Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Chili

Chili. « Pour récupérer la mémoire historique » (IX)

Dans la contribution précédente, Luis Vitale a analysé le coup d’Etat de septembre 1973 et donné toute sa place à la fonction de « parti militaire » des forces armées. Il centre ici l’attention sur le mythe initial de la relance économique sous la dictature. Puis il analyse les caractéristiques de chacune des quatre périodes marquant l’évolution politico-économique du Chili de 1973 à 1990. Pour ce qui est l’ouvrage, publié en 1999, dont sont extraites ces contributions et sur la place et le rôle de l’auteur, nous renvoyons à l’introduction publiée le 31 mai. (Réd. A l’Encontre)

Tiré de A l’Encontre
13 juin 2023

Par Luis Vitale

Prospérité économique et néolibéralisme ; depuis quand ?

Une opinion répandue – devenue un quasi-mythe – veut que la dictature militaire ait rapidement sorti le Chili de la crise économique déclenchée par le gouvernement de l’Unité populaire, une opinion fondée sur cette déclaration de Pinochet : « Lorsque nous avons pris le pouvoir, le pays était au bord du précipice et… grâce à notre politique, il a fait un pas en avant ! » Plus loin encore – et plus grave pour un historien – sont les déclarations de Ricardo Krebs [recteur de la Pontifica Universidad Católica de Chile, historien ayant reçu le Prix national d’histoire en 1982] qui a affirmé avec force que « le pays a connu dans ces années-là une impulsion modernisatrice efficace qui l’a mis au niveau des pays développés » [10].

Cette erreur est liée à une autre encore plus grave : Pinochet a pu surmonter cette crise grâce à l’application immédiate du modèle néolibéral, à tel point qu’en 1998, des séminaires internationaux ont été organisés sur le thème : « 25 ans de néolibéralisme au Chili ».

Plusieurs chercheurs, dont l’éminent historien Perry Anderson, ont démontré sans équivoque que les premières expériences mondiales d’application du modèle néolibéral n’ont été réalisées qu’au début des années 1980 par les gouvernements de Margaret Thatcher, Ronald Reagan et Helmut Kohl dans une tentative de surmonter la récession de 1973-75, qui a révélé l’épuisement du modèle précédent d’accumulation capitaliste, affecté par les crises cycliques des années 1950 et 1960.

Le néolibéralisme n’a pas été implanté du jour au lendemain, mais s’est développé à travers un processus économique caractérisé par le capitalisme monopoliste – ou phase dite impérialiste II – des transnationales et les nouvelles formes de capital spéculatif, basées sur l’école monétariste de Chicago. Les idées avaient été avancées par Milton Friedman, Walter Lipman, Karl Popper, les critiques de l’État-providence et, surtout, par Friedrich Hayek avec des propositions de réductions d’impôts, de stabilité monétaire et de non-acceptation des pressions syndicales en matière d’augmentations de salaires, de sécurité sociale et autres revendications qui porteraient atteinte au taux de profit.

Il est donc évident – pour ceux qui ne veulent pas adapter l’histoire à une idéologie – que les militaires n’ont pas mis en œuvre, dès le départ, un modèle économique – tel que le modèle néolibéral – qui n’était pas encore pratiqué même par l’Europe occidentale et la plus grande puissance du monde, les États-Unis. Si tel avait été le cas, les théoriciens de l’économie politique auraient été confrontés au paradoxe suivant : le modèle néolibéral de « l’économie-monde », selon les termes de Immanuel Wallerstein [ouvrage de 1980], aurait eu pour point de départ un pays sous-développé, dépendant et isolé sur les franges sud de l’océan Pacifique.

On peut dire que la dictature de Pinochet a ouvert la voie à un modèle qui n’était pas encore connu, car le coup d’État a tué dans l’œuf les tendances à la baisse du taux de profit. Sans savoir quel objectif viser, et uniquement pour les besoins de sa politique répressive, il a écrasé les organisations syndicales, mettant ainsi fin à la force des revendications salariales et de sécurité sociale ; il a réduit les impôts des grandes entreprises et ouvert la voie aux privatisations.

