Édition du 23 avril 2024

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Eloge du pessimisme culturel

Le pessimisme culturel a mauvaise presse. Le terme apparaît vers la fin du 19ème siècle pour désigner une attitude, un état d’esprit, une Stimmung de défiance. Ce pessimisme de gauche était-il exagéré ? Était-il paralysant, en inspirant la peur ? Ce pessimisme culturel de gauche est-il d’actualité aujourd’hui ? Préface du livre « Kafka, Welles, Benjamin. Éloge du pessimisme culturel »

Tiré du blogue de l’auteur.

Le pessimisme culturel ( Kulturpessimismus) a mauvaise presse.

Le terme apparaît vers la fin du 19ème siècle pour désigner une attitude, un état d’esprit, une Stimmung de défiance par rapport à la modernité, et de critique envers le capitalisme, le libéralisme et l’industrialisme, partagée par tout un courant de la culture allemande des années 1890-1933.

Peut-on le réduire à des manifestations nationalistes, racistes et anti-sémites préparant l’avènement du Troisième Reich ?

C’est la thèse soutenue, avec une grande érudition, par Fritz Stern en son ouvrage « classique », Le pessimisme culturel comme danger politique (1961) – c’est le titre de l’édition allemande - qui étudie les écrits de trois éminents représentants de la « révolution conservatrice » allemande : Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Moeller van der Bruck.

Ces trois auteurs sont certainement des nationalistes réactionnaires – et, en ce qui concerne les deux premiers, anti-sémites notoires - et leurs travaux ont sans doute, parmi d’autres, nourri l’idéologie national-socialiste. [1]

Mais sont-ils représentatifs de tout le courant pessimiste culturel ?

En fait le Kulturpessimismus, dont Friedrich Nietzsche est une des principales références philosophiques, est un style de pensée beaucoup plus ample, couvrant un large spectre politique et intellectuel de la Mitteleuropa.

Une des sensibilités les plus importantes est le pessimisme culturel résigné : il inclue des écrivains comme Thomas Mann, des sociologues comme Ferdinand Tönnies et Max Weber, ou des philosophes comme Oswald Spengler.

Il serait d’autant plus faux de l’identifier avec l’antisémitisme, qu’il existe, dans la culture germanique de cette époque, un pessimisme culturel juif , représenté, entre autres, par des écrivains comme Stefan Zweig et Joseph Roth.

S’il comporte un pôle conservateur ou réactionnaire, il n’existe pas moins en Europe centrale un pessimisme culturel de gauche - souvent représenté, il est vrai, par des penseurs juifs. Il suffit de mentionner Franz Kafka, Walter Benjamin, ou l’Ecole de Frankfort. On peut aussi trouver des équivalents dans d’autres cultures ou continents : Orson Welles pourrait être un exemple.

Il s’agit ici d’un pessimisme révolutionnaire qui n’a rien à voir avec la résignation fataliste, et encore moins avec la variante réactionnaire et pré-fasciste du pessimisme culturel, parce qu’il est inséparable d’idées libertaires. Sa préoccupation n’est pas le "déclin" des élites, ou de la nation, mais les menaces que fait peser sur l’humanité le progrès technique et économique promu par le capitalisme, ou la domination impersonnelle et meurtrière des appareils bureaucratiques.

Franz Kafka, Orson Welles et Walter Benjamin représentent trois variantes très différentes de ce pessimisme culturel de gauche.

Dans Der Prozess, le pessimiste Kafka, qui avait des sympathies anarchistes, met en évidence le pouvoir mortifère des « appareils » et l’incapacité des individus à résister, victimes de leur soumission volontaire. La conclusion du roman n’est pas moins, implicitement, un appel à la révolte.

Le film d’Orson Welles partage ce diagnostic, même s’il le formule dans un autre langage, et la conclusion qui semble suggérer une guerre atomique, est loin d’être optimiste.

Enfin, Walter Benjamin qui avait lu avec un attention infinie les écrits de Kafka, avait été frappé par « l’absence d’espoir » des accusés du Procès.

Sa variante du pessimisme culturel, comme nous verrons, se réclame à la fois du communisme et de l’anarchisme, et se propose, dans une perspective révolutionnaire, d’ « organiser le pessimisme », précisément pour éviter l’avènement du pessimum.

Ce pessimisme de gauche était-il exagéré ?

Était-il paralysant,en inspirant la peur ?

En ce qui concerne Kafka et Benjamin, il faut les considérer plutôt comme des « avertisseurs d’incendie », qui ont eu l’intuition, parfois avec une lucidité impressionnante, des catastrophes à venir.

Certes, ils n’ont pas pu prévoir Auschwitz ou Hiroshima : pour cela, ils n’étaient pas suffisamment pessimistes…

Ce pessimisme culturel de gauche est-il d’actualité aujourd’hui, à la lumière de la catastrophe écologique qui approche à grand pas, ou de la montée spectaculaire de gouvernements d’extrême droite, ou fascisants dans la planète ?

Ne faut-il pas,malgré tout,compenser le pessimisme de la raison par l’optimisme de la volonté,comme proposait Antonio Gramsci (citant Romain Rolland) ?

Aux lecteurs de tirer leurs conclusions…

Michael Löwy

[1] Fritz Stern, Kulturpessimismus als politische Gefahr, Eine Analyse nationaler Ideologie in Deutschland, Munnich, DTV, 1986.

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