Édition du 23 avril 2024

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La révolution arabe

Impressions sur la Libye nouvelle

Jamal Jaber, militant libanais, revient de Benghazi qu’il a visité spécialement pour Inprecor. Son témoignage a été traduit de l’arabe par Françoise Clément.

Du Caire à Benghazi

J’étais d’autant plus curieux de découvrir les changements politiques et sociaux en Libye après la révolution du 17 février, que j’y avais déjà passé quelques mois en 1996. Je m’y suis rendu au mois de juin en passant cette fois-ci par une Egypte elle-même en ébullition après avoir gagné la première manche de sa propre révolution, dite du 25 janvier.

Des opposants libyens, rencontrés au Caire, ont facilité mon entrée dans le pays. Après 1300 km et 15 heures de voiture, nous sommes arrivés à Benghazi, capitale de l’insurrection libyenne, après avoir traversé une "frontière" qui semble complètement artificielle tant les habitants des deux côtés sont proches par leurs coutumes, traditions religieuses, liens de parenté et liens de mariage.

Destructions et désorganisation économique

Les magasins de Benghazi et les marchés dans la zone Est sous contrôle du Conseil national de transition ont retrouvé une activité presque normale. Les besoins de base sont couverts par des camions qui arrivent quotidiennement d’Égypte. Par contre, les services publics sont désorganisés depuis le départ des immigrés – dont près de 500 000 Égyptiens.

Malgré les efforts des ONGs pour les remplacer, les tas d’ordures s’amoncellent au coin des rues de Benghazi. Les bâtiments publics détruits et les traces d’incendies témoignent des combats qui ont opposé les troupes du pouvoir aux manifestants, particulièrement autour du QG de Kadhafi et des logements luxueux des notables du régime. Des insurgés ont insisté pour me montrer les prisons où de nombreux opposants ont été torturés, et me rappeler le nombre d’insurgés tombés pour contrôler ces positions.

Bouillonnement de la vie associative

J’ai été invité aussi à participer aux activités de plusieurs associations, dont la multiplication à Benghazi depuis le soulèvement a été rendue possible par le changement très rapide tant du régime que de la société. En comparaison de ma précédente visite, les gens s’épanchent aujourd’hui d’autant plus facilement qu’ils ont été privés de liberté et de moyens d’expression par une dictature où la délation et la corruption étaient généralisées. Les associations sociales et sanitaires, qui exercent des fonctions à la fois caritatives et politiques, constituent les embryons de futures organisations politiques comme ne s’en cachent pas leurs animateurs.

C’est ce qui ressort de la demande adressée par le journal Al-Chabab (« Les jeunes ») au président du Conseil national de transition de "contrôler la multiplication des associations caritatives et leur instrumentalisation". Selon Ezz-el-Din Al-Charif, président du Réseau de l’alliance nationale, qui intervient dans les domaines de la santé, des services sociaux et de la culture, et dont l’un des centres avait été détruit par des éléments armés se revendiquant du pouvoir révolutionnaire, l’anarchie post-insurrectionnelle favorise le développement d’associations rivales se revendiquant toutes de la révolution, et dont la réglementation devient nécessaire.

L’expression politique sur la place de la Liberté

La place de la Liberté (place du Tribunal avant le 17 février) est devenue le forum où s’expriment les différentes opinions politiques et sociales. Après cinq heures du soir, les gens s’y retrouvent pour regarder sur écran géant la chaîne de télévision Al-Jazeera, pendant que se succèdent sur la grande scène des intervenants de tous âges offrant au public chants, poèmes et discours, politiques ou religieux. De grandes banderoles rappellent la détermination des insurgés à libérer toute la Libye et leur refus de la partition du pays ("non au tribalisme" ; "ni [région] orientale, ni occidentale, ni tribale – nationale, nationale" ; "Tripoli libre"), tandis que des graffitis louent l’insurrection et les martyrs.

Deux posters du Che et de Bob Marley ornant le kiosque de deux jeunes vendeurs de cigarettes témoignent des inspirations multiples de la révolution des jeunes. Paradoxalement, les drapeaux des Etats-Unis et des pays de l’Union européenne sont là aussi pour rappeler que la liberté du peuple libyen dépend en grande partie du soutien de ces gouvernements, alors que les mêmes n’ont soutenu les soulèvements populaires ni en Tunisie, ni en Égypte, ni dans les autres Etats dictatoriaux de la région. Parmi les stands des différents organisations, on remarque celui de l’Association de fraternité palestino-libyenne, décoré des portraits des 108 victimes de l’attaque par l’aviation israélienne d’un Boeing de la Libyan Arab Airlines le 21 février 1973.