À proprement parler, le modèle néolibéral n’a pas été pleinement mis en œuvre au Chili avant le milieu des années 1980, c’est-à-dire 12 ans après le coup d’État militaire, lorsque la mondialisation ou l’internationalisation du capital s’est généralisée dans presque toutes les nations.

En ce qui concerne la soi-disant prospérité économique du régime militaire, toutes les statistiques montrent que de septembre 1973 à 1976, le Chili a subi une récession économique –qui a été temporairement freinée en 1977. L’économie chilienne tombe dans la bien connue crise financière de 1981-1982, qui a été considérée par les économistes qui analysent la crise de 1998-1999 comme la pire des récessions chiliennes des années 1980 et 1990. En résumé, les 17 années de la soi-disant prospérité du régime militaire se réduisent à seulement 5 ans : de 1985 à 1990.

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Cette interprétation d’ensemble de l’évolution de l’économie sous le régime militaire nous permet d’affirmer qu’est erronée l’utilisation du concept de « refondation du capitalisme » à partir de la prise du pouvoir par la Junte militaire par la voie armée. À mon avis, cette définition a un contenu idéologique et ahistorique. En premier lieu, parce que l’épine dorsale de l’économie reposait sur l’exportation d’une matière première, le cuivre ; absurdité conceptuelle, à la lumière de l’économie politique : « refonder le capitalisme » sur la base de l’économie primaire d’exportation traditionnelle, en ignorant que le saut qualitatif du capitalisme s’est fait avec la révolution industrielle du XVIIe au XIXe siècle. Même si l’on voulait utiliser le concept très discuté de « refondation du capitalisme », il faudrait dire qu’au Chili et en Amérique latine, elle a commencé avec le processus d’industrialisation par substitution des importations inauguré en 1930-40-50.

Ensuite, parce que le cuivre représentait plus de 50% des recettes en devises du pays à partir des années 1930. Enfin, parce que le décollage économique qui a eu lieu à partir du milieu des années 1980, lorsque le Chili a adhéré au modèle néolibéral, n’était pas basé sur un processus accéléré d’industrialisation mais sur l’augmentation de l’exportation de matières premières, avec une plus grande valeur ajoutée, dans les domaines de l’agro-industrie, de la pêche et du bois.

On pourrait encore moins parler de « révolution capitaliste », comme cela a été avancé sans aucune rigueur scientifique, puisqu’il a été démontré par les sciences sociales qu’une révolution se caractérise par un changement du mode de production, comme cela s’est produit avec le remplacement du mode de production féodal par le mode de production capitaliste au début de ce qu’on appelle l’âge moderne. Une révolution est définie par un changement substantiel du pouvoir, comme ce fut le cas pour la Révolution française, au cours de laquelle la monarchie féodale a été remplacée par la bourgeoisie industrielle.

Personne ne peut nier que la mise en œuvre du modèle néolibéral a signifié un réajustement du système capitaliste, réajustements qui ont été fréquents, comme le passage historique de l’économie de marché libre du XIXe siècle à l’inauguration du modèle de concentration du capital, connu sous le nom de capitalisme monopoliste international ou phase impérialiste, à partir des années 1880 ; et aucun des théoriciens de l’époque, tels que Hobson, Hilferding – et encore moins Lénine, qui s’est appuyé sur leurs recherches – n’a pensé à qualifier ce changement de « révolution capitaliste ».

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Pour analyser plus en détail le processus chilien, nous divisons l’évolution de l’économie sous la dictature militaire en quatre périodes :

1) du 12 septembre 1973 à 1976 ;
2) de 1977 à 1981 ;
3) de 1982 à 1985 et
4) de 1986 à 1990.

1) Comme nous l’avons souligné ci-dessus, la Junte militaire ne disposait pas d’un modèle économique établi. Elle savait seulement, par l’intermédiaire de ses conseillers de droite, qu’après avoir renversé le gouvernement de l’Unité populaire, il était nécessaire de tuer dans l’œuf tous les facteurs qui affectaient la tendance à la baisse du taux de profit des entreprises, c’est-à-dire la pression syndicale pour l’augmentation des salaires et de la protection sociale [11] ; en outre, de réduire les dépenses sociales dans le budget, ainsi que les impôts payés par les propriétaires des moyens de production et, en général, de supprimer les lois en défaveur de la classe dominante, lois adoptées sous les gouvernements Frei et Allende.

