Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Histoire

Pour le 40è anniversaire de la lutte du front commun des 210 000

Ce n'est plus un début, le combat à commencé

40 ans déjà. La lutte des travailleurs et travailleuses du secteur public et para-public du Québec d’avril-mai 1972 a constitué un moment fort dans l’histoire du mouvement syndical québécois. Il est nécessaire de se rappeler ce combat, particulièrement dans le contexte de l’importante lutte étudiante qui se déroule actuellement. La mobilisation syndicale a dû faire face à la répression policière et judiciaire. La révolte de mai 1972 a identifié dans le cours même de son développement les obstacles qui allaient se dresser sur la voie de l’émancipation et a porté l’espoir, comme les combats d’aujourd’hui, de pouvoir se libérer du règne de l’oligarchie régnante. Une expérience riche qu’il faut savoir étudier.

L’extrait de la brochure de l’APLQ que nous publions a l’avantage d’avoir été écrit à chaud et de nous permettre de se remémorer les grandes étapes de ce combat. (NDLR)

7. Dix jours debout !

Le lundi, 5 avril (1972), les négociations à la table centrale sont rompues : le gouvernement n’a pas bougé d’un pouce malgré la grève du 28 mars. Immédiatement les chefs des trois centrales syndicales font le tour du Quebec : Trois-Rivières, Québec, Montréal, Hull, Rouyn-Noranda, Sherbrooke, St-Jérôme, Chicoutimi, Baie-Comeau et Matane sont visitées en quatre jours. Plus de 11,000 responsables syndicaux laissent clairement entendre que la grève qui doit être déclenchée ne sera pas une grève de 24 heures. Les délégués veulent une grève générale illimitée. Elle commence le 11 avril (mardi) à 8 heures du matin, sans que les négociations aient repris à la table centrale. Pour qu’elles reprennent, le Front commun exige que le gouvernement "bouge" sur les salaires et la sécurité d’emploi.

Dès le commencement, la grève s’annonce un succès total. Tous les groupes de travailleurs qui avaient voté en faveur du débrayage se retrouvent sur les lignes de piquetage : c’est une grève militante. Dans la majorité des 60 hôpitaux sous le coup d’injonctions interdisant aux employés de cesser le travail, les travailleurs décident quand même de ne pas rentrer. A l’Hydro-Québec où les travailleurs sont sous le coup d’une injonction, de 60%
à 70% d’entre eux respectent les lignes de piquetage dressées par les autres travailleurs en grève. A Montréal, des lignes de piquetage tenues par les employés de soutien, forcent 5 000 des 9 000 enseignants, membres de l’Alliance des professeurs de Montréal, à ne pas entrer dans les écoles malgré leur refus de déclencher la grève et de respecter les lignes de piquetage.

Durant l’après-midi, le ministre L’Allier donne une conférence de presse au cours de laquelle il se dit étonné de voir des enseignants sur des lignes de piquetage où, selon lui, ils n’avaient rien à faire. À cela le responsable de l’organisation de la grève à la CEQ, Michel Agnaieff, répond : "M. L’Allier semble oublier qu’un front commun c’est cela : tout est l’affaire de tous".

Les incidents sont cependant nombreux : des travailleurs blessés sur les lignes de piquetage par des automobilistes, des policiers qui forcent des lignes de piquetage et même un appel à la bombe à l’édifice de la CSN à Thetford Mines.

Le matin du 12 avril, la police de Québec ouvre brutalement la ligne de piquetage dressée devant l’édifice de l’ Hydro-Québec, rue St-Joseph. Le ministre Choquette, de son côté, ne perd pas son temps et décroche des ordonnances d’outrage au tribunal contre 10 travailleurs de deux hôpitaux sous le coup des injonctions accordées précédemment. Un peu plus tard, dans la même journée, il en décrochera six autres.

Ces ordonnances prévoient des amendes maximum de $50 000 et des peines de prison maximum d’un an. Tout le long de la grève, le ministre Choquette continuera à demander et à obtenir automatiquement des ordonnances et des injonctions.

