Demain, le nouveau gouvernement Carney devra défendre l’économie canadienne face aux effets des tarifs commerciaux imposés au pays, réaffirmer la souveraineté nationale et même protéger l’unité du territoire. La bourgeoisie canadienne, son gouvernement fédéral et ses gouvernements provinciaux seront sous pression de l’administration américaine, déterminée à assujettir le Canada à ses propres intérêts. Le mouvement syndical, les différents mouvements sociaux et la gauche politique – du moins ce qu’il en reste – devront œuvrer à construire leur unité, manifester une combativité forte et une autonomie politique vis-à-vis des choix des gouvernements de l’oligarchie canadienne afin de résister au projet trumpiste dans une logique de réelle émancipation sociale.
Dynamique électorale et positionnement des partis
Le Parti libéral du Canada (PLC) a fait élire 169 député·es, avec 43,73 % des suffrages. Il devra former un gouvernement minoritaire, n’ayant pas atteint les 172 sièges nécessaires à une majorité. Le Parti conservateur du Canada (PCC) a enregistré une progression significative, avec 143 élu·es et un bond en voix passant de 33,7 % en 2021 à plus de 40 % en 2024.
Le Nouveau Parti démocratique (NPD) a subi un effondrement, sa députation passant de 25 à 7 élu·es, lui faisant perdre son statut de parti reconnu. Une grande partie de son électorat traditionnel, inquiet des menaces de Trump et désireux d’empêcher une victoire conservatrice, a préféré voter pour le PLC.
Le Bloc québécois a reculé, obtenant 23 député·es. Le Parti vert n’a fait élire qu’un seul représentant, avec seulement 1,23 % des suffrages. Le Parti populaire du Canada (PPC), d’extrême droite, n’a récolté que 0,7 % des voix, soit six fois moins qu’en 2021.
Ces élections ont donc donné lieu à un gouvernement minoritaire, révélant une polarisation de l’électorat autour de deux grands partis néolibéraux, et une marginalisation des tiers partis. La gauche social-démocrate et écologiste voit sa représentation parlementaire et son appui populaire réduits à la portion congrue.
Le Parti conservateur porté par une démagogie populiste
Le PCC a défendu un programme ultralibéral, climatosceptique et militariste : baisses d’impôts pour les entreprises, privatisations, déréglementations dans l’exploitation du pétrole et du gaz, attaques contre les droits syndicaux. Il a combiné cette orientation à une démagogie populiste envers les classes laborieuses, se présentant comme le défenseur du pouvoir d’achat et de l’accès au logement.
Par une tournée d’usines et de lieux de travail, il a réussi à bâtir un appui significatif à son programme, en l’arrimant à la colère populaire. Un bloc conservateur s’est ainsi formé, allant des partisans du capital fossile à certains secteurs de la classe ouvrière.
Le mouvement syndical et les mouvements sociaux progressistes ont clairement perçu cette stratégie, mais ils y ont répondu non par une mobilisation unitaire et massive, mais par un appui au PLC et à son nouveau chef.
Face à l’offensive trumpiste, le PLC surfe sur le nationalisme canadien
La direction du PLC a rapidement compris que la montée du PCC dans les sondages traduisait un glissement significatif à droite de l’électorat. Elle a opéré un repositionnement en conséquence.
Dès son arrivée au pouvoir, Mark Carney a aboli la taxe carbone pour les usager·ères, court-circuitant ainsi le slogan « Axe the tax » de Pierre Poilievre. Durant la campagne, il a promis des baisses d’impôts et l’abandon de l’impôt sur les gains en capital introduit par Trudeau. Il a également soutenu des projets d’oléoducs, prôné une hausse de la production pétrolière, promis d’atteindre 2 % du PIB en dépenses militaires, renforcé la surveillance des frontières et restreint l’immigration.