Pour atteindre ces objectifs, il était nécessaire de démanteler le mouvement ouvrier et, dans la mesure du possible, de détruire ses organisations syndicales. Il s’agissait également de changer les fonctions antérieures de l’État-providence [12] ; de dévaluer le taux de change pour atténuer le déficit de la balance des paiements ; de mettre en œuvre le « monétarisme » – qui n’est pas un modèle recouvrant l’ensemble de l’économie mais qui est utilisé pour endiguer l’inflation et atteindre une plus grande stabilité monétaire – que les Chicago Boys ont utilisé au Chili pour arrêter l’hyperinflation [13] ; de libéraliser les prix ; d’accélérer le processus d’import-export initié par Alessandri en 1960 et d’augmenter les taux d’intérêt.

Ces deux dernières mesures ont entraîné la faillite de petites et moyennes usines et des frictions avec les entreprises de l’industrie légère qui fabriquaient des produits pour le marché interne et étaient touchées par l’importation indiscriminée de produits étrangers qui leur faisaient concurrence, en raison d’une plus grande ouverture au commerce mondial.

C’est la raison pour laquelle, en 1974-75, les premières critiques émanant d’un secteur commercial qui avait soutenu le coup d’État (la SOFOFA-Sociedad de Fomento Fabril) ont été rendues publiques par l’intermédiaire de l’un de ses principaux dirigeants, Orlando Sáenz. De même, en 1975, le quotidien El Mercurio et d’autres journaux ont reproduit quelques déclarations de mécontentement de la Chambre de la construction chilienne, très touchée par la réduction drastique des travaux publics et en particulier de la construction de logements. D’autres représentants du « militarisme civil » ont également commencé à exprimer leur mécontentement, comme la Confédération des commerçants de détail, dirigée par Rafael Cumsille, atteinte à son tour par la baisse des ventes causée par le chômage et la diminution du pouvoir d’achat de la population.

Le plus grave a été la chute du prix du cuivre – qui dépassait largement un dollar la livre au début de 1974 et est tombé à 0,60 dollar en décembre de la même année – en raison de la récession économique internationale de 1974, qui a duré jusqu’en 1975. Il est nécessaire de rappeler aux économistes pro-militaires que les revenus du cuivre ont constitué, pendant les 17 années du régime militaire, l’épine dorsale de l’économie ; dans un autre paradoxe de l’histoire, la dictature a hérité et bénéficié de la nationalisation du cuivre promue par le même gouvernement « communiste » qu’elle a renversé : celui de Salvador Allende. Dès lors, tous les profits prélevés par les entreprises étasuniennes qui contrôlaient auparavant le secteur du cuivre sont restés entre les mains de l’État chilien, un fait qui a objectivement favorisé l’administration Pinochet à hauteur de 20 milliards de dollars de revenus du cuivre au cours de la décennie 1974-1984.

À cet égard, il est frappant de constater que le gouvernement militaire et ses conseillers civils – parmi lesquels Jaime Guzmán, Hernán Büchi, Rolf Lüders, Carlos Cáceres, Sergio Onofre Jarpa, partisans fondamentalistes de la privatisation – n’ont jamais fait allusion à la nécessité de privatiser Codelco (Corporación Nacional del Cobre), une proposition qu’ils ne se sont permis d’avancer que sous les gouvernements de la Concertación [alliance entre démocrates-chrétiens et PS]. Ils savaient que non seulement 10% des ventes de cuivre allaient dans les coffres des Forces armées, mais aussi que les 90% restants des revenus du cuivre restaient dans les mains de l’État, administrés par le gouvernement militaire.

