre » [extra-judiciaires] perpétrés par une police et une armée bénéficiant de l’impunité en vertu de la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées, en vigueur au Cachemire depuis plus de trente ans maintenant.
La mobilisation totale de l’Etat et de la société pour faire la guerre à ce que les nationalistes hindous considèrent comme la « vieille Inde » – une nation multiethnique et multiconfessionnelle, à la fois en termes de tissu social et de garanties constitutionnelles de sécularisme, d’égalité et de non-discrimination – a également d’autres cibles. Les chrétiens (comme les musulmans, considérés comme des adeptes d’une foi née en dehors de la sphère continentale indienne) ont fait l’objet d’attaques violentes pour avoir prétendument mené des activités de conversion parmi les Adivasis et les Dalits (ce qui pourrait réduire la « majorité » hindoue). Des calculs électoraux sur les avantages de la création d’une base hindoue intrinsigeante ont également motivé la récente campagne de viols et de meurtres de membres de communautés chrétiennes dans l’Etat de Manipur, dans le nord-est du pays. On a cherché à délégitimer un vaste mouvement de protestation contre les lois agricoles néolibérales en alléguant que les agriculteurs sikhs qui le dirigeaient étaient des « séparatistes » et des « terroristes ». D’autres ont également été qualifiés d’« anti-nationaux » et ont fait l’objet de violences de la part des milices d’autodéfense et de l’Etat. Les intellectuels et les militants de gauche et libéraux, les journalistes, les professeurs d’université et les étudiants, les artistes, les féministes et les membres d’organisations de la société civile ont tous été dépeints comme des membres d’une élite mise en place, anglicisée et « pseudo-séculariste », contre laquelle le BJP se présente comme le représentant de la nation authentique.
Le capitalisme prédateur
Le taux de croissance relativement élevé de l’économie indienne (7,2% en 2022-23) masque les crises croissantes de l’inégalité, du chômage et de la paupérisation, qui se reflètent plus précisément dans les données relatives à la malnutrition, à la mortalité infantile et à la santé des femmes. Le gouvernement de Modi a échoué de manière spectaculaire à relever les plus grands défis économiques de l’Inde : augmenter les investissements dans l’industrie manufacturière, attirer les investissements étrangers, créer des emplois et développer les exportations [s’y ajoutent les investissements dans les infrastructures opérés par l’Etat fédéral et les Etats]. Les taux de croissance reflètent en partie le pouvoir de consommation d’une « classe moyenne » qui, bien qu’importante en termes absolus, ne représente qu’une petite partie de la population indienne de 1,4 milliard d’habitants [avec un âge médian de 28 ans]. Une grande partie de l’explication réside toutefois dans la nature de la croissance, générée par l’achat d’actifs en situation de faillite par des spéculateurs internationaux, l’acquisition de terres et de ressources à des coûts extraordinairement bas et l’accès privilégié au capital et aux marchés existants pour les capitalistes favorisés.
Le gouvernement a adopté une série de lois néolibérales visant à améliorer la « facilité de faire des affaires », y compris des réformes du travail décimant la réglementation et les normes concernant le droit du travail, et des modifications des lois et règlements concernant les effets négatifs sur l’environnement ainsi que de la législation sur la protection des forêts qui facilitent l’accès des entreprises aux ressources naturelles. Les plans visant à privatiser davantage les actifs publics comprennent l’autorisation de l’exploitation commerciale du charbon, le relèvement de la limite des investissements étrangers dans la fabrication de matériel militaire, la vente aux enchères d’aéroports à des partenariats public-privé et la cession d’actifs du secteur public à des acteurs privés sur la base d’un « bail à long terme ». Trois nouvelles lois sur l’agriculture, adoptées à la hâte par le Parlement en 2020, avec à peine le temps de débattre, auraient effectivement inversé les politiques qui garantissaient aux agriculteurs la possibilité de vendre une certaine quantité de leur production [avant de tout de riz, de blé et de canne à sucre] à un prix fixe et auraient ouvert l’agriculture aux marchés dominés par les entreprises, si les agriculteurs ne s’étaient pas défendus [voir sur ce site entre autres l’article publié le 24 novembre 2021].