SOLIDARITÉ ET COMBATIVITÉ À LA BASE

Même si le 13 avril, les quelques 100 responsables syndicaux des 9 000 travailleurs syndiqués de l’ Hydro-Québec annoncent qu’ils respecteront l’ injonction émise contre eux et décident de se retirer du Front cormmun , la solidarité des travailleurs continue de se manifester à la base. Les enseignants surtout se joignent à tous les piquets de grève des travailleurs des autres secteurs. Quant à la détermination et à la combativité, elles ne font pas défaut. Le texte du télégramme ci-dessous en fait foi. Il fut expédié à R. Bourassa, C. Castonguay, J.-P. L’Allier et au directeur général de St-Jean-de-Dieu.

"Les syndiqués de l’hôpital St-Jean-de-Dieu ont décidé démocratiquement par vote secret d’ignorer l’injonction qui leur a été signifiée le 12 avril 1972.
Cependant les syndicats offrent de nouveau à l’ hôpital tout le personnel nécessaire pour assurer les services essentiels aux malades.
Encore une fois nous faisons la grève contre le gouvernement et non contre les malades". LE SYNDICAT DES EMPLOYÉS D’HÔPITAUX, SECTION ST-JEAN-DE-DIEU, ALLIANCE DES INFIRMIÈRES.”

A Montmagny et à Rivière-du-Loup des manifestations réunissant de 600 à 800 personnes à chaque endroit défilent dans les rues de ces villes.

Le 14 avril, à Québec, une première manifestation réunit 2 000 personnes et paralyse tout le secteur de la colline parlementaire. Il y en aura deux autres dans la même journée. A Sept-Iles, pour la quatrième journée consécutive, les travailleurs de l’ Hydro-Québec ne sont pas rentrés au travail, défiant l’injonction portée contre eux. À Thetford Mines 300 travailleurs font une marche sur un motel de la place pour y déloger une vingtaine d’employés - cadres de la commission scolaire qui y ont établi leurs quartiers généraux. Dans la même région, 400 travailleurs se joignent aux lignes de piquetage de l’hôpital de St-Ferdinand d’Halifax où 500 travailleurs défient l’injonction portée contre eux.

Durant cette journée, le ministre Choquette ajoute cinq nouvelles ordonances d’outrage au tribunal à son tableau de chasse. Dans la soirée, Robert Bourassa fit un discours public dans lequel il disait : "Je pense que tous ont intérêt, y compris les salariés des secteurs public et parapublic, à ce que nous ayons une économie saine au Québec parce que c’est seulement avec une économie saine que le gouvernement pourra obtenir les revenus nécessaires pour payer ses salariés. C’est au gouvernement et seulement au gouvernement à faire une juste allocation des ressources en tenant compte des priorités québécoises". Ce jour-là, les "priorités" québécoises passaient par l’écrasement des travailleurs pour lui "la caisse était vide"alors qu’un an plus tôt nos "priorités" étaient de dépenser $6 milliards dans le projet de la Baie James !

La fin de semaine du 15 et du 16 fut généralement calme sauf devant les hôpitaux où les travailleurs eurent régulièrement affaire aux policiers qui intervenaient pour briser les lignes de piquetage. De plus, la provocation était utilisée, comme en fait foi l’incident suivant.

Le 14 avril, à l’Université Laval, on demanda des volontaires sur les ondes du Pavillon de Koninck pour remplir des postes nécessaires "au maintien des services essentiels" dans un hôpital de Québec. L’organisation de recrutement se réclamait de la Croix-Rouge et disait s’assurer la collaboration des syndicats. Le soir même, les candidats "scabs" furent accueillis non par ceux qui les avaient convoqués, mais par un groupe d’étudiants et de travailleurs dont deux représentants syndicaux délégués à la table centrale de négociation. Ces derniers informèrent les volontaires de la nature du geste qu’on voulait leur faire poser. Cependant, on ne put savoir qui étaient les organisateurs car les voitures qui devaient venir chercher les volontaires ne se présentèrent pas. Mais,entretemps, des policiers installés devant l’hôpital de l’Enfant-Jesus procédaient au refoulement des piqueteurs qui bloquaient l’entrée de l’institution. Évidemment, si des heurts s’étaient produits sur les lignes de piquetage, cela aurait pu permettre une injonction.