Par conséquent, toute variation du prix mondial du cuivre a eu – et a toujours – un impact décisif sur l’économie chilienne, tant dans sa montée que dans sa chute, qui s’est produite pendant les premières années de la dictature. Selon El Mercurio, au milieu de l’année 1974, l’économiste américain Arnold Harberger, qui avait prédit une ère de prospérité pour la Junte militaire, a regretté lors d’une conférence publique à Santiago « que son diagnostic de la situation chilienne soit complètement différent de celui qu’il avait fait lors de sa précédente visite. (…) Le prix du cuivre était estimé à cette occasion à un dollar la livre et aujourd’hui il se situe à environ 60 cents sur le dollar. Cette diminution implique une réduction des recettes de 800 millions de dollars. La situation pour 1975 ne peut donc pas être considérée avec l’optimisme d’il y a six mois » [14].

Des années plus tard, Arnold Harberger reprochait à la Junte militaire de ne pas avoir davantage contracté la politique monétaire, une observation remise en cause par Alejandro Jadresic : « La forte baisse de la quantité réelle de monnaie au cours des années 1974 et 1975 a atteint un total de 40% » [15]. Une situation qui a contribué au retard de l’ouverture financière, dont l’explication « réside dans son possible impact négatif sur le contrôle de l’émission monétaire, véritable obsession des responsables de la mise en œuvre de la politique économique », selon Xabier Arrizabalo [16].

La balance commerciale, selon la déclaration du 22 octobre 1974 du ministre Jorge Cauas [de juillet 1974 à décembre 1976], était passée de -284 en 1973 à -334 en 1974, il annonçait qu’un déficit de plus du double en 1975 était attendu, comme c’était aussi le cas pour la balance des paiements.

La Junte militaire espérait compenser cette récession brutale et prolongée, qui montrait déjà des signes de crise, par une augmentation des investissements étrangers. Mais cela ne s’est pas produit, sauf dans le domaine de la cellulose, car face à la récession économique internationale, les capitaux européens, nord-américains et japonais ont été prudents dans le calcul de leurs investissements, surtout lorsqu’ils ont pris en compte le fait que le marché chilien avait été réduit à cause de la faible demande interne.

La situation a été aggravée par l’engagement pris de verser des indemnités aux entreprises de cuivre : 68 millions de dollars à Cerro Corporation, 253 millions de dollars à Anaconda et 68 millions de dollars à Kennecott. Dans le même temps, la Junte militaire – affectée par la rareté des réserves –a dû payer 700 millions de dollars au titre de la dette extérieure en 1975. Elle a tenté une nouvelle fois de renégocier la dette extérieure avec le Club de Paris [groupe informel de créanciers publics], mais l’Angleterre, la Suède et l’Italie ont refusé car, selon le rapport de la Banque mondiale, « la détérioration de l’économie chilienne commence à être alarmante pour les créanciers étrangers ».

En résumé, cette première période, de la mi-septembre 1973 à la fin 1976, a été caractérisée par une forte baisse du prix du cuivre, une réduction des importations, une baisse de la consommation du fait du chômage, qui a atteint un demi-million de personnes sur une population active totale de 3 330 000 personnes, accentuée par la réduction des dépenses publiques, la croissance exponentielle du taux d’inflation, le tout dans le cadre d’une récession avec hyperinflation.

Afin d’illustrer cette situation économique, nous reproduisons les données suivantes, basées sur les statistiques des institutions de l’ère militaire, par Xabier Arrizabalo dans son analyse exhaustive Milagro o quimera. La economía chilena durante la dictadura, Ed. Los libros de la Catarata, Madrid, 1995, p. 284 à 308 :

2) Entre 1977 et 1981, il y a eu une reprise relative de l’économie grâce à plusieurs réajustements, dont l’adoption d’une politique de choc, initiée en avril 1975 avec le plan de relance économique visant à dépasser le gradualisme lent et progressif de la politique de stabilisation précédente [17].

La formulation de ce nouveau plan signifiait, sans le dire explicitement, une reconnaissance de l’échec de la politique appliquée jusqu’alors pour enrayer le phénomène d’hyperinflation, puisque, après trois ans de régime militaire, l’inflation atteignait 211% par an, selon les statistiques de la Banque centrale. C’était une façon de reconnaître que l’estimation du gouvernement selon laquelle la cause de l’inflation était « une demande excessive – traduite en émission monétaire excessive – dérivée du déficit public et des coûts du travail » était incorrecte. Xabier Arrizabalo ajoute : « En prenant les données de la Banque centrale pour les années 1973 et 1975, le déficit budgétaire en pourcentage du PIB a été réduit de 24,7% à 2,6% » [18].

