Édition du 30 avril 2024

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Europe

Plaza de Catalunya à Barcelone

« Le Mouvement du 15-M a mis dans la rue des milliers de personnes qui ne bougaient pas de leur fauteuil »

Diplômée en sociologie à l’Université de l’Oregon, Sandra Ezquerra, 34 ans, travaille comme chercheuse à l’Universitat Autónoma de Barcelona. Elle est active depuis de nombreuses années dans les mouvements sociaux, particulièrement sur les terrains féministes et alterglobalistes. Entretien publié dans le quotidien catalan « La Vanguardia ».

Quel a été ton rôle dans le campement ?

Sandra Ezquerra – Les trois premières semaines, j’ai fait partie de la « commission de dynamisation » des assemblées générales. C’est elle qui prépare les ordres du jour, coordonne les informations venant des autres commissions, recueille et priorise les débats, gère les votes, etc. Ce sont des tâches intéressantes mais écrasantes. Nous avons modéré des assemblées qui ont compté jusqu’à 10.000 personnes ! Et une assemblée normale dure en moyenne deux heures et demie.

Lors des assemblées de la « Journée de Réflexion » et après la tentative d’expulsion, on entendait à peine les modérateurs. Nous avons peu à peu perfectioné le modèle, mais il reste encore pas mal de choses à améliorer. On ne peut pas appliquer un modèle d’assemblée classique avec autant de monde. Il y a en tout 20 personnes « dynamisatrices », avec différents rôles : présenter, noter les votes, distribuer le tour de parole, assurer une sorte de service d’ordre vers l’extérieur en cas de problème…

Expliques-nous brièvement comment se prennent les décisions dans l’Assemblée

Nous commençons avec 10 minutes d’informations sur les luttes, avec la participation de personnes qui y sont impliquées ou des porte-paroles, comme ceux du campement de Sants contre les emplois précaires à Telefónica ou contre la répression au Maroc. Ensuite vient le premier plat : les commissions expliquent sur quoi elles travaillent et soumettent des propositions au vote. Et le deuxième plat c’est l’ouverture d’un tour de parole, parfois totalement ouvert et libre, parfois centré sur une seule question à trancher.

Le dessert, c’est donc le vote...

C’est une question délicate, parce qu’à Barcelone nous ne fonctionnons pas de la même manière qu’à la Puerta del Sol. La plupart des gens ignorent que les assemblées ne décident pas par majorité mais par consensus. Quand on soumet quelque chose au vote, nous demadons les votes « pour » ; « contre » et ceux qui veulent un « débat ».

Qu’implique cette troisième option ?

Les minoritaires peuvent pondérer la gradation de leur opposition. Si 40 personnes, au minimum, ne veulent pas accepter la mesure votée majoritairement, parce qu’il s’agit d’une question cruciale pour eux, ils peuvent rouvrir à nouveau le débat. Ils s’engagent alors à participer à la commission où cela sera débattu. S’ils n’y participent pas, alors on considère que la chose est approuvée. S’ils y vont et qu’on y parvient pas à un consensus avec lequel ils sont d’accord, la question revient en assemblée générale sous forme du « 2x2 » : deux représentants de chaque position débattent devant toute l’assemblée, qui vote ensuite à nouveau. Ces derniers jours, et cela à créé un malaise chez certains, nous avons changé le mécanisme dans ce second tour de vote afin de décider par une majorité simple de 50% + 1.

Ainsi, pour les questions très polémiques on opte donc quand même pour l’arithmétique ?

Dans des assemblées aussi grandes, il suffit que 15 personnes - voire des provocateurs de la police - veuillent systématiquement tout bloquer pour que le consensus soit immédiatement inaplicable. Même si nous ne sommes pas pressés, cela décourage les gens. Le système d’assemblées a évidement aussi ses faiblesses et ses contradictions.

Compter les votes à main levée sur une place pleine de monde, ce n’est pas très sûr…

Souvent, cela n’a pas été nécessaire, presque toutes les mesures ont été prises facilement ou avec un consensus clairement visible. Je ne me souviens que de trois débats ardus ; sur le maintien de l’occupation de la place ; sur l’inclusion de l’autodétermination des peuples dans les revendications minimales et que faire face à la célébration de la Champions League.