Le lundi, 7e jour de grève, les manifestations reprennent. À Québec des groupes de travailleurs bloquent la circulation sur les principales artères de la ville. A Rivière-du-Loup, des grévistes occupent le poste de radio et négocient une période de deux heures pour le lendemain afin d’expliquer leurs revendications à la population.

Mardi, 5 000 travailleurs manifestent devant le Parlement transformé en forteresse. C’est l’ouverture de la Session. À Montréal, tous les ponts entourant l’île sont bloqués durant deux heures. À Hull, des professeurs en viennent aux prises avec les étudiants du CÉGEP qui voulaient franchir les lignes de piquetage pour "passer leurs examens". Malgré la présence de la police, ils ne pourront pas rentrer. A St-Ferdinand d’Halifax, dans la région de Thetford Mines, plus de 1 000 travailleurs manifestent devant l’hôpital pour appuyer les 500 travailleurs qui continuent à défier l’injonction émise contre eux le 28 mars.

Le mercredi, 19 mars, c’est l’heure des sentences pour des grévistes qui ont bravé les injonctions. Dix-neuf sont condamnés à des peines allant de 3 à 6 mois de prison et à des amendes de $2 500 à $5 000. Un seul échappe à la règle : Thomas Sorkas, qui ne parle ni anglais ni français, écope d’une amende de $100.

Le lendemain, 5 autres militantes syndicales sont condamnées. Au même moment des centaines de grévistes manifestent devant le Palais de Justice de Québec où comparaissent leurs camarades. Pendant ce temps,l’Assemblée nationale commençait l’étude du Projet de Loi 19 qui ne sera adopté que le lendemain. A Ste-Marie-de-Beauce 1 500 enseignants firent une manifestation dans les rues de la ville. À Hull, plusieurs centaines de travailleurs entourèrent le Palais de Justice empêchant les juges, les avocats et le chef de police d’y entrer pour y entendre l’audition d’une requête d’injonction destinée à empêcher la fermeture, par les grévistes, du CÉGEP.

Le vendredi, 21 avril, l’inique Loi 19 est adoptée... (1- Dès l’adoption de cette loi, des professeurs non syndiqués, employés par le centre coopératif SESAME, débrayèrent pour appuyer les travailleurs du Front commun. )
L’heure de la curée a sonnée...

"L’État a assumé pleinement ses responsabilités envers la population ... " CONSEIL DU PATRONAT QUÉBECOIS".
... Rien à nos yeux ne saurait mieux personnifier la Province de Quëbec en ce moment que votre propre personne
(R. Bourassa) en si peu de temps assaillie si violemment ... " ASSOCIATION DES PARENTS-MAITRES DE LAVAL-DES-RAPIDES.

“Le président de la CSN, M. Marcel Pepin, n’a d’autre choix que de démissionner". LISE BACON, PRESIDENTE DU PARTI LIBÉRAL DU QUÉBEC.

"Nous avons essayé, et je pense que nous avons démontré la plus grande ouverture d’esprit possible vis-à-vis toutes les suggestions qui nous ont été faites. Nous sommes conscients de l’importance de ce projet de loi-là. Nous l’avons déposé à regret". ROBERT BOURASSA.

Pourtant, cinq jours plus tôt, le même Robert Bourassa faisait un discours d’un tout autre sens devant 6 000 personnes. Citons Montréal-Matin.

"Loin de parler du droit de grève dans la fonction publique, M. Bourassa lors du diner-bénéfice au Reine-Elizabeth hier soir (dimanche l6 avril) a plutôt déclaré qu’il mâterait la force par la force. "Nous ferons respecter la loi, dit-il, et ce jusqu’au bout". Les six mille convives qui avaient versé $50 le couvert ont applaudi chaleureusement les propos de M. Bourassa, SURTOUT QUAND IL A PARLÉ DE NE PAS ACCORDER LE $100 PAR SEMAINE DE BASE AUX FONCTIONNAIRES".

Dans la nuit du 21 au 22, les lignes de piquetage sont levées.