La modification de la politique anti-inflationniste a eu lieu à la mi-1977, notamment en février 1978, lorsque le taux de change est devenu la priorité. D’où les fréquentes réévaluations du peso, en fonction des prix à l’importation.

Pendant ces années, il y a eu une expansion relative de l’économie ; les Chicago Boys ont affirmé que c’était le résultat de la politique monétariste, mais ils ont minimisé le fait que l’un des facteurs clés de la reprise économique était la hausse du prix du cuivre sur le marché mondial et « l’utilisation progressive des moyens de production qui étaient restés inactifs après la récession de 1975 » [19].

Dans un travail de recherche (1985), nous avons souligné que les exportations non traditionnelles chiliennes, insérées dans le nouveau processus de réajustement de la division internationale du capital-travail, étaient passées de 750 millions de dollars en 1974 à 1619 millions de dollars en 1980, selon un rapport de 1980 de la Sociedad de Fomento Fabril [20].

En exil [Luis Vitale], nous polémiquions alors avec ceux qui soutenaient « allègrement » que Pinochet avait détruit l’industrie nationale. Il est vrai qu’avec sa politique de libéralisation des échanges, il a asphyxié l’industrie manufacturière qui travaillait pour le marché intérieur, mais il est faux de dire qu’il a détruit l’essentiel de l’appareil productif, car la bourgeoisie ne se fait jamais hara-kiri, même si certaines de ses composantes ont pu être affectées par l’irrationalité du système. Les faits ont montré que des fractions importantes de la classe dirigeante ont alors déplacé des capitaux vers les entreprises d’exportation non traditionnelles, vers le grand commerce d’exportation et vers le secteur spéculatif.

C’était la période d’euphorie pour les grands spéculateurs des institutions financières [Casas Financieras], en particulier le groupe de « Los Pirañas », de Manuel Cruzat, Fernando Larraín Peña et Javier Vial, force motrice de ce que l’on a qualifié de « zone obscure » de l’économie. Inutile de préciser que cette relative embellie économique s’est faite sur la base d’un « coût social » très élevé : une réduction de 50% du pouvoir d’achat des masses laborieuses, un chômage de près de 20% et la faillite du petit commerce et des petits artisans.

Des économistes et des hommes d’affaires, tels que Eugenio Heiremans [membre du Consejo de Estado durant la dictature], entonnaient des chants triomphants : la réussite économique de la Junte militaire n’avait pas de précédent dans les décennies écoulées. Don Carlos Cruz a également dépassé la traditionnelle retenue de la classe dirigeante : « Cette politique économique, mise en place par le gouvernement, est l’effort le plus transcendantal du siècle » [21], faisant écho au chef d’orchestre qui, baguette en main et accompagné du ministre des « chômeurs », José Piñera [ministre du Travail de 1978 à décembre 1980 et ministre des Mines de décembre 1980 à décembre 1981], a déclaré avec euphorie : « Un Chilien sur sept aura une voiture d’ici cinq ans… Nous créerons un million d’emplois… Nous construirons 900 000 logements… Dans dix ans, nous serons au-dessus du revenu moyen mondial par habitant…. Nous aurons transformé le Chili d’un pays détruit en un pays développé » (!!!) (Déclarations de Pinochet et José Piñera, El Mercurio, 28-8-1980).

L’année suivante, tous deux imploraient des prêts internationaux pour atténuer la crise financière.

Les chiffres suivants sont des indicateurs de l’évolution économique de cette phase :

3) Au cours de la troisième période, de 1982 à 1985, le Chili a subi l’une des plus graves récessions économiques depuis la grande crise de 1929-30, car l’impact de la récession économique internationale de 1980-82 [crise qui a frappé les pays du « centre », les pays du Sud et les pays du Comecon] a frappé de plein fouet, entraînant le monde capitaliste au bord de la faillite économique, selon Ernest Mandel. À l’origine de cette récession généralisée se trouve le ralentissement économique des années 1970, qui a libéré des excédents monétaires, auparavant investis dans le secteur productif, que les transnationales ont fait transiter par le système bancaire mondial.