Ailleurs sur la même place, on trouve une grande banderole proclamant : "Palestine et Libye : révolution pour la nation arabe", ainsi que de nombreuses banderoles représentant la tête de Kadhafi placée entre une étoile de David, symbolisant Israël, et une croix gammée représentant le nazisme. Alors que sous Kadhafi, la presse autorisée se limitait à celle du pouvoir, l’existence à Benghazi aujourd’hui de plus de 65 titres de journaux d’opinion, quotidiens, hebdomadaires ou mensuels, constitue une des principales réalisations de la révolution. Ces publications sont offertes à la vente sur la place centrale, étalées par les vendeurs à même le sol.

Le rôle des jeunes

En Libye, comme dans les autres soulèvements démocratiques arabes, les jeunes jouent un rôle de premier plan. Ce sont eux qui ont déclenché les premières manifestations pacifistes contre le régime de Kadhafi, dans lesquelles se sont illustrés les étudiants de Benghazi au côté des avocats et des militants des droits humains. Sur la place de la Liberté, de nombreuses et diverses associations de jeunes distribuent leurs tracts et vendent leurs publications, ce qui m’a considérablement surpris pour avoir connu la Libye sous l’ancien régime. D’autres jeunes font valoir leurs dons musicaux, poétiques ou artistiques. J’ai rencontré parmi eux le chanteur et poète Farès Saber, qui avait refusé sous Kadhafi une offre de la radio libyenne assortie de l’exigence de faire l’éloge du dictateur.

Il a fondé un groupe de rap qui critique dans ses chansons la situation libyenne et exprime ses espoirs pour l’avenir. Un des membres du groupe ainsi que le frère de Farès sont tombés au front dans le combat contre la dictature. Avec un taux de chômage de plus de 25% et de faibles revenus (un jeune m’a assuré qu’il devait entretenir sa famille avec un revenu de 300 dollars par mois en moyenne), les jeunes avaient le plus de raisons de se révolter et constituent de ce fait la majorité des combattants de l’insurrection.

Le rôle et les droits des Femmes

L’autre nouveauté frappante est la participation des femmes aux activités publiques, en dépit du caractère musulman conservateur de la société libyenne qui se manifeste, par exemple, par la ségrégation de la place de la Liberté en une section pour les hommes et une autre plus réduite pour les femmes, les deux étant séparées par des barrières dérisoires.

On peut constater une montée des revendications exigeant l’émancipation des femmes, leur participation à la vie politique et l’égalité des droits et devoirs entre sexes. Dans un article lu dans le quotidien Libya Hurriya (« La Libye libre ») et intitulé "Devoirs et droits de la femme libyenne dans la révolution", la journaliste Rabi’a El Ghouil dénonce ceux qui invoquent la religion pour imposer leur pouvoir masculin et restreindre le rôle des femmes à certaines activités, en soulignant que l’éducation et l’apprentissage des filles sont la seule garantie pour leur avenir. L’auteure rappelle que la participation politique, économique et sociale des femmes dans la nouvelle Libye est indispensable et qu’écarter cette participation équivaut à réduire de moitié le potentiel du mouvement de libération.

L’épuration des cadres de l’ancien régime

La radicalisation des soulèvements en Egypte et en Tunisie n’a pas fini d’agir sur celui de la Libye. Cinq mois après le début de l’insurrection libyenne, Muftah Abdel-Hadi Al-Tayri, écrivant dans le journal Al-Chabab, souligne l’importance du programme économique, social et politique et affirme que « cette bataille devra être menée tôt ou tard », de même que la bataille visant à se débarrasser « des anciens dirigeants de l’appareil administratif, et à les remplacer ».

L’intervention militaire étrangère

La plupart des insurgés que j’ai interrogés, et notamment les jeunes, continuaient à compter sur l’intervention de l’OTAN pour éliminer ce qui reste du régime de Kadhafi et étendre l’autorité du Conseil national de transition sur l’ensemble du territoire libyen. Lorsque je leur faisais remarquer qu’il s’agit là d’un pari dangereux, ils me répondaient généralement qu’il ne s’agit que d’une convergence d’intérêts à court terme, et qu’en contrepartie de cette aide, ils n’accorderont pas plus d’avantages aux pays occidentaux dans les contrats d’hydrocarbures que ce que Kadhafi leur avait déjà accordé. Cela fait planer un grand point d’interrogation sur l’avenir politique de la Libye, qui en tout état de cause dépend certainement de l’évolution de la situation dans l’ensemble de la région.

Jamal Jaber

militant libanais

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