8. La Loi 19.

Que faire, une fois que la Loi 19 est adoptée ? Une loi qui oblige les grévistes à retourner immédiatement au travail, sous peine d’amende. Les premières directives des dirigeants du Front commun, jusqu’en fin d’après-midi, le 21,visaient à résister à cette loi. Dans la soirée, vers 11 heures, un bon nombre des grévistes étaient encore sur les lignes de piquetage lorsqu’ils ont appris, par la radio ou la TV, la recommandation du Front commun visant à retourner au travail. Ceux qui, depuis des semaines et même des mois, avaient consacré leurs énergies à faire de cette grève une arme efficace se sont retrouvés désemparés et déçus. Plusieurs se sont sentis trahis par leurs chefs syndicaux.

La Loi 19 ordonne aux grévistes de reprendre le travail le 22 avril, à minuit et une minute ; le droit de grève est donc suspendu pour les travailleurs du secteur public et parapublic. La loi prévoit que la Commission parlementaire de la Fonction publique devra siéger à partir du 25 avril et qu’elle devra faire rapport le 15 mai. S’il n’y a pas d’entente entre les parties avant le 1er juin, le gouvernement du Québec fixera par décret le 30 juin, les conditions de travail qui seront en vigueur jusqu’au 30 juin 1974. Les grévistes qui refusent de retourner au travail sont passibles d’une amende de $50 à $250 pour chaque jour ou partie de jour pendant lequel dure l’infraction. Par ailleurs, les employeurs ou les syndicats qui contreviennent aux dispositions de la loi sont passibles d’une amende de $5 000 à $50 000 pour chaque jour pendant lequel dure l’infraction.

Rappelons qu’à l’Assemblée législative de 1937, le gouvernement de Duplessis avait fait adopter deux projets de loi, les bills 19 et 20. "Le bill 19 amendait la loi des salaires raisonnables en soustrayant de son application les travaux publics faits pour le compte du gouvernement. Le bill 20 permettait, en plus, au lieutenant-gouverneur en conseil de modifier ou de révoquer, sans consulter personne, la mise en vigueur d’un contrat collectif, quatre mois rétroactivement à la date de sa signature". Comme quoi l’imagination et la pensée sociale du gouvernement peuvent s’apparenter dangereusement à celle de Duplessis !

Les syndiqués qui avaient cru fermement en l’opportunité de la grève, considéraient comme une abdication complète l’idée de retourner au travail. Dimanche le 23 avril, à l’ assemblée spéciale au Conseil central de Montreal (CSN), c’est très souvent avec la rage au coeur que les délégués ont reproché aux dirigeants du Front commun d’avoir paniqué devant le court délai fixé par le gouvernement. Ils considéraient comme une erreur inacceptable la recommandation de retourner au travail. Cette décision a été commentée en ces termes par un travailleur de la construction : "Les têtes dirigeantes syndicales sont portées à prendre des décisions pour les travailleurs dans le sens de les dorloter, pour qu’ils ne se fassent pas mal, alors que les interventions dans la salle, la volonté des travailleurs, montrent qu’ils étaient prêts à manger des claques". Pour sa part, le président du Syndicat des employés de l’hôpital Sacré-Coeur a carrément déclaré : "Il y a de mes gars et de mes filles qui ont l’impression d’avoir été trahis par les chefs syndicaux. Proposer maintenant une grève de 24 heures, c’est du folklore à côté de ce qu’il y avait comme force sur les lignes de piquetage vendredi soir et jusqu’à 1.30h samedi matin chez-nous".

Mais il faut voir aussi jusqu’à quel point les sanctions exorbitantes prévues par la loi ont sèmé la panique chez un grand nombre de grévistes.

9. Une grève générale ?

Les premières heures qui suivirent l’adoption de la Loi 19 furent marquées par la confusion la plus totale : alors que 40% des travailleurs avaient voté à 60% contre le respect de la loi, les dirigeants syndicaux ont recommandé le retour au travail revenant ainsi sur la décision qu’ils avaient prise quelques heures auparavant alors qu’ils avaient lancé un appel à la désobéissance civile.

Le samedi, 22 avril, les réactions commencent à venir. Le Comité exécutif du Conseil Central de Montréal analyse rapidement la situation.