Il a ainsi repris de nombreux éléments du programme conservateur, ce que le PCC a dénoncé comme un pillage de ses idées. Profitant du regain de nationalisme canadien, suscité par les propos de Trump sur l’annexion du Canada, Carney a vanté l’achat de produits locaux, l’indépendance énergétique et la diversification des marchés d’exportation.
Comme l’écrivait Romaric Godin dans Mediapart :
« Trouver de nouveaux débouchés pour les entreprises canadiennes risque, par ailleurs, d’être délicat. […] Le marché états-unien représentait en 2024 près de 75,9 % des exportations canadiennes et 62,2 % des importations. »
Le projet de diversification économique paraît donc irréaliste, d’autant que le Canada a depuis longtemps abandonné toute politique de nationalisme économique, notamment les orientations du rapport Watkins. Tous les gouvernements, depuis Mulroney, ont soutenu l’intégration continentale, concrétisée par l’ALENA, puis l’ACEUM. L’objectif du gouvernement Carney est ainsi un retour au statu quo ante, dans l’intérêt de la bourgeoisie canadienne. Mais toute négociation avec Trump impliquera des concessions unilatérales : expansion du capital fossile, hausse des dépenses militaires, durcissement migratoire, renvois de demandeur·euses d’asile, renforcement des frontières.
Le silence gêné du gouvernement face aux dérives autoritaires de Trump montre qu’il est prêt à composer avec Washington pour préserver une autonomie canadienne de façade.
Au Québec : recul du Bloc québécois et impasse du mouvement indépendantiste
Le Bloc québécois a connu un net recul. Centrant sa campagne sur la défense d’une société distincte, il n’a pas remis en cause le fédéralisme ni abordé la question de l’indépendance. Il a promis son soutien au PLC pour la première année et suggéré la création d’un ministère des Frontières, ce qui a provoqué l’ire du chef du Parti québécois.
La victoire du PLC au Québec renforce la légitimité du fédéralisme canadien et affaiblit le projet référendaire du PQ. Collaborer avec le PLC revient à renforcer le statu quo. Croire le contraire relève d’une naïveté politique.
Les fondements de la marginalisation de la gauche politique et sociale
La gauche a été affaiblie par l’appui prolongé du NPD au gouvernement libéral, par les manœuvres parlementaires, l’apathie syndicale et la fragmentation des mouvements sociaux.
Les syndicats, au Québec comme au Canada, n’ont pas mobilisé leurs membres contre les politiques conservatrices. Comme l’écrit Sid Ryan :« La voix de millions de syndiqué·es a honteusement manqué. Cela relève autant de la social-démocratie que du manque d’autonomie politique. »
Le NPD, devenu simple force d’appoint parlementaire, s’est coupé des luttes sociales réelles. Sa stratégie fondée sur des compromis a affaibli sa crédibilité. Son affaissement électoral s’explique aussi par son incapacité à défendre un programme de rupture dans l’action.
Les grandes centrales syndicales ont élaboré des plateformes revendicatives, mais se sont contentées de demander à leurs membres d’interpeller les candidat·es. Le virage à droite du PLC n’a pas été dénoncé. Le Congrès du travail du Canada a rapidement exprimé sa volonté de collaborer avec le gouvernement libéral, confirmant l’abandon de toute autonomie politique.
Le mouvement féministe a certes interpellé les partis, mais ses revendications ont été marginalisées. La mobilisation pour le droit à l’avortement s’est heurtée à la montée d’une droite pro-vie peu contestée.
Le mouvement de solidarité internationale a mené des campagnes, notamment pour la défense du peuple palestinien, sans obtenir d’écho significatif. Ni le PLC ni le PCC n’ont dénoncé la politique génocidaire d’Israël à Gaza.
Les mouvements sociaux sont restés dispersés, chacun agissant dans son domaine sans construire un front commun.
Les voies de la reconstruction de la gauche dans l’État canadien
Ces élections se sont déroulées dans un climat de nationalisme canadien accru. Au Québec, le Bloc a adopté un nationalisme compatible avec le fédéralisme. Ces deux formes de nationalisme supposent que les intérêts nationaux convergent avec ceux des capitalistes, au détriment de la solidarité entre peuples.
