Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Islamophobie

La France insoumise et l’islamophobie : entre imposture étymologique et aveuglement idéologique, une faute politique ?

L’Unesco, le Conseil de l’Europe, l’Observatoire de la laïcité, le Larousse, le petit Robert, le Collectif contre l’islamophobie en France, la Commission consultative des droits de l’homme, et j’en passe, donnent tous la même définition de l’islamophobie. Mais au sein de la France insoumise (FI), certaines personnes dirigeantes et idéologues ont décidé qu’il en était autrement.

Crédit photo : Sartorius sur Twitter (@Tsarorius)

S’appuyant sur une analyse partielle (partiale ?) de l’histoire de ce mot, le courant laïciste des insoumis·e·s révèle ici sa mauvaise foi, son aveuglement idéologique et sa colonialité. Au risque d’une rupture bien méritée entre une composante de la gauche radicale prise de surdité, et une partie des concitoyen·ne·s des quartiers qui les ont élu·e·s, et dont ils/elles se prétendent les porte-voix. Explications.

De quoi l’islamophobie est-elle le nom ?

Dans son excellent rapport sur l’islamophobie au travail [1], le congrès du travail du Canada indique que « l’islamophobie englobe non seulement la peur ou la haine irrationnelle des musulmans mais aussi « les stéréotypes, les préjugés, la peur et les actes d’hostilité dirigés contre des personnes musulmanes précises ou les adhérents à l’islam en général ». Pour faire court comme le Larousse, l’islamophobie c’est l’« hostilité envers l’islam, les musulmans ».

Le terme islamophobie est apparu pour la première fois dans la thèse d’Alain Quellien en 1910 [2], désignant :

Un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. En lisant, entre autres «  classiques  » de la littérature coloniale, les œuvres de Joseph du Sorbiers de la Tourasse ou du Dr Oskar Lenz, il ne pouvait que constater que «  pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, [que] l’islamisme est la négation de la civilisation [et que] la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans  ». C’est cette attitude qu’il dénommait «  islamophobie  ».

Force est de constater que son étymologie et son usage n’a pas évolué considérablement depuis son invention : s’il s’agissait à l’origine de désigner un racisme culturel d’origine coloniale, il s’agit aujourd’hui de désigner un racisme culturel postcolonial. Bref, du racisme (= essentialisation -> généralisation -> hiérarchisation).

Ainsi, quand des femmes portent le foulard islamique, qu’il s’agisse d’une caucasienne convertie à l’islam ou d’une maghrébine qui ne met jamais les pieds dans une mosquée, elles sont racialisées de la même manière, subissent la même islamophobie. Car tous les racismes fonctionnent de la même manière, qu’ils soient négrophobe, rromophobe, sinophobe, antisémite ou islamophobe : ils s’articulent avant tout sur une essentialisation, qu’elle soit biologique ou culturelle. Or toute essentialisation, biologique ou culturelle, est raciste. Point barre. Et la rhétorique n’y changera rien !

Alors pourquoi une partie de la gauche soit disant antiraciste cherche à dénaturer le sens d’islamophobie en tentant de la réduire à une simple critique de la religion islamique ? Car comme le souligne à juste titre Sonya Faure [3] :

Le mot « antisémitisme », qui entretenait la confusion entre la « race juive » et le judaïsme, était lui aussi ambigu, ce qui n’a pas empêché qu’il s’impose […]. « La notion d’islamophobie est imparfaite et instrumentalisable, mais nécessaire. Mettre un mot sur une réalité sociale permet de faire reconnaître son existence ».

Les circonvolutions rhétoriques de la FI ont été bien déconstruites par le militant actupien historique Jérôme Martin [4], et sont pleinement disqualifiées (je vous laisse le soin de le lire). Mais allons plus loin.