“Les diatribes des trois porte-parole du Front commun contre la Loi 19 et contre le gouvernement Bourassa laissent les militants syndicaux perplexes parce que les porte-parole du Front commun semblent surpris du comportement du gouvernement comme s’ils ne connaissaient pas la nature d’un gouvernement capitaliste et comme s’ils n’en avaient pas vu les manifestations de matraquage ; quant aux militants syndicaux, ils n’étaient pas surpris des menaces au lieu des propos de négociations de la part du gouvernement, pas plus qu’ils n’étaient surpris du matraquage judiciaire des favoris du gouvernement. Ils n’étaient pas non plus surpris que le gouvernement aille jusqu’à passer une loi qui est hors de sa juridiction comme Duplessis, Lesage et Drapeau l’ont fait antérieurement". COMMUNIQUÉ DU CONSEIL CENTRAL DES SYNDICATS NATIONAUX DE MONTRÉAL (CSN).

En conséquence, il recommande qu’une grève générale soit déclenchée le 1er mai par tous les travailleurs des secteurs public et privé. Durant la semaine qui suivra, on tentera de concrétiser cette proposition. Dimanche, le 23 avril, 564 officiers des syndicats affiliés au CCSNM ratifient à la grande majorité (4 contre) la proposition de leur exécutif.

Mais dès le début de la semaine le mouvement de mobilisation marque le pas : alors que des travailleurs résistent isolément à la Loi 19 (3,000 enseignants tiennent une journée d’étude, le 24 ; une ligne de piquetage formée d’employés de soutien, de professeurs et d’étudiants tient le coup durant 2 jours au CEGEP du Vieux Montréal), les conseils syndicaux et exécutifs des différents syndicats sont partagés sur les moyens à prendre pour résister à l’offensive de la réaction gouvernementale et capitaliste. Le conseil syndical du S.F.P.Q. accepte la recommandation de retourner au travail et "s’engage à se battre sur tous les fronts pour changer cette société". Le conseil général de la Fédération des Enseignants de CEGEP (CEQ) décide de mettre fin aux négociations sous toutes ses formes et annonce que "les comités de grève seront transformés en comités d’action en vue de la résistance syndicale et politique à la répression gouvernementale et ce, en solidarité avec le Front commun". A l’issue d’une réunion de 500 représentants syndicaux de la CEQ, tenue le 24, rien n’est annoncé au sujet de la grève générale. À l’issue de la réunion du conseil général et du conseil consultatif de la FTQ, le 26 avril, rien n’est annoncé non plus, sur la grève générale. On se borne à dire que "la FTQ s’engage à épauler vigoureusement le Front commun en toutes les actions
qui seront décidées par les syndiqués du secteur public et parapublic". A ce moment, Louis Laberge laisse entendre qu’une grève générale n’est pas possible pour le 1er mai.

Le même jour, le comité exécutif du CCSNQ émet un communiqué dans le même ton que la série de voeux pieux qui se suivent depuis le commencement de la semaine. "Dans l’éventualité d’une grève générale étendue au secteur privé, l’exécutif recommandera à l’assemblée générale de consulter le cas échéant les syndicats affiliés et de se conformer à leurs décisions". Le 27, le bureau confédéral de la CSN "réaffirme son appui à la cause du secteur public et parapublic". La grève générale du 1er mai s’est évanouie dans les brumes de la bureaucratie syndicale.

Pendant ce temps le juge Georges Pelletier condamne, le 27 avril, 6 autres militants et militantes syndicaux à la prison.

Durant la fin de semaine le CCSNM annonce que 60% des 3,148 travailleurs qui se sont prononcés sur la grève générale ont voté contre.

À Arvida, les délégués au congrès régional de la FTQ se disent contre l’idée d’une grève générale de 24 heures.

Mais dans le creux de la vague, la Fédération du Commerce de la CSN lance un message qui contraste profondément avec les autres. "Les employés de commerce croient farouchement et quasi-désespérément au Front commun, à ses objectifs et à sa lutte présente parce que tout cela constitue pour les plus faibles, les plus démunis et les plus mal partagés de la CSN, un espoir fantastique". En conséquence le comité exécutif de la Fédération du commerce souscrit entièrement à une grève générale de tous les syndiqués du Québec et s’engage à la promouvoir parmi ses membres. Le Conseil central des Laurentides souscrit, lui aussi à son assemblée du 29 avril, à la nécessité de la grève générale.