Au cours de ses quatorze années en tant que ministre en chef de l’Etat du Gujarat, où il a peaufiné son modèle de gouvernement, Modi a noué des relations étroites avec les principaux acteurs du monde des affaires du Gujarat, qui ont financé sa campagne fédérale en 2014. Ces amis, en particulier les plus proches de lui, Gautam Adani et Mukesh Ambani, ont été richement récompensés, aidés à acquérir des terres à bas prix et ont reçu des licences pour construire tout ce qu’ils veulent, des ports aux universités. En mars 2022, Hurun Global Rich List [du Hurun Research Institute qui établit une liste des milliardaires analogue à celle de Forbes] a indiqué que Gautam Adani, qui était devenu la deuxième personne la plus riche d’Inde et d’Asie en 2020, avait ajouté 49 milliards de dollars à sa fortune en 2021, soit plus que les trois premiers milliardaires mondiaux Elon Musk, Jeff Bezos et Bernard Arnault, ce qui représente une augmentation de 153% de sa fortune au cours d’une année où l’Inde a été dévastée par la pandémie de Covid. Mukesh Ambani, qui reste l’Indien le plus riche, a vu sa fortune augmenter de 24% cette année-là. Au cours des dix années qui ont suivi l’accession de Modi au poste de premier ministre, la fortune d’Ambani a augmenté de 400% et celle d’Adani de 1830%, bien que, comme l’a révélé un rapport publié en janvier 2023 par Hindenburg Research [société de recherche en investissement centrée sur la vente à découvert, basée à New York], des manipulations d’actions et des fraudes comptables aient permis une surévaluation massive de la fortune d’Adani. Plus généralement, le nombre de milliardaires indiens a augmenté, tout comme la richesse qu’ils ont ajoutée au cours de la dernière décennie : le responsable de la Hurun Global Rich List a noté qu’au cours des dix dernières années, les milliardaires indiens ont ajouté quelque 700 milliards de dollars à leur richesse cumulée [en fin 2023, 1% des plus riches concentrent 40% des richesses], soit un peu moins (100 milliards) que le PIB de la Suisse et le double de celui des Emirats arabes unis.
Les riches se sont également enrichis grâce à des politiques telles que le passage à des impôts indirects, comme la taxe sur les biens et services, la réduction des taux d’imposition des sociétés et l’abolition de l’impôt sur la fortune pour les super-riches, contribuant ainsi à l’augmentation du déficit budgétaire du pays. Alors que le capitalisme prédateur que Modi a rendu possible a provoqué le déplacement, la dépossession et la paupérisation d’un grand nombre de personnes, les dépenses de l’Inde en matière de protection sociale restent parmi les plus faibles au monde. Les dépenses de santé se maintiennent entre 1,2 et 1,6% du PIB et ont même diminué en 2021, tandis que les dépenses d’éducation ont représenté en moyenne 3% du PIB au cours des deux dernières décennies. En 2022, Oxfam a indiqué qu’au cours de la pandémie, environ 46 millions d’Indiens sont tombés dans l’extrême pauvreté.
Une autocratie électorale
Dans son rapport de 2021 sur le statut de la démocratie, l’institut suédois V-Dem (Varieties of Democracy) a rétrogradé l’Inde au rang d’« autocratie électorale ». Cette formulation rend compte du rôle de plus en plus performant que jouent en Inde les rituels démocratiques pour démontrer la légitimité, alors même qu’une grande partie du processus de gouvernance échappe à l’obligation de rendre des comptes à la population. Comme la plupart des autres institutions publiques, la Commission électorale, historiquement respectée pour sa neutralité, est aujourd’hui sujette à la domination politique du BJP [ce qu’a reconnu la Cour suprême]. Le BJP dispose de fonds considérables, plus importants que ceux de tous les autres partis réunis, collectés, entre autres, par le biais d’instruments financiers opaques appelés « obligations électorales », qui attirent des dons massifs d’entreprises, effectués de manière anonyme depuis l’Inde et l’étranger. Le parti est constamment en mode électoral, et les fonds sont nécessaires pour entretenir sa formidable machine électorale ainsi que pour inciter les élus en place à changer de camp [lors des présentes élections, un nombre important d’élus de l’ex-opposition se trouvent sur des listes du BJP].
