Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Iran : Les travailleurs du pétrole se joignent aux protestations. De petites fissures s’ouvrent dans les hautes sphères de la théocratie

Les manifestations en Iran ne font pas tellement la une de l’actualité ces jours-ci, mais – malgré la répression, l’exécution de quatre manifestants et la mort de centaines de personnes, ainsi que les terribles lésions infligées [voir article publié sur À l’encontre le 10 décembre 2022] – la semaine dernière, des milliers de travailleurs du pétrole ont organisé des mobilisations réussies dans presque toutes les raffineries, les usines pétrochimiques et les services associés à la compagnie pétrolière nationale.

Tiré d’À l’encontre.

Les politiques de privatisation implacables de la République islamique ont inévitablement réduit la force politique des travailleurs du pétrole. A l’heure actuelle, nous ne pouvons pas envisager une répétition du type de grève qui a contribué à faire tomber le shah en 1979. Toutefois, le fait que les salariés permanents [et non pas seulement les salariés de la sous-traitance] de la compagnie pétrolière aient réussi à coordonner une grève nationale à un moment où le régime arrête les militants syndicaux et limite l’accès à Internet, signifie que la grève a été un succès substantiel. Elle est un signe que les souvenirs historiques restent une force puissante parmi la nouvelle génération de travailleurs du pétrole.

Déclaration

Le texte ci-dessous est un extrait de la déclaration des salariés du secteur pétrolier :

  • « Que disons-nous, nous, les travailleurs du pétrole d’Iran ?
  • Nous, les travailleurs du pétrole, avons abordé la grave situation actuelle dans notre déclaration du 21 janvier. Dans cette déclaration, nous avons souligné nos demandes de liberté de protestation, de rassemblement, de grève, de manifestation et de liberté d’organiser des partis politiques.
  • Nous avons exigé la fin de l’oppression, de l’humiliation et de la discrimination à l’égard des femmes.
  • Nous avons souligné la nécessité de l’égalité des droits pour tous les citoyens et citoyennes du pays, sans distinction de croyance, de religion, d’ethnie [Kurdes, Baloutches, etc.], de sexe, et l’élimination de toute discrimination et inégalité dans la société.
  • Nous avons déclaré qu’il fallait mettre fin aux attaques des forces de sécurité et que personne ne devait être emprisonné en raison de ses opinions.
  • Nous demandons la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes arrêtées et l’abolition de la peine de mort. Nous pensons que les pendaisons, les exécutions relèvent d’un crime d’Etat.
  • Aujourd’hui, en réponse au tapage de la campagne de « défense politique » [une référence à la proposition de Reza Pahlavi, le fils de l’ex-shah, d’être reconnu comme le « défenseur » du peuple iranien, représentant tout le monde dans les discussions avec les « puissances internationales » !], nous insistons pour exprimer nos revendications encore plus fortement et fermement. Une fois de plus, nous annonçons haut et fort que nous ferons taire ceux qui veulent marginaliser les voix, les appels de nos travailleurs et du peuple.
  • Les détenteurs d’un pouvoir de décision sont l’ensemble des travailleurs et nous, c’est-à-dire le peuple. Nous renvoyons chacun et chacune au sixième paragraphe de notre déclaration du 21 décembre et affirmons :
  • “Nous n’acceptons aucun pouvoir se proclamant au-dessus de nos têtes, ni dans le travail ni dans la vie. Notre volonté est de mettre en place des conseils de travailleurs et une gestion collective de la société. Déclarer ces revendications minimales est le premier pas pour concrétiser la volonté collective de notre peuple de s’unir et de façonner notre destin et notre avenir.”
  • Travailleurs ! La situation est grave. Unité, unité !
  • Nous mettons toujours l’accent sur les grèves nationales. »

Dans l’ensemble, nous pourrions indiquer qu’il y a une sorte d’impasse en Iran : ceux qui gouvernent ne peuvent pas continuer à le faire à l’ancienne : il n’y a aucun moyen pour eux de retrouver l’autorité qu’ils avaient avant la vague actuelle de protestations. Cependant, les manifestant·e·s ne sont pas en mesure de renverser le gouvernement et, bien qu’en matière de répression, nous n’assistions pas à un conflit ouvert entre les fantassins et leurs commandants, des fissures dans les plus hauts rangs du clergé chiite sont révélatrices du type de crise auquel le régime s’affronte.

Certaines des disputes entre eux concernent l’exécution de manifestants accusés de moharebeh (« guerre contre Dieu ») et le débat oppose des religieux de très haut rang.