L’abondance des liquidités internationales a conduit à l’octroi de prêts, qui échappaient à la réglementation des banques centrales. La parité des devises s’est effondrée, générant ainsi une augmentation des réserves mondiales, qui ont été déversées dans les nouveaux circuits financiers, et les flux monétaires ont pris un rythme propre. Le marché du dollar – qui a surpassé le mark allemand et le franc français – a échappé au contrôle des banques centrales de chaque nation, accélérant la spéculation financière et la capacité de prêt des banques transnationalisées aux nations du « Tiers monde ».

Dans la plupart des pays d’Amérique latine, l’endettement a augmenté en raison de l’impossibilité de payer les amortissements et les intérêts de la dette ainsi que les importations de biens d’équipement. La dette extérieure du Chili est passée de 4 milliards de dollars en 1973 à plus de 15 milliards de dollars en 1984. Afin d’éviter la faillite, la Junte militaire a décrété le 13 janvier 1983 la liquidation de certaines banques (BUF, BCH, Financiera CIGA) et l’intervention de la Banque centrale dans d’autres (Bancos Chile, Santiago, Concepción). Le système des fonds communs de placement est entré en crise, affectant plus de 130 000 petits investisseurs, et les « sociétés financières » sont entrées dans un processus accéléré de faillite.

Avec l’intervention dans les Casas Financieras [institutions financières], Pinochet a réaffirmé le rôle de l’État, bien que dans ses déclarations il ait continué à proclamer la nécessité de dépouiller de plus en plus l’État de ses fonctions keynésiennes. « Actuellement », disait le magazine de droite Qué Pasa, dirigé par Gonzalo Vial [ministre de l’Education de 1978 à 1979, catholique conservateur proche de l’Opus Dei ; il fut aussi membre de la Commission Vérité et Réconciliation 1990-1991], « nous avons un État entrepreneur tout-puissant, qui contrôle directement ou indirectement les plus grandes entreprises productives du pays et une partie importante du système financier national. Ce n’est pas le meilleur des corollaires pour un modèle économique libéral tel que celui appliqué au cours de la dernière décennie » [22].

4) La quatrième phase, de 1986 à 1990, a vu une ouverture commerciale importante avec l’intégration complète du Chili dans le modèle néolibéral.

Le PIB a augmenté à un taux annuel moyen de 6% au cours de cette période. Le prix du cuivre a rebondi et les exportations non traditionnelles ont augmenté, notamment le bois, la pêche et les fruits. La production agricole a augmenté en 1986, avec l’une des plus grandes récoltes de blé jamais réalisées. La stabilisation monétaire a été maintenue, bien que le prix réel de la monnaie nationale soit resté artificiellement réévalué. Entre 1987 et 1989, il y a eu une croissance relative des exportations industrielles, y compris les exportations agro-industrielles.

Le Chili a pu augmenter ses exportations non traditionnelles grâce à ce que l’on appelle les avantages comparatifs, notamment les bas salaires des travailleurs et travailleuses.

Creusement des inégalités sociales

Pendant les 17 années de régime militaire, les inégalités sociales se sont accentuées, ce qui a consolidé les traits oligarchiques de la classe dirigeante. Par oligarchie, nous entendons non seulement les propriétaires fonciers traditionnels, mais aussi les groupes qui concentrent le pouvoir économique entre quelques mains. Dans le même temps, la bourgeoisie chilienne a perdu les derniers traits de « national » lorsqu’elle s’est totalement associée au capital financier international. La concentration monopolistique s’est exprimée par l’émergence d’une demi-douzaine de groupes, dirigés par des personnalités de grandes familles chiliennes mais qui, en substance, étaient des junior partners du capital monopolistique étranger.

L’un des facteurs qui a permis une accumulation précoce du capital a été la création de l’AFP et de l’ISAPRES [fonds de pension privés] qui, avec l’argent apporté par les salarié·e·s et les professions libérales, ont pu réaliser d’importants investissements dans des domaines où les prévisions économiques étaient plus importantes.

