Édition du 12 novembre 2024

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Europe

« Il faut mettre en crise les institutions européennes, par le vote et par des luttes »

L’économiste Catherine Samary, membre d’Attac et du NPA, porte un regard critique sur les « visions » européennes proposées par Emmanuel Macron ou Raphaël Glucksmann. Mais elle conteste aussi la stratégie trop institutionnelle des Insoumis, et certains pans de leurs discours. Publié par Mediapart.

Tiré de Inprecor 719 - avril 2024
26 avril 2024

Par Catherine Samary

Catherine Samary à l’Université d’été du NPA. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas

En présentant son « Agenda 2030 » pour l’Union européenne (UE), Raphaël Glucksmann a préempté la critique du second discours de la Sorbonne prononcé par Emmanuel Macron, désormais lesté de son bilan. Cette course à l’Européen le plus ambitieux ou le plus cohérent a de quoi laisser insatisfaits, à gauche, celles et ceux qui partagent une sensibilité internationaliste tout en pensant que des ruptures franches sont nécessaires pour «  mettre en crise »l’intégration européenne existante.

C’est le point de vue de Catherine Samary, économiste et militante altermondialiste, membre d’Attac et du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Cosignatrice d’une tribune collective récente plaidant pour la constitution d’un «  pôle alternatif, révolutionnaire et radicalement démocratique », elle est également critique de la posture de La France insoumise (LFI) à ce scrutin, avec son mot d’ordre selon lequel il serait possible de « tout changer » par un simple vote le 9 juin. Entretien.

Emmanuel Macron et Raphaël Glucksmann viennent de partager, à un jour d’intervalle, leur « vision » pour l’Union européenne. Vous semblent-elles antithétiques, ou s’affrontent-elles au sein d’un même espace de cogestion de l’intégration européenne, sans remise en cause de ses piliers fondamentaux ?

J’observe du côté de Glucksmann et du Parti socialiste (PS) une volonté de redonner vie à une social-démocratie ayant largement dépéri sur bien des terrains, en retrouvant de la vitalité sur le plan social et écologique. Mais cela ne dessine pas de véritable rupture avec le cours existant de l’intégration européenne.

Le cadre institutionnel global n’est pas critiqué frontalement, et on n’a pas vraiment de réponse sur ce qu’il advient lorsqu’une force de gauche se retrouve confrontée aux traités de libre-échange noués par l’UE, aux critères budgétaires austéritaires, aux règles sur la libre concurrence, etc. Je ne nie pas la pertinence de certaines luttes concrètes à l’intérieur des institutions, en faveur des travailleurs ubérisés ou contre la politique migratoire européenne. Ces batailles sont nécessaires au Parlement, mais cela ne suffit pas.

Le thème de la désobéissance à certaines règles de l’UE n’est guère présent dans la campagne, alors qu’il figurait dans le programme de l’union des gauches aux législatives. Les Insoumis de Manon Aubry ne l’ont pas abandonné mais ne le mettent pas en avant. Le regrettez-vous ?

Je crois en effet à la nécessité de mettre en crise notamment le rôle d’institutions non élues comme la Commission et la Banque centrale européenne (BCE), qui agissent d’après leurs critères de « concurrence libre et non faussée » qui sont antithétiques avec une sortie des logiques productiviste et capitaliste. Pour mettre en cause ces institutions, il faut cependant construire un mouvement européen alternatif, « par en bas ». Or, nous avons un retard considérable dans ce processus.

Face à la globalisation capitaliste, il y avait eu la construction d’un mouvement altermondialiste, avec des forums sociaux mondiaux et européens, à partir de 2001 à Porto Alegre (Brésil) pour les premiers, et de 2002 à Florence (Italie) pour les seconds. Ces forums ont dépéri mais un rebondissement est en cours, comme le processus mis en œuvre lors des rencontres de Marseille du 26 au 28 avril prochains pour construire un « Espace commun européen des alternatives » afin d’articuler des campagnes populaires à différentes échelles.

À cet égard, je trouve que le slogan de LFI pour les élections européennes, « donnez-nous la force de tout changer », exagère ce qu’il est raisonnable d’espérer par le vote. Cela suggère de s’en remettre à une organisation politique et à sa position institutionnelle, ce qui est assez loin de la logique ébauchée avant les élections, d’une union populaire tournée vers un « front social ». C’est pourtant indispensable pour crédibiliser un discours plus radical contre «  la cogestion par la droite, les socialistes et les macronistes ».

Il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d’un « bloc occidental », ni à l’expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine.

Est-ce qu’une ligne de rupture avec l’intégration existante n’est pas plus difficile à défendre depuis la guerre en Ukraine, à l’heure où des grandes puissances révisionnistes s’apprêtent à explorer les failles de l’UE ?

Face à la guerre en Ukraine, même des forces modestes ont entrepris de mettre en place un réseau solidaireluttant sur plusieurs fronts avec les forces progressistes ukrainiennes. Il s’agit de s’opposer à la fois à une agression grand-russe impériale, mais aussi à des attaques sur le droit social, les droits syndicaux, la santé, sous pression du FMI (de la dette) et de l’UE… De même, sur la cause palestinienne, le réseau BDS [Boycott Désinvestissement Sanctions – ndlr] est précieux pour défendre le droit international, en contestant les politiques de l’UE envers l’État d’Israël tout en réclamant la poursuite en justice de tous les crimes de guerre.

