Édition du 23 avril 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Le processus bolivarien en crise. Dynamiques et perspectives

Publié le 5 mai 2015 | Entre les lignes

Lorsque Hugo Chávez est élu président de la République en décembre 1998, il est le premier dirigeant de la vague de gouvernements de gauche ou nationalistes-populaires qui vont accéder au pouvoir dans l’ensemble de l’Amérique du Sud. Il est porté par une poussée de mouvements sociaux et de conflits de classes, dont la révolte du Caracazo en février 1989 demeure l’épisode le plus emblématique. Face au doublement du prix de l’essence, conséquence d’un accord signé avec le FMI, les classes populaires vénézuéliennes s’étaient révoltées.

Le président social-démocrate de l’époque (Carlos Andrés Pérez, membre de l’Internationale socialiste) avait alors rétabli l’ordre au prix de plus d’un millier de morts. Le Venezuela bolivarien a représenté durant près d’une décennie et demi un des épicentres du « tournant à gauche » que connaît l’Amérique latine et un des foyers de la nouvelle dynamique d’intégration régionale. Cette expérience novatrice a fasciné – et fascine encore – une bonne part des forces progressistes ou radicales en Europe. Les conquêtes sociales, la mise en échec de plusieurs tentatives de renversement de l’opposition liée aux États-Unis et aux élites économiques locales, l’appel à la construction d’un « socialisme du XXIème siècle » contribuent à créer sa notoriété internationale. En avril 2002, un coup d’État militaire doublé de manipulations médiatiques est déjoué par la mobilisation des classes populaires et de certains secteurs militaires. Entre décembre 2002 et février 2003, le blocage de l’économie fomenté par le patronat et les cadres de PDVSA est vaincu par le redémarrage des entreprises par les travailleurs eux-mêmes. Pourtant, les difficultés et les tensions s’accumulent aujourd’hui pour le processus bolivarien, renforcées par le décès de Hugo Chávez en mars 2013. Les responsabilités apparaissent comme externes, mais aussi internes au gouvernement : le contrôle des changes mis en place au moment des volontés insurrectionnelles de l’opposition est miné par les spéculations des entreprises et des dignitaires du régime, l’inflation annuelle dépasse 55 % depuis deux années consécutives, le pétrole (premier poste de recettes de l’État) a perdu près de 60 % de sa valeur entre juin 2014 et janvier 2015, le président de l’Assemblée Nationale et numéro 2 du régime, Diosdado Cabello, est accusé par différents journaux de diriger un narcotrafic, le président Nicolás Maduro a récemment dénoncé l’organisation d’un coup d’État, les pénuries se multiplient…

Nous voudrions dans ce dossier présenter de manière contradictoire les apports, les limites et ce qui apparaît comme l’essoufflement de ce processus politique. Edgardo Lander, professeur de sociologie à l’Université Centrale du Venezuela et un des penseurs de l’altermondialisme, met en garde contre la persistance du modèle rentier comme impasse de développement. Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde, respectivement docteur en anthropologie et en sociologie et auteurs de Hugo Chávez et la révolution bolivarienne. Promesses et défis d’un processus de changement social, font un bilan contrasté des acquis sociaux par le gouvernement Chávez, de la mise en place de dispositifs ayant amélioré de manière participative la vie des Vénézuéliens les plus pauvres à l’institutionnalisation de ceux-ci. Mila Ivanovic, docteure en sciences politiques, réalise quant elle un bilan des politiques de participation populaire mises en œuvre depuis plus d’une décennie. D’autre part, Nicolas Johansson-Rosen, également doctorant en sciences politiques, revient sur un autre acteur oublié du gouvernement bolivarien : le mouvement ouvrier, car si les habitants des quartiers populaires ont bénéficié de programmes sociaux développés, les relations de travail et les rapports sociaux de production ont tardé à évoluer. Gonzalo Gómez, co-fondateur du portail internet aporrea, le plus populaire au sein du chavisme et l’un des rares espaces de débat pluraliste au sein de celui-ci, présente le défi et l’apport des médias alternatifs dans le Venezuela bolivarien. Enfin, Fabrice Andreani, doctorant en sciences politique, met en perspective un des aspects les plus controversés de la politique extérieure bolivarienne, le rapport aux soulèvements qui ont enflammé le monde arabe en 2011. Même s’il a maintenu un lien commercial avec les États-Unis, le gouvernement vénézuélien s’est opposé aux visées impérialistes de l’Oncle Sam et a œuvré pour un monde multipolaire. Cependant, une vision campiste l’a conduit à s’opposer aux processus révolutionnaires naissants dans le monde arabe.

La crise du processus bolivarien pose des défis stratégiques à l’ensemble des militant.e.s souhaitant penser et agir pour le renversement de l’ordre social capitaliste. Aujourd’hui, dans plusieurs pays d’Europe du Sud, l’épuisement des forces politiques soutenant le consensus néolibéral semble imminent, en Grèce et en Espagne notamment. A ce titre, l’étude du Venezuela contemporain est porteur d’enseignements. D’une part, l’expérience latino-américaine en général – et chaviste en particulier – prouve qu’il est non seulement possible de rompre avec le néolibéralisme en temps de mondialisation, mais également que cette rupture peut être bénéfique pour les classes populaires. D’autre part, les nombreux écueils auxquels se heurtent les processus d’émancipation outre-Atlantique en général, et dans le cas du Venezuela au sein de l’une des expériences les plus radicales de la période, soulignent une nouvelle fois que les débats autour de l’auto-organisation populaire, de la démocratie autogestionnaire et de la mise en place d’un modèle de développement alternatif sont indispensables à tout changement social durable, à la périphérie comme au centre du système-monde capitaliste.

Franck Gaudichaud et Thomas Posado [1]


[1Franck Gaudichaud est maître de conférences en Études latino-américaines à l’Université Grenoble Alpes, et membre du comité de rédaction de ContreTemps ; Thomas Posado est doctorant en sciences politiques à l’Université Paris-VIII, membre du Groupe d’Études Interdisciplinaire sur le Venezuela – GEIVEN)

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