Modi le populiste semble également se régaler de la performance de la démocratie. A l’image de certains dieux hindous, Modi est un homme aux multiples avatars. Il est à la fois monarque – il édicte des politiques sous forme de décrets et lance des projets monumentaux pour marquer son règne – et homme du peuple, faisant constamment référence à ses origines modestes, contrairement aux Gandhi du parti rival, le Parti du Congrès, avec leur caste et leurs privilèges dynastiques. Il porte chaque jour une nouvelle tenue et des accessoires de marque, mais ses partisans (ou adorateurs, comme ses détracteurs les appellent) le décrivent comme un ascète. Ses décisions apparemment irréfléchies et erratiques, comme le fait de rendre sans valeur 87% de la monnaie indienne avec un préavis de quelques heures ou d’imposer un confinement national pour le Covid-19 pendant la nuit, ont été saluées comme des « coups de maître » et comme la preuve de la capacité à prendre des décisions difficiles qui exigent un dirigeant fort. Ses projets technocratiques – villes intelligentes, trains à grande vitesse, Inde numérique – même s’ils sont mal exécutés et incomplets, donnent une image d’action et de modernisation, tandis que ses discours intègrent habilement des images et des tropes nationalistes hindous.
Le type de programme « d’aide providence » de Modi partage ces caractéristiques populistes. Plutôt que des investissements à long terme dans l’alimentation, la santé et l’éducation, l’aide sociale qu’il propose prend la forme de petits transferts d’argent ciblés et de programmes limités de distribution de sanitaires, de bouteilles de gaz de cuisine, de logements et de raccordements à l’électricité et à l’eau, dont les femmes sont les principales bénéficiaires. Distribuée de manière centralisée, plutôt qu’en réponse aux besoins locaux, l’aide sociale est personnalisée, la photo de Modi figurant sur les bouteilles de gaz, les colis alimentaires [800 millions de personnes sont éligibles à ces colis, ce qui n’implique pas que 800 millions les reçoivent] et les panneaux publicitaires promouvant ces programmes.
Les projections populistes de Modi sont facilitées par sa mainmise efficace sur la sphère publique. En 2014 déjà, les médias appartenant à des entreprises l’avaient monté en épingle avant même son élection. Depuis lors, ces médias ont été maintenus dans le droit chemin en menaçant de retirer les recettes publicitaires du gouvernement, qui constituent une grande partie de leurs revenus, ou de mener des perquisitions pour violation de l’impôt sur le revenu. Entre-temps, de nouvelles filières de médias pro-gouvernementaux ont été créées, et ses copains capitalistes ont acheté les quelques médias indépendants. Les médias sociaux jouent un autre rôle important, avec une armée de personnes rémunérées pour générer des trolls qui diffusent la propagande du BJP et un nombre encore plus important de sympathisants qui diffusent des fausses nouvelles et des mèmes remplis de haine, tout en « trollant » ses opposants avec les menaces les plus viles. Parallèlement au contrôle et à la construction de ce qui est considéré comme des nouvelles, il y a la non-collecte, la suppression ou la falsification des données, combinées à l’affaiblissement systématique des universités et des instituts de recherche.
L’Etat est ainsi en guerre contre la société civile. Les organisations non gouvernementales ont été menacées de mesures policières ou de l’annulation de leur autorisation de recevoir des fonds étrangers. Parmi les pays qui ont déployé le logiciel de surveillance Pegasus de l’entreprise israélienne NSO, l’Inde a constitué des groupes cibles qui comptent parmi les plus importants internationalement ; ils comprenent des dirigeants de l’opposition, des journalistes et toute une série d’acteurs de la société civile. Les dissidents et ceux qui disent la vérité – manifestants, dirigeants de partis d’opposition, agriculteurs, journalistes, leaders étudiants – ont été arrêtés sur la base d’accusations forgées de toutes pièces et détenus, sans possibilité de libération sous caution, en vertu d’une législation antiterroriste draconienne. Même parmi ses adorateurs, on craint l’Etat de surveillance et l’effritement des protections juridiques et institutionnelles.
