Édition du 3 décembre 2024

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MIgrations

La fabrique des migrations : Une interminable perte de connaissances (3/4)

Qu’est-ce qui pousse des milliers d’Africain·es à s’exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d’accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce troisième volet est consacré à la « fuite des cerveaux ».

Tiré d’Afrique XXI.

La circulation extrêmement dense en semaine sur Zakariya Maimalari Street et Muhammadu Buhari Way, dans le quartier central des affaires d’Abuja, au Nigeria, est en grande partie due aux va-et-vient de jeunes hommes et femmes qui garent leurs voitures sur les trottoirs pour s’engouffrer dans les centres de demande de visas. Le parking réservé aux visiteurs de la société VFS Global, qui occupe plusieurs étages de l’immeuble de la Sterling Bank, sur Muhammadu Buhari Way, ne suffit plus depuis longtemps à accueillir le trop-plein de demandeurs. Il en va de même pour le parking du concurrent de VFS, TLS Contact, dont les bureaux sont situés au troisième étage de la gigantesque Mukhtar El-Yakub Plaza, sur Zakariya Maimalari Street.

Les centaines de candidats au départ sont des personnels de santé qualifiés, des experts en informatique ou encore des comptables. Ils veulent faire « japa », un mot yoruba que l’on peut traduire par « s’échapper » ou « s’enfuir ». Les raisons qui poussent à faire « japa », selon les personnes interrogées dans les files d’attente par le journaliste de ZAM Theophilus Abbah, vont du taux de chômage élevé (estimé à environ 41 % de la tranche d’âge active au Nigeria) à l’extrême pauvreté (qui touche 133 millions de personnes sur une population de 200 millions de Nigérians), en passant par la corruption et la mauvaise gouvernance d’une élite richissime. Nombreux sont ceux qui disent ne pas croire au changement – en tout cas pas dans un avenir proche.

En février 2023, des élections contestées ont une fois de plus porté au pouvoir un autocrate âgé et malade : Bola Tinubu, 71 ans, dont le premier acte a été de s’envoler pour la France afin d’y suivre un traitement médical. Ces dernières années, les manifestations en faveur de la justice sociale et des droits de l’homme au Nigeria ont été violemment réprimées.

Pour le docteur Ejike Oji, ancien conseiller du gouvernement, c’est précisément « la frustration de l’excellence » dans un système fondé sur le favoritisme plutôt que sur la compétence qui fait fuir les professionnels de santé. « Les nominations ne sont pas basées sur le mérite. Les personnes qualifiées sont écartées au profit des enfants des riches, des politiciens et de l’élite. Les personnes discriminées doivent donc trouver d’autres moyens de survie, et cela inclut le départ vers l’Europe et l’Amérique du Nord », déplore-t-il.

Au Zimbabwe, voter avec ses pieds

Parmi les milliers de jeunes gens qui font la queue pour obtenir un passeport au Makombe Building, le siège de l’état civil zimbabwéen situé en périphérie de Harare, la capitale, beaucoup s’éloignent dès que nous nous présentons comme journalistes. « Je ne veux pas avoir d’ennuis. Ils me refuseront un passeport si vous prenez une photo de moi ici », explique une femme d’une vingtaine d’années en cachant son visage. D’autres disent au journaliste Brezh Malaba qu’ils craignent d’être arrêtés s’ils parlent. Depuis le 23 décembre 2022, date à laquelle le projet de loi sur la codification et la réforme du droit pénal (Criminal Law Codification and Reform Amendment Bill), communément appelé « projet de loi patriotique » (Patriotic Bill), a été publié dans la gazette du gouvernement, le fait de « porter délibérément atteinte à la souveraineté et à l’intérêt national du Zimbabwe » est considéré comme un crime. Cela inclut le fait de critiquer le gouvernement.

Ceux qui acceptent de s’exprimer sur leur situation personnelle ne le font que sous le couvert de l’anonymat. Leurs histoires se ressemblent toutes : ils veulent obtenir un passeport et quitter le Zimbabwe au plus vite. Ces entretiens ont eu lieu plusieurs mois avant les élections générales du 23 août 2023, ce qui signifie que beaucoup de ceux qui s’expriment dans cet article ont probablement déjà quitté le pays – votant, pour ainsi dire, avec leurs pieds.