Double instrumentalisation intégriste : les idiot·e·s utiles sont du pain béni des un·e·s pour les autres…

La critique de la religion a un nom : l’anticléricalisme. Son étymologie, contrairement au terme islamophobie, a évolué au fil du temps, pour désigner un « ensemble d’idées, d’attitudes ou de tendances par lesquelles se marque l’hostilité au clergé ou tout au moins à son intervention dans le domaine temporel » (Larousse). Pour faire simple, l’anticléricalisme moderne c’est la critique de la religion, comme dogme et comme système de domination. L’anticléricalisme s’applique parfaitement bien à toutes les religions en général, et à l’islam politique en particulier ; et les laïcistes en font un usage particulièrement extensif quand il s’agit des intégristes islamistes.

Ces derniers n’étant pas stupides, ils ont très vite compris le potentiel instrumental du terme islamophobie pour faire taire toute critique politique de leur idéologie totalitaire. Stigmatiser l’anticléricalisme comme de l’islamophobie est particulièrement habile pour tenter de faire taire toute critique de l’islamisme. Il faut dire qu’en face, ils ont eu un adversaire idéal : les laïcistes ou intégristes de la laïcité. En effet, au lieu d’affirmer leurs critiques légitimes de l’usage de la religion à des fins politiques, ces dernier·e·s instrumentalisent la laïcité pour élargir la sécularisation du champ politique et institutionnel, aux individus et à l’espace public. C’est là leur véritable objectif : l’antithéisme. L’anticléricalisme et la dénonciation du « délit de blasphème » ne sont que des prétextes. Pour ce faire, ils/elles font courir depuis des années le mensonge selon lequel le terme islamophobie serait une invention islamiste, plus précisément des mollahs iraniens [2].

Ainsi après le 11 septembre 2001 et l’explosion de l’islamophobie occidentale, les laïcistes se sont imaginé·e·s que l’on pouvait combattre une instrumentalisation politico-religieuse par une instrumentalisation politico-laïque : celle du foulard islamique… qui n’a depuis de cesse de s’élargir (burkini, hidjab sportif, barbe, jupe longue, mamans voilées, etc. [5]). Ils/elles se sont engouffré·e·s dans l’instrumentalisation de l’instrumentalisation du voile par les intégristes islamistes. De ce fait, la frontière entre critique de l’islam et stigmatisation/discriminations des personnes musulmanes est devenue de plus en plus floue. Les amalgames de plus en plus communs. Et la réduction au seul prosélytisme, du polysémique, multidimensionnel et intertextuel foulard islamique, s’est imposée dans une grande partie du débat public. Les sociétés occidentales sont définitivement devenues islamophobes : contre l’islam ET contre les personnes [de culture] musulmanes (ou perçues comme telles) [6].

Malheureusement, une partie de la France insoumise ne l’a toujours pas compris. Elle est totalement passée à côté de la reformulation du racisme contre l’« Arabe » via « l’islamisation des regards » sociétaux sur les personnes racialisées [7]. Elle est absolument passée à côté de l’islamophobie. Quel gâchis.

Contre la normalisation de l’islamophobie gauchiste : décoloniser la France insoumise…

Il y a la FI comme dans bon nombre de mouvements de gauche critique deux approches de la laïcité. (1) La « nouvelle laïcité », séparatiste, autoritaire, de fois civique et anticléricale, portée par les députés Mélenchon, Quatennens ou Corbières. (2) La laïcité inclusive, de reconnaissance, que je qualifierai d’interculturelle, portée par les députées Obono et Autain.

(1) La première s’appuie sur la vielle tradition laïcarde de la gauche républicaine française. Elle est devenue hégémonique en France dans les années 2000, à un point tel que droite et extrême-droite l’instrumentalisent à leur tour pour justifier leur islamophobie tout en gardant leurs liens idéologiques et organiques avec l’intégrisme catholique. Cette nouvelle laïcité, que le grand historien de la laïcité Jean Beauberot qualifie de « falsifiée » [8], a été réifiée par le rapport Stasi de 2003 [9]. Or, ô surprise, le philosophe insoumis à l’origine de la polémique dont il est ici question [10], n’est autre qu’Henri Peña Ruiz, co-auteur du rapport Stasi, et donc idéologue par excellence de la nouvelle laïcité.