Résistance
Aucune des mesures prises par Modi n’a échappé à la contestation : les lois sur la réorganisation du Cachemire et sur l’amendement de la citoyenneté, les « obligations électorales », Pegasus, etc. ont été contestées devant les tribunaux. Des journalistes ont traité de ces délits, ont dévoilé les escroqueries, et des articles critiques continuent d’être publiés dans certains journaux de langue anglaise. Les partis non-BJP, au pouvoir dans près de la moitié des Etats, ont vivement protesté contre les tendances de plus en plus centralisatrices du gouvernement fédéral en matière de fiscalité et d’homogénéisation culturelle et linguistique. Certains juges de la Cour suprême et des tribunaux inférieurs ont fait preuve d’indépendance en contestant les arrestations arbitraires et d’autres mesures non constitutionnelles. Des mobilisations ont également eu lieu, en particulier au cours du premier mandat de Modi, contre la multiplication des actes de violence visant des minorités. Deux mouvements massifs en particulier, d’une ampleur sans précédent depuis le mouvement nationaliste des années 1940, sont porteurs d’espoir.
Le premier a débuté en novembre 2019 contre la loi d’amendement sur la citoyenneté (CAA), qui fait des musulmans de l’Inde des citoyens de seconde zone. Initié par des étudiants de l’université Jamia Millia Islamia à Delhi, le mouvement s’est étendu à tout le pays, avec des protestations et des manifestations organisées même dans des villes plus petites. Un grand nombre de musulmans auparavant apolitiques, ainsi qu’un nombre important de non-musulmans, se sont joints au mouvement. Un sit-in historique initié par les femmes de Shaheen Bagh, un quartier majoritairement musulman du nord-est de Delhi, a duré quelques mois jusqu’à ce qu’il soit fermé par le confinement pandémique de mars 2020 et que, simultanément, de nombreux militants anti-CAA soient arrêtés, prétendument pour incitation à la violence. Bien que le mouvement ait été dissous, le gouvernement a tardé à adopter des réglementations basées sur le CAA, signe de l’ampleur de l’opposition.
Le deuxième mouvement était une réponse aux trois lois agricoles visant à placer l’agriculture sous la domination du business [le secteur agricole emploie 45% de la main-d’œuvre du pays – une partie des populations paupérisées sont contraintes de rejoindre l’agriculture, comme journaliers, pour survivre, suite à l’inexistence effective d’un filet social – mais ne représente que 15% de son PIB et la masse des petits paysans est en situation permanente de survie, aggravée par la monoculture, le délabrement des sols, la crise climatiques… ].
A partir de novembre 2020, quelque 250 000 agriculteurs de trois Etats du Nord ont campé pendant un an sur trois sites situés à la frontière de Delhi, avec pour seule exigence l’abrogation des lois agricoles. Des organisations d’agriculteurs de tout le pays ont envoyé des contingents. L’action a été coordonnée démocratiquement par un comité national. Pendant l’année où les agriculteurs ont campé, la résistance à la domination de l’agriculture par l’agro-industrie et les firmes commerciales s’est développée pour relier les questions du travail et de la détresse agricole, du patriarcat et du travail des femmes, de la caste et de l’absence de terres, de l’Hindutva et de l’Etat répressif. Toutes ses tentatives de répression et de cooptation ayant échoué, Modi a finalement accepté de retirer les lois quelques semaines avant les élections au Pendjab et en Uttar Pradesh. [Depuis fin février 2024, une certaine relance du mouvement paysan – étant donné le non-respect des engagements pris en 2021, entre autres les prix garantis sur un marché étatique : les mandis – s’est produite, mais a suscité de suite une forte réaction du pouvoir.]
