Édition du 6 mai 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Le révisionnisme d'un certain pacifisme - À propos de la Crimée

Presse-toi à gauche ! (PTAG) publie le 38e numéro de Soutien à l’Ukraine résistante des Brigades éditoriales de solidarité. On y trouvera des textes produits par divers camarades ukrainien·nes, ainsi qu’un dossier consacré à la Crimée ; dossier particulièrement utile pour tout·e internationaliste, acquis·e au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qui s’inquiète du soutien improbable, apporté par des militants de gauche, au « plan de paix » imaginé par Donald Trump en avril 2025.

Pour rappel, le dit « plan de paix » consacre la loi du plus fort, notamment en reconnaissant la péninsule de Crimée, annexée de force par la Russie de Poutine en 2014, comme un territoire Russe [1].

Pourtant, il se trouve aujourd’hui au sein même des espaces militants, des discours portés au nom de la gauche, du pacifisme et de l’anticolonialisme qui voient dans cette concession une condition somme toute raisonnable. Après tout, la « paix internationale » pourrait bien valoir la peine de céder la Crimée et ses habitant·es au régime de Poutine ; d’ailleurs la Crimée a-t-elle jamais été « vraiment » Ukrainienne ? Et la paix ne serait-elle pas à portée de main si on parvenait à convaincre ce va-t-en-guerre de Zelensky, laquais de l’impérialisme de l’OTAN hier, de l’ l’UE aujourd’hui – puisque Trump a officialisé, on ne peut plus publiquement, son soutien à Poutine - d’abandonner sa «  prétention patriotique (…) de garder la Crimée ukrainienne » ? (nos italiques).

C’est l’expression mobilisée dans leur article du 25 avril dernier, par les Artistes pour la Paix (APLP). Et ces derniers, « sans vouloir vendre la peau de l’ours trop tôt », se déclarent tout de même « favorables à cette paix possible ». Si ce texte a retenu notre attention, c’est qu’il illustre une tendance de fond, bel et bien repérable dans la gauche au Québec comme ailleurs, et le développement concomitant d’un argumentaire qui se drape de vertu (eux, ils défendent la paix) mais qui procède de contre-vérités et de manipulations historiques tout en souffrant d’amnésies : exit de l’histoire le pacte germano-sovietique, les 1.7 millions d’ukrainien·nes de l’armée rouge qui sont mort·es au combat contre le nazisme, et les crimes russes contre les Tatars de Crimée. Suivant cet argumentaire "pacifiste", les Russes auraient (comme un seul homme) héroïquement résisté aux nazis alors que les Ukrainien·nes et les Tatars, tous aussi antisémites les uns que les autres, auraient (là encore comme un seul homme) collaboré avec l’occupant [2].

À contrecourant de cette relecture sélective de l’histoire, toute à la gloire de la puissance occupante russe, qui ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à la propagande de Poutine lui-même (Collectif d’historiens dans Le Monde, 5 mai 2025), on recommande donc vivement la lecture de ce dossier des Brigades éditoriales de solidarité, pour ne pas « oublier » que :

1. « Le peuple autochtone – les Tatars de Crimée – a été au cours des siècles la principale victime de l’impérialisme russe : ils ont été privés de leurs terres, dépossédés, soumis à un nettoyage ethnique et à l’oppression » (Voir le texte de Sophie Bouchet-Petersen dans ce numéro). En 1944 « en deux jours, toute la population tatare (200 000 personnes) [fut] déportée dans des conditions atroces » (ibid.) ; environ 45% d’entre elles et eux sont morts au cours du trajet ou à leur arrivée dans l’Est de la Russie soviétique (en Ouzbékistan pour la plupart). Certains historiens évoquent un génocide, tout comme les autorités Tatares d’ailleurs.

2. Lorsque le 18 mars 2014, comme le rapporte l’APLP et nous reprenons leurs termes ici « le président russe, Vladimir Poutine, signe avec les dirigeants de Crimée un accord historique sur le rattachement de cette péninsule à la Russie, deux jours après le référendum en Crimée qui a pleinement plébiscité cette option », la Crimée venait d’être conquise par les « petits hommes verts » armés jusqu’aux dents, annexée « au terme d’un référendum bidon que la communauté́ internationale ne reconnait pas » (Sophie Bouchet-Petersen dans ce dossier), qui n’a aucune légitimité en droit international, qui fut tenu dans le contexte d’une répression terrible des opposant·es en Crimée, et qui fut largement boycotté par les Tatars. À l’issue de quoi, le Majlis (Assemblée des Tatars) a été déclaré́ « organisation terroriste » et interdit.