Les assemblées peuvent-elles, à très long terme, représenter une alternative à la démocratie représentative ?

Oui, mais à condition qu’elles soient bien gérées. Dans les quartiers, cela fonctionne, mais ce n’est pas encore une alternative globale. Et elles peuvent aussi souffrir de dérives perverses, comme tous les systèmes. Elles doivent s’adapter à chaque contexte, il n’y a pas de recette magique.

Il a été décidé d’étendre le mouvement vers les quartiers et il y a des assemblées et des mobilisations diverses, mais tout le monde regarde toujours vers la Plaza Catalunya car c’est là que bat le cœur du mouvement…

Le camp été le point névralgique au niveau symbolique, politique et de cohésion. Transférer ailleurs toute cette énergie ne se fait pas du jour au lendemain. On a déjà décidé d’espacer les assemblées sur la Place, elles ne se font plus quotidiennement mais trois fois par semaine. Et nous en aurons sans doute bientôt une par semaine ou par mois.

Est-ce qu’il s’est produit le cas qu’une assemblée décide une chose un jour et que le lendemain, les participants n’étant plus les mêmes, on décide exactement le contraire ?

Nous avons appliqué une mesure qui réduit un peu ce risque. On ne peut voter une proposition sans la présenter d’abord dans une première assemblée, sans la publier sur internet avec des documents pour que les gens puissent y réflechir et débattre à l’avance. Ainsi les votes se font après mûre réflexion, les décisions sont pensées et prises en connaissance de cause.

Pourquoi cela a-t-il été si difficile d’inclure le droit à l’autodétermination dans les revendications minimales ?

J’ai modéré l’assemblée où cela a été débattu et il y avait des gens qui rejettaient cela sans offrir de raisons. Beaucoup d’autres ont argumenté contre ; des gens liés aux courants anarchistes anti-étatiques, une petite minorité d’espagnolistes, des gens qui confondent « autodétermination » avec « indépendance », d’autres qui pensaient que cela a une connotation violente, etc.

Sans doute que si la proposition n’avait pas inclu les mots « y compris pour le peuple catalan », le consensus aurait été plus facile. Mais je comprends également que les membres de la sous-commission qui a proposé cela ont pensé que si nous étions pour ce droit dans le cas du peuple sahraoui ou palestinien, alors pourquoi pas pour le catalan ? Je pense qu’il est difficile de s’opposer avec des arguments politiques au droit d’un peuple à décider de son propre sort et la sous-commission a été très raisonnable et est ouverte à débattre à nouveau de la question.

Est-ce que la plaza Catalunya a joué le rôle d’un aimant pour tous ceux qui défendent une cause ?

C’est possible. Mais selon moi il y a un lien très clair entre la crise du modèle agricole et alimentaire, les hypothèques et le chômage. Bloquer une expulsion d’un logement n’est pas très différent que de planter un potager urbain ou de protester contre les mesures d’austérité dans la santé. Cela participe d’une même lutte commune, mais avec des gens qui se spécialisent pour approfondir chaque thématique.

Et comment s’appelle cette lutte commune ?

Une économie au service des gens.

C’est une forme plus douce de dire « anticapitalisme » ?

Non, car le mouvement est composé de gens ayant des options différentes. Certains seraient satisfaits avec des mesures de liquidation des hypothèques tandis que d’autres, comme moi, sont pour des mesures plus radicales. C’est gradué.

Est-ce que l’émergence du mouvement des indignés en Catalogne est lié au désanchantement vis-à-vis de la gauche ?

Oui, il y a un désanchantement contre la caste politicienne en général et la gauche institutionnelle en particulier, de la part des secteurs sociaux qui ont voté pour la social-démocratie. Il y a aussi une désillusion après sept années au pouvoir d’une coalition de gauche dans la Generalitat (gouvernement catalan, NdT) et face au bilan du gouvernement socialiste dans l’Etat espagnol. Ce mouvement a ouvert une brèche dans le discours monolothique selon lequel tout ce qui se passe aujourd’hui est inévitable.

Y a-t-il encore des gens de droite sur la place ?