Le 1er mai 1972 sera très calme. Environ 500 travailleurs se rassemblent au Centre Paul-Sauvé à Montréal pour y fêter le 1er mai. On annonce à cette occasion la création, pour Montréal, d’un comité de coordination permanent pour l’action politique entre les trois différentes centrales syndicales.

Pour le mouvement syndical, l’heure n’est plus à l’affrontement mais à la défensive contre l’Etat et son appareil judiciaire. Au cours de la semaine du 1er mai, la grève générale originellement prévue pour cette date, puis remise à plus tard est définitivement écartée comme réponse à la Loi 19. Un militant syndical traduit ainsi l’état d’esprit qui règne chez les travailleurs : "Les gars sont aussi écoeurés du gouvernement que des chefs syndicaux. Qu’ils n’essayent pas de nous faire sortir encore une fois parce qu’ils vont se casser la gueule. Ça ne marchera pas" .

Le vendredi 5 mai, le juge Pelletier condamne 8 autres militants et militantes syndicaux. Mais ce n’était pas encore la fin de la contre-offensive gouvernementale et capitaliste. Le 8 mai 1972, les présidents des trois centrales syndicales du Québec, Marcel Pépin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau sont condamnés à un an de prison.

10. L.a révolte : 9 mai 1972 - 17 mai 1972

En faisant condamner les trois chefs syndicaux à un an de prison, le gouvernement Bourassa ne s’attendait certainement pas à ce que les travailleurs de tout le Québec débrayent aussi spontanément et manifestent leur colère devant l’attitude d’un gouvernement aussi ouvertement vendu aux intérêts de la minorité capitaliste. Il ne s’attendait certainement pas à ce qu’on balance pardessus bord toute la légalité bourgeoise ainsi que le Code du Travail pour lui démontrer qu’il avait dépassé la mesure. C’est pourtant ce qui est arrivé.

Le 9 mai, alors que Marcel Pepin, Louis Laberge et Yvon Charbonneau devaient se constituer prisonniers dans l’après-midi, un vaste mouvement de débrayage s’amorça dès le matin. Les 2 500 débardeurs des ports de Montréal, Québec et Trois-Rivières quittèrent le travail. Par après, les cols bleus de Longueuil (qui sortaient d’une grève d’un mois), Montréal-Nord et St-Hubert se mirent en grève, suivis des employés de soutien du CEGEP Maisonneuve, de l’Université Laval à Québec, de l’Université de Montréal et de l’Université du Québec à Montréal. Dans les hôpitaux, les syndiqués de l’hôpital Notre-Dame à Montréal, ceux de l’hôpital Comtois de Louiseville et de l’hôpital de Rivière-des-Prairies débrayèrent à partir de la matinée. Les travailleurs du Centre d’Accueil de Louiseville quittèrent le travail en faisant savoir qu’ils ne rentreraient qu’après la libération des trois présidents. A l’hôpital St-Michel-Archange de Québec, les employés de trois services différents sortirent au cours de la journée.

Chez les enseignants. environ 5,000 quittèrent le travail un peu partout, principalement à la commission scolaire LaSalle, à la Régionale des Mille-Isles, à la Régionale Lanaudière et chez les enseignants du Syndicat de Champlain.

Un peu partout plusieurs centaines de travailleurs, principalement des fonctionnaires et des employés de soutien de CÉGEP, protestèrent à leur façon en ne se présentant, tout simplement, pas à leur travail.

On connaît la suite : la réponse du gouvernement au mouvement de protestation a été d’envoyer la police un peu partout, de maintenir des positions intransigeantes et de demander aux chefs syndicaux de bien vouloir sortir de prison parce qu’ils "semaient l’anarchie". Il est rare qu’un gouvernement se ridiculise au point de demander à des prisonniers de sortir de prison alors qu’il a fait des pieds et des mains pour les y faire entrer ! Mais qu’importe, "le serin des Simard" n’a pas peur du ridicule et des contradictions, il en vit.

Pour les travailleurs québécois, la lutte menée durant 9 jours contre cet Etat répressif et anti-travailleurs a été la première épreuve de force clairement politique contre le capitalisme et ses manifestations. Et cette lutte s’est faite spontanément, dans un désordre caractéristique de l’impréparation mais signe de la profondeur du mouvement.