À mesure du développement de cette nouvelle ploutocratie, le fossé entre les riches et les pauvres s’est creusé. Le niveau des revenus des couches subalternes fut le plus bas du dernier demi-siècle, en raison de plusieurs phénomènes. L’un d’entre eux était le déclin abrupt des salaires réels ; un autre était le taux accéléré de chômage et de sous-emploi, qui a fluctué en moyenne entre 15 et 20% pendant les 17 années de dictature, à l’exception des trois dernières années. Dans le même temps, le secteur informel a commencé à se développer, atteignant plus de 30% de la main-d’œuvre.

La contre-réforme agraire a généralisé une situation de pauvreté, qui a obligé les paysans à vendre les parcelles de terre qu’ils avaient obtenues lors de la distribution des terres effectuée par les gouvernements Frei et Allende. Dans le même temps, les nouvelles entreprises agro-industrielles employaient une main-d’œuvre bon marché et temporaire, générant un vaste secteur de travailleurs saisonniers, principalement des femmes, qui ne travaillaient qu’au moment de la plantation ou de la récolte, exposés à la pollution, sans contrat de travail, sans protection sociale et dans des conditions quasi inhumaines de promiscuité et de manque d’hygiène.

La pauvreté et le chômage ont atteint un tel niveau que la dictature a dû mettre en œuvre le Programme d’emploi minimum (PEM) et le Programme d’emploi pour les chefs de famille (POJH) qui représentaient une sorte d’aumône, puisque ces activités ne pouvaient pas, à proprement parler, être qualifiées de travail. Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté et l’extrême pauvreté a ainsi atteint cinq millions, selon les chiffres établis à l’époque par l’économiste de la Démocratie chrétienne Alejandro Foxley, une pauvreté aggravée par la politique de privatisation de la santé et de la sécurité sociale.

Le vide culturel et la naissance d’une contreculture

La politique de privatisation a également atteint l’enseignement secondaire et supérieur, avec la création de nombreuses écoles et universités privées, qui ont asphyxié l’Université du Chili (Universidad de Chile) et les autres universités publiques en raison de la diminution accélérée des ressources budgétaires. Pour la première fois dans l’histoire de l’éducation chilienne, les études secondaires et universitaires ont cessé d’être gratuites, ce qui a restreint l’accès à l’éducation, notamment pour les enfants d’ouvriers et d’employés disposant de maigres revenus.

L’enseignement et la recherche ont été affectés par les milliers d’enseignants licenciés ou contraints à l’exil, qui, au-delà de leurs idéologies, étaient ce que le Chili avait de mieux après des décennies de développement culturel. Ceux qui ont conservé leurs emplois ont été contraints à l’autocensure, avec une détérioration ostensible des normes d’enseignement, un phénomène qui a été aggravé par l’embauche d’enseignants médiocres fidèles au régime.

La nuit culturelle a traversé tous les domaines de la création, mais contradictoirement, elle a produit une contre-culture ou une culture alternative, exprimée dans la formation de nouveaux artistes dans les domaines des arts visuels, de la littérature et de la poésie et, surtout, dans les groupes musicaux formés par les jeunes, dont les paroles reflétaient leur désir ardent de rompre les liens culturels et leur longue condition de « prisonniers ».

L’une des principales formes d’enrégimentement culturel était la censure, qui a donné lieu à l’autocensure, un phénomène d’autorépression collective qui s’est poursuivi dans certains aspects de la société jusqu’à la fin du XXe siècle. L’une des premières mesures de la dictature a été de prendre le contrôle absolu des médias de masse, de manipuler l’information, d’empêcher la liberté d’opinion et de diffuser une propagande idéologique qui avait pour but de légitimer la situation, ainsi que la peur, en promouvant une sorte de terrorisme psychologique généralisé.

Les opinions et le fonctionnement des partis politiques et des organisations syndicales, principalement la Centrale unique des travailleurs et ses fédérations, étaient interdits, un fait sanctionné par la Constitution de 1980 : « Les organisations syndicales et leurs dirigeants ne peuvent intervenir dans les activités des partis politiques. (…) La fonction de dirigeant syndical est incompatible avec l’appartenance à un parti politique ».