Au Zimbabwe, la motivation économique est, plus encore qu’au Nigeria, aggravée par la répression de toute forme d’opposition, de critique ou d’activisme en faveur du changement. Le président de l’Amalgamated Rural Teachers Union of Zimbabwe (Artuz), Obert Masaraure, et ses camarades de lutte affirment qu’ils tentent depuis des années d’améliorer la situation des enseignants : « Nous avons écrit des lettres ouvertes, nous avons manifesté, nous avons essayé d’attirer l’attention des autorités. Mais l’année dernière, le gouvernement a porté contre nous des accusations de meurtre forgées de toutes pièces. »

L’accusation de meurtre, visant notamment Masaraure et un de ses collègues, Robson Chere, secrétaire général de l’Artuz, porte sur la mort d’un homme appelé Roy Issa, décédé en 2016 après avoir chuté du balcon d’un hôtel à Harare. Cette accusation laisse perplexe : aucun des deux n’a jamais été officiellement suspecté par la police, et une enquête a déjà abouti à une mort accidentelle. Amnesty International a publié une déclaration dans laquelle l’ONG affirme que cette affaire est un exemple de persécution politique.

« Nous ne pouvons avoir une vie digne »

L’accusation de meurtre n’est que l’une des nombreuses affaires portées par l’État zimbabwéen contre le président du syndicat. En 2019, il avait été accusé d’« incitation » à « commettre des violences publiques » et de « subversion ». Alors que l’affaire Roy Issa est en cours, Masaraure a dû comparaître à nouveau devant le tribunal le 31 mai 2023, cette fois pour un tweet dans lequel il encourageait le public à soutenir Robson Chere lors de son procès. Masaraure a également été victime d’effractions à son domicile et de passages à tabac par les forces de sécurité. Les deux hommes sont actuellement en liberté sous caution.

Ces dernières années, des dizaines d’avocats des droits de l’homme et de militants de l’opposition au Zimbabwe ont été arrêtés et mis en prison, sur la base d’accusations souvent considérées comme ridicules. Une recherche Google sur les « accusations forgées de toutes pièces » au Zimbabwe renvoie à des centaines d’informations depuis 2017, année où l’actuel président, Emmerson Mnangagwa, est arrivé au pouvoir à la faveur du coup d’État contre Robert Mugabe.

Lors de son entrevue avec Brezh Malaba, Masaraure a évoqué une enquête menée auprès des membres de l’Artuz selon laquelle 95 % d’entre eux déclarent qu’ils cherchent du travail à l’extérieur du Zimbabwe. Le syndicaliste dit comprendre les enseignants qui participent à la fuite des cerveaux. « Ici, on ne peut pas se nourrir, et quand on élève la voix, on est puni. Nous ne pouvons pas avoir une vie digne », déplore-t-il.

En Ouganda, les universitaires bâillonnés...

En Ouganda, le campus de l’université Makerere de Kampala, qui était jadis un lieu de débats animés pour les intellectuels en herbe et qui a produit des auteurs et des chercheurs de renom tels que l’écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o, le poète malawite David Rubadiri et le président fondateur de la Tanzanie Julius Nyerere, est bien triste. Au cours de la dernière décennie, la répression du régime dirigé par l’autocrate Yoweri Museveni, âgé de 79 ans, s’est intensifiée. Des universitaires critiques comme Stella Nyanzi ont quitté l’Ouganda après avoir été arrêtés et détenus. D’autres ont été réduits au silence.

Les professeurs qui sont encore là, interrogés sous le couvert de l’anonymat par le journaliste Emmanuel Mutaizibwa, disent qu’ils ont peur d’être harcelés par des personnes nommées à des postes à responsabilité, comme le nouveau vice-chancelier Barnabas Nawangwe, et le nouveau président de la commission des nominations, le gendre du président, Edwin Karugire. « Les universitaires ne peuvent plus s’exprimer librement. Quel que soit le point de vue que l’on adopte, cette situation est dangereuse », déclare l’un d’entre eux.

Yusuf Serunkuma, ancien élève de Makerere, qui enseigne les études africaines à l’université Martin-Luther, en Allemagne, a lui aussi constaté une « peur omniprésente » chez ses anciens collègues de l’université, ajoutant que « la vitesse à laquelle le professeur Nawangwe signe des lettres d’expulsion d’universitaires et d’étudiants dissidents est époustouflante ». Son collègue basé aux États-Unis, Moses Khisa, ancien élève de Makerere lui aussi, aujourd’hui professeur associé à l’université d’État de Caroline du Nord, estime que ces mesures sont prises à dessein : « Une fois que vous avez soumis l’intelligentsia, vous pouvez gouverner à votre guise. »