Ces deux grands mouvements, les manifestations précédentes et l’éventail des cibles de l’Hindutva – musulmans et chrétiens, Dalits, Adivasis, femmes, écologistes, libéraux, journalistes, étudiants et professeurs, artistes – ont créé des alliances bien au-delà de la gauche. En Inde, « la gauche » – qui désigne principalement les principaux partis de gauche, le Parti communiste indien (CPI) et le Parti communiste indien-marxiste (CPM) – était déjà critiquée pour son manque d’intégration des questions de caste et d’identité et pour son attachement historique au développement industriel. Depuis 2014, de nouvelles alliances bleues (mouvements d’opprimés de caste/dalits), rouges (communistes) et parfois vertes (écologistes) ont été forgées sur les campus et plus largement. Ils tendent à rejoindre les syndicats nationaux, les mouvements sociaux inspirés par Gandhi contre les expulsions de populations (agraires et urbaines paupérisées) provoquées par des dits développement, mouvements qui défendent les droits des communautés dépendantes des ressources naturelles. S’y ajoutent les organisations de défense des droits civils et démocratiques qui ont été une partie vitale du paysage démocratique depuis l’état d’urgence de 1975-77 [décidé par Indira Gandhi, alors première ministre]. Leurs efforts sont documentés et amplifiés par une petite mais influente section de médias numériques, dont la plupart ont moins de dix ans, qui continue à dire la vérité au pouvoir malgré les procès ainsi que la surveillance et l’arrestation de ses journalistes.
Une grande partie de cette résistance s’affronte à une répression sévère de la part du gouvernement. Une question cruciale est de savoir comment la résistance se traduira en termes électoraux lors des élections fédérales, qui se tiendront probablement en mai 2024. L’alliance I.N.D.I.A. (Indian National Developmental Inclusive Alliance, coalition de 26 partis) récemment formée [en juillet 2023], qui comprend tous les principaux partis d’opposition, y compris le Congrès national indien, le principal concurrent du BJP au niveau fédéral [en février, les comptes bancaires du Parti du Congrès ont été gelés !], est une initiative prometteuse. Mais il s’agit d’une « grande tente », selon leurs propres termes, et les interrogations abondent quant à sa cohésion et au fait qu’il est déjà trop tard pour offrir un défi efficace, étant donné que le BJP n’a jamais vraiment cessé d’être en mode électoral. Les élections qui viennent de se dérouler dans cinq Etats [Madhya Pradesh, Rajasthan, Chhattisgarh, Telangana et Mizoram] et qui ont vu le BJP remporter trois d’entre eux [Madhya Pradesh (163 sièges sur 230), Rajasthan (115 sièges sur 119) et Chhattisgarh (54 sièges sur 90)] confirment les doutes quant à la force de l’opposition [le Congrès a obtenu une victoire dans l’Etat du sud de Telangana (64 sièges sur 119) et un nouveau parti, le Zoram People’s Movement a obtenu une victoire dans l’Etat de Mizoram, à l’extrême nord-est du pays avec 27 sièges sur 40].
Implications internationales
Lorsque l’on réfléchit aux implications mondiales du moment Modi, il faut d’abord prêter attention à la diaspora indienne en Occident. La VHP (World Hindu Organization), membre de la famille RSS, s’efforce depuis les années 1960 de renforcer la communauté hindoue dans le monde entier. Le mélange réussi par Modi de la « convivialité marchande » (market friendliness) et de la « culture hindoue » (yoga, tenue vestimentaire, etc.) représente un moment de réussite culturelle pour cette diaspora. Avec quelque quatre millions de personnes, les Indiens constituent aujourd’hui le deuxième groupe d’immigrés aux Etats-Unis. Une grande partie des plus prospères d’entre eux sont issus de castes hindoues privilégiées et constituent un groupe important pour l’Hindutva, contribuant financièrement au BJP et aux organisations caritatives qui canalisent des fonds vers le RSS, et adoptant de plus en plus les symboles et les pratiques violentes des foules hindoues en Inde [1].