La première semaine, il y avait une fille qui passait beaucoup dans les médias et qui était membre de « Plataforma per Catalunya » (parti de droite radicale, NdT). Cela nous a effrayé et on a même eu un débat où s’est posé la question de son exclusion, mais, finalement, je crois qu’elle est partie d’elle-même parce que dès qu’on a abordé la loi sur les étrangers elle s’est rendue compte qu’elle n’avait pas sa place ici. Je ne me souviens que de cette fille, qui était clairement de droite.

Est-ce qu’il n’en faut pas aussi afin que le mouvement soit réellement transversal ?

Transversal, il l’est déjà. Interclassiste, ça c’est autre chose. Il y a beaucoup de professions libérales et des gens des classes moyennes, mais il est clair que le mouvement a un caractère progressiste.

L’une des critiques formulées par certains intellectuels au Mouvement du 15-M est qu’il n’a pas de leaders...

La volonté que « personne ne nous représente » est très vivace. Cela s’est vu dans les rapports aux médias qui demandaient avec insistance des porte-paroles, mais nous avons décidé qu’il n’y en aurait pas et cela n’a pas été si mal que cela. Les « dynamisateurs » des assemblées tentent de faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui parlent tout le temps et que ceux qui assistent pour la première fois à une assemblée ou n’ont pas encore parlé ont la priorité pour la prise de parole.

Mais dans un avenir proche ou lointain, s’il faut négocier avec le Parlement, le patronat ou qui que ce soit de l’establishment, il faudra bien envoyer des délégués. Et tout le monde n’a pas le même talent de négociateur.

Nous ne voulons pas négocier avec le Parlement, nous voulons le stopper. Il n’a jamais été question de négocier. Nous venons d’horizons politiques et idéologiques distincts. Nous ne sommes pas un lobby, nous sommes un mouvement social. Il y a beaucoup de manières d’interagir avec l’establishment et c’est aussi à partir de la rue qu’on interpelle le pouvoir, avec la protestation et l’engagement citoyen. A court terme, nous voulons organiser de grandes mobilisations pour nos revendications minimales. Nous préparons également des Budgets alternatifs afin de remettre en question l’inévitabilité de l’austérité. Et nous n’écartons pas d’autres mesures, comme un référendum.

N’est-il pas préférable de donner une priorité aux revendications minimales afin d’obtenir rapidement des victoires et maintenir ainsi l’enthousiasme des participants ?

Les médias, les partis traditionnels et des intellectuels ont analysé les revendications minimales d’une manière possibiliste et à court terme. Mais ce n’est pas la seule manière de faire. La principale victoire du 15-M c’est d’avoir mis dans la rue des milliers de personnes qui ne bougaient pas de leur fauteuil. C’est la première fois que cela se passe depuis le mouvement alterglobaliste et il y a une relève générationnelle d’activistes sociaux. Rien que cela aura une répercussion importante.

Beaucoup de gens ont de la sympathie pour le mouvement, mais si elles ne voient pas de victoires dans un délai raisonnable, elles retournernont dans leur fauteuil…

Ou pas. Un des ballons d’oxygène très important a eu lieu lors de l’expulsion du camp par la police catalane. Cela a renforcé les liens entre les occupants, on a pu ressentir la solidarité ambiante et cela a ouvert les yeux à beaucoup de monde. Les gens ont pu constater dans leurs chairs que, parfois, la police réprime sans que quiconque ait fait quelque chose de « mal » ou d’ « illégal ». Ceux qui, comme moi, ont déjà dû subir cela, nous ne sommes qu’une minorité, nous le savions déjà, mais ce n’est pas le cas de la majorité. La criminalisation des mouvements sociaux de la part des médias leur avait fait croire qu’on devait forcément être très méchants pour subir des charges policières…

Sandra Ezquerra

Diplômée en sociologie à l’Université de l’Oregon, Sandra Ezquerra, 34 ans, travaille comme chercheuse à l’Universitat Autónoma de Barcelona. Elle est active depuis de nombreuses années dans les mouvements sociaux, particulièrement sur les terrains féministes et alterglobalistes. Elle a participé à la dynamique du campement de la Plaza Catalunya pendant ses trois premières semaines et est toujours impliquée dans la transformation de ce camp en une mobilisation citoyenne dans les quartiers. Elle est également membre de Revolta Global – Izquierda anticapitalista, section de la IVe Internationale en Catalogne et dans l’Etat espagnol. Entretien publié dans le quotidien catalan « La Vanguardia ».

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