Ceux qui étaient présents, le 9 mai, lorsque les trois présidents ont pris le chemin de la prison, ne sont pas prêts d’oublier l’atmosphère qui régnait aux abords du Palais de Justice de Québec. Les débardeurs, les fonctionnaires, les enseignants, les employés d’hôpitaux et ceux des CEGEP, toutes ces personnes venues de tous les coins du Québec formaient une foule joyeuse : ce n’était pas une victoire pour le gouvernement mais une victoire pour eux. La victoire a été de se retrouver dans la rue, unis devant un ennemi commun, débarrassés de toutes les divisions artificielles entretenues parmi les travailleurs, et prêts à poursuivre un long combat. Ce sont des choses qui restent marquées dans la mémoire !

Décrire tous les débrayages spontanés, toutes les initiatives locales des travailleurs durant la période du 9 au 17 mai demanderait des pages et des pages. De plus, chaque groupe de travailleurs aurait son histoire propre à raconter. Ce qui est plus important à remarquer c’est que, pour la première fois, les travailleurs québécois ont répondu à leur façon, massivement et spontanément à une provocation d’un gouvernement anti-travailleurs. Et si on l’a fait une fois, on va être capable de le faire encore. Le temps où un gouvernement pouvait imposer ses quatre volontés aux travailleurs a bien des chances d’être fini. Les travailleurs québécois commencent à faire de la politique ...

11. Ce n’est plus un début, le combat est commencé.

La plus grande grève de l ’histoire québécoise n’était pas une grève comme les autres. Elle a été une des premières grèves politiques des travailleurs québécois, autant par les demandes des travailleurs qui remettaient en cause une partie du système économique que actuel, par la politisation d’une grande partie des travailleurs qui deviennent conscients que c’est le système capitaliste qu’il faut abattre, que par la collusion avouée entre le régime Bourassa et les capitalistes québécois, canadiens et américains. Il est déjà possible, même si la bataille entre le gouvernement Bourassa et les travailleurs des secteurs public et parapublic n’est pas terminée, de tirer de multiples enseignements de cet affrontement. Nous devons les tirer maintenant parce que s’il fallait attendre la fin du conflit pour le faire, nous pourrions attendre longtemps, en fait jusqu’à ce que nous ayons définitivement écrasé l’adversaire.

Ce qui doit attirer notre attention, ce n’est pas les négociations comme telles - elles n’ont d’ailleurs jamais eu la première importance dans ce conflit - mais plutôt tout ce que les demandes du Front commun remettaient en question, à savoir un régime économique qui ne profite qu’à une petite minorité de la population québécoise, et tout ce qu’elles ont eu de conséquences.

Premièrement, si on veut être réaliste, il faut d’abord parler d’échec si on s’attache au renouvellement des contrats de travail des 210,000. Les travailleurs n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient et il est interdit de penser qu’ils l’obtiendront à moins d’un changement de gouvernement ; des dizaines ont été condamnés à la prison et le ministère de la Justice fait des enquêtes sur ceux qui ont violé la Loi 19 ; une loi anti-ouvrière les a obligés à rentrer au travail et elle ne sera pas abrogée bientôt d’après l’attitude du régime Bourassa ; enfin, tous les lèche-bottes et les profiteurs du système se sont ligué pour déclencher une campagne anti-syndicale comme on en voit rarement.

Cet échec peut- être expliqué mais il ne faut certainement pas mettre la faute sur le dos des travailleurs à la base qui ont prouvé cent fois leur détermination et leur combativité. C’est le syndicalisme d’affaires qui a connu son Waterloo. Le Front commun a mené une grève politique avec des moyens et des méthodes qui sont nés du syndicalisme d’affaires. Écoutons plutôt Jean-Paul L’Allier.