Le droit pénal iranien est fondé sur la jurisprudence chiite. En théorie, un juge devrait être un mojtahed – quelqu’un qui donne une interprétation faisant autorité selon la doctrine islamique. Cependant, il n’y a pas assez de mojtaheds et le système fait donc souvent appel à des juges civils. L’une des critiques exprimées par les ayatollahs de haut rang est que les récentes condamnations à mort de manifestants ont été prononcées par des juges non-mojtahed, qui ne sont ni suffisamment qualifiés pour rendre des décisions ni indépendants dans leurs opinions juridiques. Parmi les critiques figurent d’éminents religieux tels que l’ayatollah Mostafa Mohaqeq Damad, qui a dirigé le département de droit de l’Université Shahid Beheshti à Téhéran. Il a appelé à un examen plus approfondi avant que de telles peines ne soient prononcées, mettant en garde ses collègues religieux : « L’histoire n’oubliera jamais les erreurs et la désinvolture au regard du sang et des punitions illégitimes. »

Après l’exécution de Mohsen Shekari, un manifestant de 22 ans, le 8 décembre 2022, l’ayatollah Mohammad Ali Ayazi – un haut membre du clergé chiite de la ville sainte de Qom – a déclaré lors d’un entretien :

« Il existe une définition claire du moharebeh dans la jurisprudence [islamique]. Ce crime consiste à utiliser une arme dans l’intention de terrifier le peuple et de faire la guerre à Dieu et au prophète Mahomet… Lorsque quelqu’un a le droit de protester contre le statu quo et que la police tente d’entraver la manifestation, nous ne pouvons pas parler d’un acte de moharebeh. »

Les « réformistes »

Ali Ayazi est allé plus loin, laissant entendre que ces exécutions pourraient exemplifier la notion jurisprudentielle d’ikhafa – une tentative de créer un sentiment d’insécurité parmi le public. L’ayatollah Morteza Moqtadaie – membre de l’Assemblée des experts, qui a le pouvoir de nommer le Guide suprême de l’Iran – a publié un commentaire selon lequel un auteur de moharebeh est quelqu’un qui manifeste des intentions de préparation à la guerre. En outre, il a affirmé que tous ces accusés ne peuvent pas être condamnés à mort, estimant que seuls ceux qui ont commis un meurtre doivent être exécutés.

Fin décembre 2022, Hossein Ansari Rad, un ancien juge « réformateur », a publié une lettre ouverte adressée au Guide suprême, dans laquelle il critiquait son régime. Il a déclaré : « La République islamique a échoué dans tous les aspects économiques, politiques, sociaux et culturels » et a averti qu’« une grande explosion se produira » si le gouvernement continue à ignorer les revendications des manifestant·e·s.

Un autre critique important est l’ayatollah Abdullah Javadi Amoli – une figure importante, car il est un marja-e taqlid, ce qui signifie « source à suivre » ou « référence religieuse ». Dans l’islam chiite, seuls les plus hauts rangs de la théocratie obtiennent un tel titre. Pour la énième fois ces dernières semaines, Javadi Amoli a critiqué les agissements des « fonctionnaires incompétents » et a averti que « tant que les fonctionnaires seront incapables et qu’il y aura des détournements de fonds astronomiques dans la société, l’échec sera certain ».

Les propos de ce religieux modéré de 89 ans sont devenus plus directs ces derniers mois que les années précédentes. Javadi Amoli parle souvent de la terrible situation économique du pays et des conditions de vie de la plupart des Iraniens et Iranienens. Il a souvent déclaré lors de réunions officielles : « Si le peuple n’est pas sur la scène, l’échec est certain » (les dirigeants actuels de l’Iran font référence au soutien populaire à leur pouvoir comme à la « présence du peuple sur la scène politique »).

Sa critique est significative, car les médias iraniens le présentent habituellement avec des définitions telles que « philosophe », « d’autorité », « mystique », « professeur de morale », ainsi que « membre de l’assemblée du séminaire de Qom » (une importante association de religieux chiites).

Bien qu’il ne soit pas à la hauteur d’autorités telles que Hossein Vahid Khorasani et Musa Shabiri Zanjani, qui comptent parmi les personnalités islamiques les plus érudites, il occupe une position importante parmi les religieux de Qom et est souvent cité par les médias officiels iraniens.

Javadi Amoli était l’un des étudiants de l’ayatollah Khomeini, ce qui lui a valu de devenir membre du Conseil judiciaire suprême en 1979 (nommé sur décret de Khomeini) et de jouer un rôle important dans la rédaction des projets de loi judiciaires. Il est également connu pour être un fervent partisan du concept de Velayat al-Faqih (direction suprême du plus haut clerc). Malgré ses critiques acerbes de la situation économique et politique du pays, il soutient toujours l’actuel Guide suprême Ali Khamenei. Toutefois, ces derniers jours, il a été entendu répétant l’affirmation selon laquelle « avoir un bon dirigeant n’est qu’un aspect de la question » et donnant l’exemple du « premier imam des chiites ». En d’autres termes, il ne rejette pas la responsabilité des problèmes actuels sur le seul Khamenei, mais remet plutôt en question l’ensemble du leadership politique.

Article publié par Weekly Worker, 26 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre.

Yassamine Mather

Yassamine Mather, militante de longue date contre le régime théocratique d’Iran, est corédactrice de la revue Critique initiée par le marxiste-révolutionnaire d’origine sud-africaine Hillel Ticktin et publiée par Taylor and Francis. Elle est spécialisée dans le domaine de l’informatique (computing) et travaille à ce propos dans le cadre d’Antony College ; elle est associée aux travaux du Middle East Center de l’Université d’Oxford.

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