Mais d’autres membres de la diaspora indienne les combattent activement. Des campagnes menées par des organisations dalits ont permis de faire reconnaître la caste comme une catégorie protégée dans des universités telles que California State, UC Davis, Harvard, Brandeis et Brown, et dans d’autres lieux tels que la ville américaine de Seattle, les villes canadiennes de Brampton et de Burnaby, et le conseil scolaire du district de Toronto. Les organisations progressistes de la diaspora, y compris celles qui représentent les minorités religieuses de l’Inde, s’efforcent de contester les flux de fonds destinés au BJP/RSS en Inde et d’essayer d’influencer les gouvernements et les opinions publiques états-uniens et canadiens pour qu’ils reconnaissent l’Inde pour ce qu’elle est. Ces efforts ont à leur tour donné lieu à une campagne des organisations de l’Hindutva, s’inspirant du manuel sioniste qui utilise l’« antisémitisme » pour détourner toute critique d’Israël, pour tenter de faire qualifier les critiques de l’Hindutva d’hindouphobie. Et c’est ainsi que le combat continue.
Des événements récents ont fait prendre conscience à la gauche nord-américaine des implications de certaines de ces batailles. En septembre 2023, le Premier ministre canadien Justin Trudeau s’est adressé au parlement pour annoncer de manière surprenante que l’Inde était derrière l’assassinat d’un militant séparatiste sikh au Canada, en juin 2023. En novembre de la même année, les services de renseignement des Etats-Unis ont indiqué qu’ils avaient averti un militant séparatiste sikh basé aux Etats-Unis qu’une menace similaire pesait sur sa vie, ce qui renforce l’inquiétude quant à la volonté de l’Etat indien d’étendre sa répression au-delà de ses frontières.
La droite indienne joue un rôle important dans le développement d’une extrême droite mondiale, pas nécessairement dans le sens d’une cohésion organisationnelle ou d’une conspiration mondiale, mais dans le sens où elle oriente le discours public dans cette direction, sape les valeurs démocratiques libérales, délégitime toute forme de mobilisation égalitaire, normalise les « fake news » et les perspectives anti-scientifiques [par exemple, la théorie de l’évolution est remise en question]. Elle s’aligne sur les suprémacistes blancs et les sionistes. Les fausses nouvelles et les images générées par l’univers de l’Hindutva ont joué un rôle majeur dans la désinformation des médias sociaux autour du génocide à Gaza [2]. Il a également été rapporté qu’Israël avait demandé à l’Inde d’envoyer jusqu’à 100 000 travailleurs pour remplacer les travailleurs palestiniens.
La gauche indienne et sa diaspora ripostent. Une pétition adressée aux représentants de l’Etat américain, déjà signée par quelque 3000 Indiens-Américains, appelle à un cessez-le-feu à Gaza. Elle met également en évidence les sources de désinformation de la droite hindoue qui contribuent à justifier l’attaque contre Gaza [3]. Et tous les principaux syndicats indiens, à l’exception du Bharatiya Mazdoor Sangh (Syndicat des travailleurs indiens) affilié au BJP, ont publié une déclaration annonçant qu’ils s’opposeraient à tout accord de travail Inde-Israël s’il était mis en œuvre [4] Mais pour faire reculer le fascisme qu’est l’Inde de Modi, il faudra une réponse internationale beaucoup plus forte et coordonnée que celle dont les forces progressistes mondiales ont fait preuve jusqu’à présent. (Article publié dans le magazine New Politics, n° 76, vol. XIX ; traduction rédaction A l’Encontre)
Aparna Sundar
Notes
[1] Max Daly, Sahar Habib Ghazi, and Pallavi Pundir, “How Far-Right Hindu Supremacy Went Global,” Vice, Oct. 26, 2022.
[2] Mohammed Asif Khan, “India is the Epicentre of Hate and Misinformation Against Palestinians,” Middle East Monitor, Nov. 10, 2023.
[3] Indian Americans for a Ceasefire Now.
[4] “Indian Trade Unions Stand with Palestine, Reject ‘export deal’ to Replace Palestinian Workers in Israel,” People’s Dispatch, Nov. 16, 2023.
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