"De même que le gouvernement ne s’est pas ’laissé fléchir’ par ’les menaces’, ’les campagnes agressives’ et les pressions du Front commun aussitôt après l ’adoption de la Loi 19, de même aujourd’hui il ne saurait modifier ses positions fondamentales dans ’les négociations’ par suite de ’l’apparente faiblesse’ de la partie syndicale dont ’les chefs’ n’ont pas réussi à mobiliser suffisamment ’la base’ et à organiser une action collective contre l ’employeur :", (1 - Propos rapportés par Michel Roy, Le Devoir, 8 mai 1972)

Autrement dit, Jean-Paul L’Allier attendait une action de masse pour bouger !

Nous pouvons donc déjà tirer la leçon que le syndicalisme d’affaires n’est pas un moyen approprié quand il s’agit de mener des luttes qui impliquent de profonds changements économiques et sociaux. Mais d’un autre côté, cet échec du syndicalisme traditionnel est aussi un pas en avant pour le mouvement ouvrier car sa transformation devient une nécessité inévitable. Cette transformation prélude et est, en même temps, un signe du changement profond qui se produit présentement dans la situation politique du Québec : l’ apparition et la montée politique des travailleurs.

Nous ne devons pas oublier, malgré tout, les graves lacunes qui se sont révélées lors des grèves spontanées du mois de mai : par deux fois les chauffeurs d’autobus de la C.T.C.U.M. ont refusé de sortir, et pourtant ils ont subi le Bill 1 ; les travailleurs de Price à Alma ont "sorti" leur conseiller technique, Jean-Marie Ouellet, qui venait leur parler du Bill 19 ; la CSN s’est trouvé déchirée par des leaders syndicaux qui ne peuvent pas tous être soupçonnés d’être à la solde du Parti Libéral. Ce sont des signes qui indiquent le degré d’évolution du mouvement ouvrier et les lourdes tâches qui l’attendent : politiser, former, éduquer et surtout MOBILISER les membres de la "base" en se débarrassant de la bureaucratie paralysante et stérile du syndicalisme d’ affaires.

On peut dire que les travailleurs québécois ont fait, lors de l’affrontement que nous avons vécu, le dur apprentissage de la lutte politique qui est l’aboutissement du processus de politisation du mouvement syndical depuis 1968. Cette lutte est infiniment plus dangereuse pour le système capitaliste que celles du syndicalisme d’affaires.Elle peut même conduire à son renversement. Pour cette raison, elle est aussi infiniment plus dure que les luttes du syndicalisme d’affaires car les capitalistes et le gouvernement qui les protège se défendent. Ils utilisent les lois, les tribunaux et plus simplement la police pour casser les militants et ils lancent des attaques par leurs partis politiques pour empêcher que cette lutte des travailleurs ne débouche sur la formation d’un parti de la classe ouvrière.

Il ne faut pas se surprendre de voir lancer des attaques féroces et mensongères contre les syndicats et les dirigeants ouvriers par ceux qui détiennent le pouvoir économico-politique. Il ne faut pas se demander ce qui se passe lorsque le Parti Libéral ordonne à ses membres de mettre sur pied des "comités de citoyens" pour faire régner l’ordre et la loi et pour mettre sur pied des polices parallèles. Il se passe simplement que les capitalistes sentent bien qu’ils perdent du terrain et en conséquence ils se défendent.

Aujourd’hui, si toutes les forces anti-ouvrières attaquent si violemment c’est parce qu’elles savent que le mouvement ouvrier québécois peut se transformer en un outil puissant, capable de renverser la dictature économique du capitalisme. Et pour le moment, les travailleurs québécois vont en avoir plein les bras ...

Les coups vont venir de partout et ils ont déjà commencé avec les malheureuses initiatives des trois "D", la fureur des Yvon Dupuis et consorts, les manoeuvres du Parti Libéral à Bourassa. Mais la profonde mutation du mouvement ouvrier québécois ne saurait être arrêtée aussi facilement car ses racines plongent dans le passé, se sont développées sous les coups de matraques et les lois spéciales et grandissent encore aujourd’hui dans le chômage, le "speed-up", les bas salaires et les autres formes d’exploitation. Si monsieur Bourassa dit : "Assez, c’est assez", "nous", nous lui répondons : "Trop, c’est trop". La différence, c’est que "lui" est peu nombreux, "nous", nous sommes des millions.

Au Québec, l’affrontement entre les classes laborieuses et les exploiteurs de tout acabit n’en est plus à son début, il est déjà commencé.

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