Au pays, le numéro de téléphone de Danson Kahyana, professeur de littérature à Makerere depuis l’année dernière, ne répond plus. Son dernier article, publié en avril 2022 dans l’hebdomadaire ougandais The Observer, faisait état d’une agression dont il avait été victime après avoir écrit des papiers critiques à l’égard du gouvernement. Il y expliquait qu’il avait été suivi et arrêté par des hommes à moto, qui l’avaient agressé et lui avaient cassé les dents. Dans le même article, il affirmait que sa vie avait changé « à bien des égards » depuis lors. « Vous voyez un agresseur potentiel sur chaque boda boda [moto-taxi, NDLR]) qui passe. Mais pire que le traumatisme, c’est l’autocensure : on meurt intérieurement en tant qu’écrivain et en tant qu’intellectuel. » Divers enseignants de Makerere s’accordent à dire qu’ils partiront dès qu’ils trouveront des opportunités à l’étranger…

... Et les médecins lessivés

Toujours à Kampala, des jeunes médecins qui ont tenté d’améliorer les conditions de travail des agents de la santé ont fini par jeter l’éponge après que la police et l’armée ont réprimé leurs manifestations – des marches pour réclamer de meilleures conditions d’hospitalisation et le paiement des salaires impayés, au moment même où une campagne sur X (ex-Twitter) intitulée « Uganda Health Exhibition » faisait circuler des photos de médecins opérant des patients à même le sol et de cliniques sans toit. Interrogée par Emmanuel Mutaizibwa, l’interne en médecine Judith Nalukwago, qui a participé à ces manifestations, explique qu’elle souhaite rester en Ouganda parce qu’elle rêve d’y créer son propre hôpital et un fonds caritatif pour aider ses concitoyens, mais elle constate que maintenant de nombreux collègues se préparent à partir, « dès qu’ils obtiendront leur licence ».

L’ancien président de l’Association médicale ougandaise, le Dr Ekwaro Obuku, estime que 2 500 médecins sur les quelque 8 000 praticiens agréés, soit près d’un tiers, sont déjà partis travailler à l’étranger au cours des dernières années.

Ce qui irrite peut-être le plus les professionnels ougandais, c’est le fait que le secteur public reste désespérément pauvre alors que, comme dans les quatre autres pays où cette enquête a été menée, l’élite dirigeante, elle, mène la belle vie. Selon plusieurs journaux ougandais, le président Museveni s’est récemment vu allouer l’équivalent de 350 millions de shillings ougandais (84 000 euros) pour sa literie, ses vêtements et ses chaussures, rien que pour cette année.

Larmes de crocodile

Les gouvernements du Nigeria, du Kenya et du Zimbabwe ont officiellement exprimé leur inquiétude face à la « fuite des cerveaux » qui touche leur pays, mais ils n’ont pas encore pris de mesures concrètes pour améliorer les conditions de travail ou les possibilités d’emploi. Début 2023, l’Assemblée nationale du Nigeria a tenté d’adopter une loi permettant d’empêcher un agent de santé de quitter le pays pour travailler à l’étranger tant qu’il n’aura pas servi sur place pendant au moins cinq ans. Le projet de loi a été rejeté au motif qu’il était discriminatoire – une explication qui pourrait être liée au fait que les députés nigérians eux-mêmes sont susceptibles d’avoir des parents et des amis qui pourraient un jour faire « japa ».

Au cours de la même période, les représentants du gouvernement kényan ont annoncé des mesures visant à améliorer les conditions de travail des médecins, mais aucune n’avait été réellement mise en œuvre au moment de la publication de cet article.

Le Zimbabwe a de son côté demandé à l’ONU d’imposer « des dommages et intérêts » aux pays qui « braconnent » le personnel de santé des pays du Sud, comme le Royaume-Uni. Sans répondre directement, le gouvernement britannique a depuis publié un code de recrutement révisé pour le secteur de la santé, qui stipule que « les organisations de santé et de soins sociaux en Angleterre ne recrutent pas activement dans les pays que l’Organisation mondiale de la santé reconnaît comme ayant les défis les plus pressants en matière de personnel de santé et de soins [parmi lesquels figurent la plupart des pays africains, NDLA] à moins qu’il n’y ait un accord de gouvernement à gouvernement ».