La gauche canadienne et québécoise ne pourra se reconstruire qu’en rompant avec ces nationalismes. Elle doit rassembler les classes populaires, les peuples autochtones et les groupes subalternes dans un projet de libération plurinational.
Ce projet doit être féministe, antiraciste, socialiste et décolonial. Il implique le rejet de toute alliance avec le PQ et de toute défense de l’État canadien tel qu’il est, c’est-à-dire fondé sur la négation de la réalité multinationale du territoire.
Une gauche de transformation sociale doit lier son action à un projet écosocialiste, soutenir l’autodétermination des peuples autochtones et québécois, et développer des solidarités avec les mouvements écologistes, féministes et populaires.
Elle doit œuvrer à bâtir un bloc social autour de la justice climatique, de la lutte contre le patriarcat, des réparations envers les peuples autochtones, de la création d’assemblées constituantes populaires, de la nationalisation des ressources et du démantèlement du complexe militaro-industriel canadien.
Les résultats des dernières élections montrent qu’il faut tout reconstruire à partir d’un véritable champ de ruines. Mais il est des combats qu’on ne peut esquiver.
Reprendre la route de la solidarité et mettre à jour nos perspectives
Les premiers constats
La construction d’un réseau militant pancanadien a toujours été laborieuse. Ce défi avait été décrit dans le texte « Le défi de lutter ensemble » d’Andrea Levy et André Frappier, publié dans le numéro 24 des NCS. En 2020, ce texte décrivait la situation politique dans l’État canadien et au Québec et ses défis. Force est de constater que l’arrivée de Trump et la montée du fascisme à nos portes ont modifié la situation. Nous devons regarder maintenant de quelle façon nous pouvons et devons lutter ensemble, et sur quelle base.
Le caractère impérialiste de l’État canadien est toujours bien réel, comme nous l’affirmions en 2020 :
« L’État canadien s’est construit contre les droits des peuples, par l’oppression des peuples autochtones que l’on a dépossédés de leurs territoires et de leurs droits ancestraux, et par l’oppression de la nation canadienne-française. Cet État s’est ensuite développé en instrument des sociétés industrielles et du capital financier, jouant de plus en plus un rôle impérialiste au niveau international en tant que partenaire junior de l’impérialisme américain. »
Une difficulté se posait, d’une part, par la compréhension de la lutte de libération nationale :
« Songer à une stratégie uniquement québécoise de changement de société, c’est ignorer la puissance des institutions financières et des corporations… Souvenons-nous du sort que la Banque centrale européenne a réservé à la Grèce (qui est pourtant un État souverain) il y a quelques années. »
Et, d’autre part, nous considérions la problématique des forces progressistes du Reste du Canada comme fragmentée et limitée à des perspectives régionales, tout en s’identifiant à l’État fédéral, comme le CTC le fait.
La montée de l’extrême droite et l’arrivée de Trump ont modifié cette situation. Le mantra est devenu « Sauvons le Canada », avec une posture à droite du Parti libéral qui reprend les politiques de Poilievre. Construire un mouvement de gauche pancanadien devient une nécessité incontournable, mais elle ne pourra se réaliser sans la compréhension, dans le ROC autant qu’au Québec, d’une perspective qui combinera la dynamique de la lutte de libération nationale au Québec, la lutte des Autochtones pour leurs droits ancestraux et la lutte pour une société égalitaire. L’unité de la gauche pancanadienne ne pourra exister si elle tombe dans l’appui aux dominants canadiens en pensant faire barrage à Trump.
Cette absence de perspective a laissé tout le terrain au néolibéralisme et à la droite. Il est urgent de reprendre une perspective unitaire, ouvrière et populaire, au niveau pancanadien. Nous devons nous y consacrer maintenant !
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