Il y a eu une persécution systématique du journalisme libre. Les journaux, magazines et stations de radio qui n’étaient pas de fervents partisans de la dictature ont été supprimés. En 1975, la série comique argentine Mafalda a été suspendue car elle était « tendancieuse et destructrice ». Le 28 janvier 1976, Radio Balmaceda, la seule station de radio libre restante, a été interdite. En mars 1977, des groupes armés ont mis le feu au chapiteau dans lequel se produisait le poète Nicanor Parra, lauréat du Prix national de littérature, et où était jouée sa pièce Hojas de Parra (Les feuilles de Parra), qualifiée de subversive par les membres du régime. Le 30 mars 1977, la Radio de la Costa, propriété de l’Église catholique, fut incendiée. Le 4 avril de la même année, la circulation des romans de Gabriel García Márquez et de Julio Cortázar a été interdite. Le 20 juin, la toute nouvelle revue Hoy a été fermée.

La censure a été renforcée contre les voix s’affirmant lors des marches de protestation. Des dirigeants connus de la Démocratie chrétienne tels que Renán Fuentealba et Jaime Castillo ont été expulsés du pays. Des prêtres, tels que Jarlan et Alsina, ont été assassinés et d’autres ont été persécutés pour avoir exprimé leur désapprobation du régime. Le quotidien Fortín Mapocho et les magazines Apsi, Cauce et Análisis ont été réprimés ; le rédacteur de ce dernier, Juan Pablo Cárdenas, a été emprisonné et poursuivi en justice. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (A suivre le 16 juin)

Notes

[10] Ricardo Krebbs, « Chile : 1973-1990 », in Nueva Historia de Chile, Instituto de la Pontificia Universidad Católica, Ed. Sig-Zag, Santiago, 1996, p. 561. Un manuel d’histoire qui avait la prétention de devenir un ouvrage conseillé par le ministère de l’Éducation en remplaçant le manuel très connu de Frías Valenzuela, et qui avait l’intention de transmettre la « version officielle » de notre histoire dans le système éducatif. Ses derniers chapitres ont pour but celui de justifier le coup d’État militaire et faire l’apologie du régime de Pinochet, une tâche qui ne correspond pas aux historiens.

[11] Ricardo García G. (sous la direction de), Economía y política durante el gobierno militar en Chile. 1973-1987, Ed. FCE, México, 1989.

[12] Tomás Moulián et Pilar Vergara, Estado, ideología y políticas económicas en Chile. 1973-1978, in Colección Estudios CIEPLAN, N° 3, Santiago, juin 1980.

[13] Patricio Meller, Los Chicago Boys y el modelo económico chileno. 1973-1983, apuntes CIEPLAN, N° 43, Santiago, janvier 1984.

[14] Déclarations d’Arnold Harberger, El Mercurio, édition internationale du 16 au 22 décembre 1974.

[15] A. Jasedric, Inflación y políticas de estabilización en Chile. Las experiencias de los setenta y ochenta, Apuntes CIEPLAN, N° 79, Santiago, septiembre de 1989. Et, du même auteur, Transformación productiva, crecimiento y competitividad internacional sobre la experiencia chilena, dans la revue Pensamiento Iberoamericano, N° 17, Madrid, 1990.

[16] Xabier Arrizabalo M., Milagro o quimera. La economía chilena durante la dictadura, Ed. Libros de La Catarata, Madrid, 1995, p. 147.

[17] Alejandro Foxley, Experimentos neoliberales en América Latina, Colección de Estudios CIEPLAN, N° 47, Santiago, mars 1982.

[18] Xabier Arrizabalo M., op. cit., p 148 et 149.

[19] Fernando Dahse, El poder de los grandes grupos económicos nacionales, Contribuciones FLACSO-Santiago, N° 18, juin 1983, p. 83.

[20] Luis Vitale, « Estado y economía de Chile bajo la dictadura militar », dans la revue Chile Vencerá, décembre 1985, publiée aux Etats-Unis par le Comité d’Unification de la Gauche Révolutionnaire chilienne.

[21] Revue Hoy, Debate económico, Santiago, 28-8-1979.

[22] Revue Qué Pasa, 3-7-1985.

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