3. Aujourd’hui même, « [D]e nombreux Tatars de Crimée réfléchissent sérieusement à la forme d’autodétermination qu’ils préfèrent et au statut juridique de la Crimée sur la base du cadre juridique international. De leur représentation politique au sein du gouvernement de Crimée à la protection du patrimoine culturel, il existe de nombreuses façons de réaliser l’autonomie ». En revanche, l’enrôlement de force, les disparitions, les meurtres, les viols, la torture, la russification forcée, voire le nettoyage ethnique, bref ce qui est décrit de l’occupation Russe, ne figure pas parmi les projets d’autodétermination envisagés par les Tatars, jusqu’ici, à tout le moins.

Certes, nombre d’ukrainien·nes n’ont pas plus de leçon à donner en matière de respect des droits des minorités et des autochtones, que nombre de Russes ou de Québécois·es par exemple, c’est notamment ce que montre le texte de Mariia Chynkarenko concernant la question de l’autodétermination des Tatars. Pour qui s’y intéresse vraiment, ce texte éclaire précisément la complexité des rapports coloniaux en Crimée. Certes, le révisionnisme historique n’est pas le propre de la propagande Russe, des historiens et des politiciens Ukrainien·nes sélectionnent eux aussi des évènements historiques pour légitimer la domination de l’Ukraine sur la Crimée et sur les Tatars en particulier…

Mais en quoi cela peut-il constituer un argument en faveur d’une Crimée russe lorsqu’on se dit internationaliste et donc anticolonialiste ?

Pour ne pas dire n’importe quoi, peut-être pourrions-nous, comme nous y invite Patrick Silberstein dans son introduction, revenir aux principes de base du droit international, du droit international humanitaire, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du droit des autochtones. Parmi ces principes, il y a bien entendu l’obligation de respecter l’intégrité territoriale des États, y compris, que cela plaise ou non aux pacifistes, celle de l’Ukraine, Crimée comprise. Il y a également l’interdiction des mobilisations forcées dans les territoires occupés (art.51 de la Conv. de Genève), le droit à des procès équitables, le droit à la liberté d’expression, de religion etc. autant de droits dont est privée une large partie de la population de la Crimée occupée, comme le montrent les textes de ce dossier (Halya Coynash et Crima SOS).

Et toujours pour éviter de dire n’importe quoi, peut-être pourrions nous revenir au principe de base de la solidarité internationale, lire et écouter ce que dénoncent et ce que revendiquent les premières et premiers concerné·es.

Bonne lecture.

Martin Gallié (texte révisé par Elsa Galerand)
5 mai 2025

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[1C’est un territoire de 27 000 km2, un peu plus grand que les Laurentides, peuplé d’environ 2,3 millions d’habitant·es dont en 2001, soit avant l’occupation Russe et selon Wikipédia, environ 60% de russes, 25% d’ukrainiens et de 13% de Tatars et « d’autres peuples indigènes, tels que les Karaïmes et les Krymtchaks ». Lors du référendum du 1er décembre 1991 sur l’indépendance de l’Ukraine, 54% de la population de Crimée à voté pour. Depuis lors précise Patrick Silberstein, Moscou a « activement remodelé la composition ethnique de la péninsule en y amenant près de un million de Russes et en forçant Ukrainiens et Tatars de Crimée – le peuple autochtone – à partir et en persécutant ceux qui restaient »

[2« Pendant la Seconde guerre mondiale, la ville de Sébastopol déclarée ville héroïne résiste aux Nazis allemands, contrairement aux Tatars et aux Ukrainiens qui se rendent coupables du pire pogrom antisémite à Babi Yar, relaté par le poète ukrainien Yevtouchenko, mis en musique par Shostakovitch dans sa treizième symphonie » (Artistes pour la paix, avril 2025).

Martin Gallié

Martin Gallié, Montréal, militant internationaliste, professeur à l’UQAM.

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