En tout état de cause, il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d’un « bloc occidental », comme Glucksmann et Macron ont tendance à le faire, ni à l’expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine. Celui-ci est principalement soutenu par des extrêmes droites dans le monde ; mais une partie des gauches est attirée par la posture « anti-occidentale » qu’affichent les BRICS[une entente économique de grandes puissances du « Sud global » – ndlr], dont fait partie la Russie. Or ce regroupement hétérogène n’offre aucune alternative anti-impérialiste, anticapitaliste et démocratique à l’ordre du monde actuel.

Au sein de la gauche anticapitaliste, vous faites partie de celles et ceux qui assument la nécessité d’un soutien militaire à l’Ukraine. Que pensez-vous du mot d’ordre d’« économie de guerre » avancé par Raphaël Glucksmann ?

Il faut faire attention à la surenchère dans les mots. Historiquement, le terme suggère la participation à une guerre mondiale, là où il s’agit surtout d’être en soutien à une guerre de libération nationale. Il signifie plus précisément la transformation de la quasi-intégralité des structures productives d’une économie, ce qui n’est pas à l’ordre du jour, y compris dans les propres propositions de Raphaël Glucksmann.

Il s’oppose à un discours pacifiste, tenu par le PCF ou LFI, qui avance un mot d’ordre « cessez-le-feu partout ». C’est un discours insatisfaisant au regard du soutien concret à porter à l’Ukraine : l’aide armée n’est pas demandée seulement par le gouvernement Zelensky, mais par toutes les composantes de la société qui résistent à l’agression russe, dont des combattant·es femmes et LGBT. Cela n’implique pas de renoncer à la critique des blocs militaires comme l’OTAN (ou l’OTSC dominé par la Russie) mais ce n’est pas parce que des armes viennent d’un membre de l’Otan qu’elles ne sont pas nécessaires dans une résistance contre une occupation et une agression militaires.

Cela étant dit, le discours pacifiste contient une critique pertinente de l’exploitation réelle que les forces impérialistes et les industries d’armement font de la guerre. Il faut y répondre, et donc remettre en cause une logique de production des armes qui vise le profit, et la combiner avec des discussions politiques pour un mouvement anti-guerre décolonial. C’est un aspect que je n’entends ni chez Macron ni chez Glucksmann.

Comment appréhender la question de l’élargissement demandé par l’Ukraine et d’autres pays dans les Balkans ou à l’Est ? En l’envisageant favorablement, vous êtes finalement plus proche de Glucksmann que de LFI…

Parce que Glucksmann est moins critique de l’UE que d’autres composantes de gauche, ou plus optimiste dans sa transformation depuis l’intérieur des institutions, il défend en effet le principe de l’élargissement. J’y suis ouverte pour d’autres raisons.

Lorsque LFI s’y dit opposée en affirmant qu’élargir l’UE à des pays aux normes plus faibles créerait une concurrence déloyale, ce parti oublie que les délocalisations n’ont pas attendu les adhésions à l’UE pour avoir lieu. Et cela voudrait dire qu’on ne pourrait construire une Union européenne qu’avec des pays ayant les mêmes niveaux de richesse et de développement ? Cela revient à acter une logique d’Europe forteresse, d’Europe des riches.

La meilleure façon d’avancer des alternatives, ce n’est pas de sortir de cette construction européenne mais d’y désobéir.

Je pense qu’il faudrait plutôt saisir l’opportunité de ces demandes d’intégration, lorsqu’elles ont un véritable soutien populaire, comme c’est le cas en Ukraine face à l’agression russe. Car en réalité, l’élargissement soulève des problèmes constitutionnels majeurs. Quels fonds et politiques économiques pour réduire les inégalités ? Quel type de démocratie ? On ne peut pas répondre à ces questions avec l’UE telle qu’elle est. Ce n’est pas une raison pour rejeter les adhésions, mais s’en saisir au contraire comme opportunité d’une mise à plat démocratique des traités et politiques européennes.

Ce ne serait pas du luxe. L’UE n’a pas été capable de se confronter aux enjeux monétaires et bancaires de la grande crise économique de 2009, aux enjeux de santé du Covid, aux enjeux d’une transition écologique dans la justice sociale… La meilleure façon d’avancer des alternatives, ce n’est pas de sortir de cette construction mais d’y désobéir, d’organiser des campagnes populaires et d’inventer un fonctionnement alternatif de l’Europe, avec des mises en œuvre partielles et institutionnelles.

C’est une véritable gageure, au regard des reculs sociaux et démocratiques accumulés, et de la désynchronisation des rythmes politiques entre États membres.

C’est l’une des difficultés de notre époque. Les grandes luttes nécessaires d’aujourd’hui, sociales, féministes ou écologiques, ou à propos de la guerre et de la paix, ne peuvent se résoudre à une échelle purement nationale. À cet égard, l’horizon européen est stratégiquement intéressant entre le niveau national et le niveau international, nécessaire mais encore plus lointain. Le niveau continental, par la proximité qu’il suppose, est décisif.

C’est pourquoi il faut une posture radicalement critique sur ce qu’est l’UE réellement existante, mais ne pas louper des batailles, que ce soit dans, hors et contre l’UE. Il s’agit de désobéir et d’entraîner le plus de forces possible pour des alternatives internationalistes, dans l’intérêt des peuples.

Propos recueillis par Fabien Escalona

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