Cette laïcité de combat qui fut utile et légitime en son temps est devenue aujourd’hui intransigeante et incapable de comprendre et de s’adapter à nos sociétés polyculturelles [11], inapte à prendre en compte la colonialité qui la sous-tend. Le chef insoumis autoproclamé argumentant même que la liberté de conscience [religieuse] devrait être confinée à la sphère privée. Il s’agit là d’une conception tout à fait moribonde de la liberté de conscience. En effet, à quoi sert la liberté de conscience, et la liberté tout court, si on ne peut pas en jouir en public, si elle n’est pas accompagnée de la liberté d’expression [de sa liberté de conscience] ? Il n’y a pas de liberté si elle n’est que praticable en privé. Cela est d’ailleurs aux antipodes de l’esprit de la loi française de 1905 sur la laïcité de l’État dont il ne cesse de se réclamer (« toute la loi de 1905, rien que la loi de 1905 »), et qui garantit la liberté de conscience certes, mais de son expression [publique] aussi !

(2) La deuxième approche est celle qui a été finalement choisie par Québec solidaire qui s’est enfin décoloniser du laïcisme français [12], et dont l’application concrète se trouverait résumée dans une tribune du camarade Vladimir de Thézier parue il y a quelques temps, et notamment cosignée par de nombreuses personnes militant à QS [13]. Cette approche s’articule, en plus de l’intersectionnalité, sur la pensée décoloniale, que les laïcistes français tentent de réduire là-bas au seul mouvement « indigéniste », représenté par le Parti des indigènes de la République (PIR). Or, le mouvement décolonial, représenté à QS par le Collectif antiraciste décolonial [14], est pluriel. Nombre de ses partisan·e·s dont je suis sont tout à fait critiques des dérives culturalistes/racialistes du PIR, qui par un processus de contre-essentialisation, embrasse l’antisémitisme et l’homophobie [15].

Ni Le Pen, ni le PIR

Alors plutôt que d’affronter les procès en laïcité falsifiée et d’interroger la rationalité eurocentrique de l’antiracisme de ses laïcistes [16], notamment concernant l’islamophobie, la FI préfère faire la leçon aux personnes concernées dans leurs chairs par ce racisme, qui sont bien évidemment scandalisées. Quel cadeau en or pour celles et ceux qui cherchent tant bien que mal à dessiner des convergences entre l’extrême-droite et la FI ! Quelle aubaine pour le PIR dont la FI avait réussi à capter une partie de l’auditoire…

En guise de justification, sa porte-parole Danielle Simonnet nous gratifie même d’une pitoyable note de blogue [17]. Elle tente de stigmatiser les adversaires du Printemps républicain qui pourtant portent la même conception de la laïcité que ses camarades laïcistes. Tout en nous rappelant au passage, à juste titre, qu’antisionisme (Larousse : « Hostilité à l’existence ou à l’extension de l’État d’Israël ») ne vaut pas antisémitisme (Larousse : « Doctrine ou attitude systématique de ceux qui sont hostiles aux juifs et proposent contre eux des mesures discriminatoires »). Soit. Mais alors, la critique du religieux à un nom, je l’ai expliqué plus haut : l’anticléricalisme. Pour quelles raisons (inavouables ?) l’islam aurait-il un terme spécifique ? Pour nous détourner des dérives racistes d’un anticléricalisme transmué en islamophobie justement ? Dirait-on aujourd’hui à propos de l’antisémitisme qu’il s’agit d’un terme mal choisi puisque ce ne sont pas toutes les personnes sémites qui sont juives ?