Néanmoins, les médecins et les infirmières ont continué à quitter les hôpitaux délabrés du Zimbabwe, ce qui a fait dire à un correspondant d’Al-Jazeera qu’il est « futile de blâmer le Royaume-Uni alors que le Zimbabwe porte la part de responsabilité la plus importante dans la crise qu’il traverse aujourd’hui ». Les larmes versées sur le départ des médecins par un gouvernement qui préside aux destinées d’hôpitaux dépourvus de médicaments ou d’appareils ressemblent à celles d’un crocodile – il s’agit d’ailleurs du surnom du président du Zimbabwe.

Au Cameroun, la militante de l’opposition Kah Walla, qui a été à la pointe de la lutte contre la corruption et l’injustice sociale dans le pays, ne voit pas les gens revenir de l’étranger de sitôt. « Tant que nous serons dans ce régime, les choses continueront à empirer, et de plus en plus de gens partiront », dit-elle. Mais elle garde espoir : « Si nous parvenons à changer le régime et à reconstruire notre pays, même les personnes qui ont émigré reviendront ». Son ONG, Stand Up 4 Cameroon, plaide pour que la communauté internationale aide les forces démocratiques locales et mette un terme à l’aide au développement non contrôlée qui atterrit dans les poches du régime de Paul Biya. Mais ses appels sont tombés dans l’oreille d’un sourd lorsque le FMI a de nouveau accordé une subvention de 300 millions de dollars au gouvernement camerounais. Cette aide est censée aider les pays africains à se développer. « Mais comment allons-nous nous développer alors que tous nos cerveaux s’en vont ? » s’interroge un des Nigérians interviewés pour cette enquête.


Notes : Cet article a été publié en anglais dans le cadre d’une enquête transnationale menée par une équipe de journalistes dans cinq pays africains en partenariat avec le magazine ZAM, et intitulée « Migration is not the West’s problem, it is Africa’s » (« La migration n’est pas le problème de l’Occident, c’est celui de l’Afrique »).

Cette enquête s’intéresse aux raisons qui poussent de nombreux Africains à prendre la route de l’exil pour l’Europe, le Golfe ou l’Amérique.

L’équipe d’enquêteurs et d’enquêtrices est composée de : Emmanuel Mutaizibwa (Ouganda), Elizabeth BanyiTabi (Cameroun), Ngina Kirori (Kenya), Theophilus Abbah (Nigeria) et Brezh Malaba (Zimbabwe). L’ensemble a été coordonné et édité par Evelyn Groenink, rédactrice en chef des enquêtes de ZAM.

En partenariat avec ZAM Magazine, Afrique XXI publie l’intégralité de cette série. Article traduit de l’anglais par Rémi Carayol.

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Ngina Kirori

Ngina Kirori est une journaliste d’investigation et rédactrice en chef de Nation Media TV (NTV) au Kenya. En août 2021, elle s’est infiltrée dans un hôpital pour dénoncer un médecin qui agressait sexuellement et escroquait ses patientes. En 2022, elle a dénoncé un policier véreux qui libérait illégalement des suspects en échange de pots-de-vin.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1204.html

Elizabeth BanyiTabi

Elizabeth BanyiTabi est une journaliste du journal The Post, le quotidien anglais le plus lu au Cameroun. Elle a également travaillé en ligne et à la radio. En 2021, elle a fait partie d’une équipe du Guardian qui a enquêté sur les conséquences de la noyade en Turquie d’un migrant d’origine camerounaise. Peu après, elle a enquêté sur l’impact des conflits armés sur les jeunes filles déplacées qui se sont tournées vers la prostitution pour survivre.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1206.html

Theophilus Abbah

Theophilus Abbah a reçu le prix Editors’ Courage FAIR, a été sélectionné pour les prix Wole Soyinka Investigative Journalism et Daniel Pearl Investigative Journalism, et est titulaire d’un doctorat en linguistique judiciaire. Après une longue carrière de journaliste d’investigation, il dirige aujourd’hui la rédaction du quotidien nigérian Daily Trust.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1211.html

Emmanuel Mutaizibwa

Emmanuel Mutaizibwa est le rédacteur en chef chargé des questions politiques et des enquêtes pour le Nation Media Group en Ouganda. Il est également le cofondateur de l’East African Centre for Investigative Reporting Ltd (EACIR), qui est publié par Vox Populi. Il a également écrit pour le Sunday Times d’Afrique du Sud et l’Institute for War and Peace Reporting (IWPR), basé à Londres.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1212.html

Brezh Malaba

Brezh Malaba a édité les plus grands journaux du Zimbabwe. En 2021, il a cofondé The NewsHawks, qui s’est rapidement fait un nom en tant que principale plateforme de reportages d’investigation du pays.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1216.html

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