Quelle honte : (re)définir les oppressions racistes à la place des personnes premières concernées, c’est au mieux un privilège blanc, au pire du (néo)colonialisme, en tout cas une méthodologie antiraciste pour le moins douteuse... Un peu comme quand des blancs nous expliquent que le blackface c’est pas raciste, que des personnes cisgenres tracent les contours de la transphobie, ou que des hommes débattent de la misogynie. Alors même que les analogies entre la genèse de l’antisémitisme et de l’islamophobie sont de plus en plus discutées et démontrées [18] et qu’on taxe la FI d’antisémite à cause de ses positions critiques sur Israël, on reste consterné (d’autant plus lorsque l’on est un·e fidèle partisan·ne). La FI silencie ainsi les contre publics minoritaires [19] qu’elle prétend représenter, et alourdi la charge raciale [20] de ses concitoyen·ne·s et militant·e·s racialisé·e·s, particulièrement [de culture] musulman·e·s (ou perçu·e·s comme tel·le·s). S’agit-il là d’une faute politique ? Je le crois, si comme moi, ces dernièr·e·s ne voteront plus pour la FI tant qu’elle ne se sera pas mieux décolonisée et continuera à se vautrer dans la désinvolture d’exégèses alambiquées par pur aveuglement idéologique.

En tout cas, l’avenir électoral nous le dira…

Sébastien Barraud

Notes

[1] L’islamophobie au travail : défis et occasions : http://documents.clc-ctc.ca/human-rights-and-equality/islamophobia/IslamophobiaAtWork-Report-2019-03-20-FR.pdf

[2] Il faut absolument lire cet article : https://tempspresents.com/2019/06/19/histoire-et-mythe-conspirationniste-du-mot-islamophobie

[3] https://www.liberation.fr/debats/2016/04/21/islamophobie-le-nouveau-point-godwin_1447732

[4] Voir https://blogs.mediapart.fr/edition/ecole-et-laicite/article/290819/le-mot-islamophobie-est-clair-et-designe-une-forme-de-racisme et https://blogs.mediapart.fr/merome-jardin/blog/290819/les-incoherences-de-pena-ruiz-font-le-jeu-du-racisme-et-de-lhomophobie /

[5] L’islamophobie en France, une offensive raciste : http://www.contretemps.eu/islamophobie-offensive-raciste/

[6] Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » : https://journals.openedition.org/lectures/12827

[7] Comment est-on passé de « l’arabe » au « musulman » ? : http://www.regards.fr/idees/article/comment-est-on-passe-de-l-arabe-au-musulman

[8] https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_laicite_falsifiee-9782707182173.html

[9] Pour plus d’explications sur le rapport Stasi et ses conséquences : https://folalliee.wordpress.com/2019/05/21/projet-de-loi-21-le-principe-de-precaution-contre-celui-de-realite/

[10] https://www.liberation.fr/france/2019/08/27/islamophobie-crise-ouverte-entre-les-insoumis-et-des-militants-des-quartiers_1747627

[11] https://folalliee.wordpress.com/2019/03/08/quebec-solidaire-la-laicite-et-les-signes-religieux-pourquoi-je-defends-loption-b/

[12] https://folalliee.wordpress.com/2019/04/16/91-construire-linterculturalisme-solidaire/

[13] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/553829/laicite-une-solution-de-rechange-equilibree-au-projet-de-loi-21

[14] https://www.facebook.com/CADquebecsolidaire/

[15] Indigènes De La République, Pluralité Des Dominations Et Convergences Des Mouvements Sociaux : http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-pluralite-des-dominations-et-convergences-des-mouvements-sociaux-philippe-corcuff/

[16] Contre les théories du « grand remplacement » : rompre avec la rationalité eurocentrique : https://joaogabriell.com/2019/03/24/contre-les-theories-du-grand-remplacement-%EF%BB%BF-rompre-avec-la-rationalite-eurocentrique/

[17] http://www.daniellesimonnet.fr/combattre-racisme-anti-musulmans-refuser-piege-terme-islamophobie/

[18] https://blogs.mediapart.fr/guillaume-weill-raynal/blog/150916/oui-l-islamophobie-actuelle-ressemble-l-antisemitisme-des-annees-30

[19] https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/090419/contre-publics-minoritaires

[20] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1282296/charge-raciale-discrimination-racisme-diversite-ethnoculturelle-capsule-connais-ton-voisin

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