Édition du 3 décembre 2024

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Écosocialisme

Marx aurait-il été extractiviste au XXIe siècle ?

La promotion de la grande industrie minière à ciel ouvert s’est installée ces dernières années parmi les gouvernements progressistes d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, d’Equateur, d’Uruguay et de tant d’autres pays. C’est une stratégie qui, à première vue, est bien loin de ce qu’on pourrait attendre d’un gouvernement de gauche. Comment donc des progressistes peuvent-ils défendre ce type d’industrie ? Ces gouvernements invoquent depuis peu les penseurs classiques du socialisme. Selon certains, si Marx vivait à notre époque en Amérique latine, il serait en faveur de l’« extractivisme ». Voyons cela d’un peu plus près…

La promotion de l’extractivisme s’est généralisée parmi les forces progressistes sud-américaines. Dans le cas de l’Argentine, par exemple, Cristina Kirchner espère que les investissements et les exportations minières pourront réanimer son économie. En Equateur, Rafael Correa défend ouvertement ce modèle bien qu’il préfère les investisseurs chinois à ceux des pays industrialisés. La situation est identique dans le cas de l’Uruguay, où un gouvernement progressiste favorise également la méga-industrie minière, même si elle prend dans ce pays le visage d’une entreprise indienne.

La défense de cette méga-industrie minière est pourtant quelque chose de très difficile pour un gouvernement qui se veut de gauche. Elle implique des mesures qui furent historiquement critiquées, comme l’accaparement des investissements et des ventes par des multinationales, ou la spécialisation dans l’exportation de matières premières. En même temps, il existe dans tous ces pays des résistances et des critiques citoyennes. Comment donc alors défendre l’industrie minière ? Comment convaincre la population qu’être en faveur de l’extractivisme est compatible avec les principes de gauche ?

Pour justifier ce virage, l’un des faits les plus notables est que plusieurs de ces gouvernements affirment que l’extractivisme serait une conséquence naturelle de la tradition socialiste. Ils invoquent et citent les vieux penseurs du socialisme pour affirmer que non seulement ils ne s’y opposaient pas, mais qu’au contraire ils le promouvaient.

L’exemple le plus significatif a été donné par le président équatorien Rafael Correa qui, pour défendre l’extractivisme, a posé deux questions provocatrices : « Où peut-on trouver dans le Manifeste communiste un refus de l’industrie minière ? Quelle théorie socialiste a dit non à cette industrie ? » (interview de mai 2012). Le message est clair : si Marx et Engels étaient aujourd’hui parmi nous, les communistes, les socialistes et les autres seraient des partisans des exploitations minières.

Quelque chose de similaire se produit dans d’autres pays. En Uruguay, par exemple, plusieurs figures importantes du Parti Socialiste, allant d’un sénateur à des militants très connus et même un dirigeant qui est devenu directeur d’une mine, défendent l’industrie minière.

La contre-attaque aux critiques faites à ces postures idéologiques est que ceux qui sont sceptiques sur les bénéfices à retirer des exploitations minières, ou qui sont ouvertement contre cette industrie, sont automatiquement des conservateurs et qu’il s’agit de personnes qui rejettent le socialisme. Il semble donc nécessaire de prendre très au sérieux cette question et d’examiner si le socialisme doit être extractiviste.

Un Marx extractiviste ?

Commençons par soupeser jusqu’où la question posée par Correa est valable. Car on ne peut attendre que le Manifeste communiste, écrit au milieu du XIXe siècle, contienne toutes les réponses à tous les problèmes du XXIe siècle.

Comme le soulignent deux des plus éminents marxistes du XXe siècle, Léo Huberman et Paul Sweezy, tant Marx que Engels, à la fin de leur vie, considéraient que les principes du Manifeste étaient toujours corrects mais que le texte avait vieilli. « Ils ont implicitement reconnu en particulier qu’au fur et à mesure que le capitalisme s’étend et introduit de nouveaux pays et de nouvelles régions dans le courant de l’histoire moderne surgissent nécessairement des problèmes et des formes de développement non prises en compte par le Manifeste » assurent Hunerman et Sweezy (1). C’est sans nul doute la situation des nations latino-américaines aujourd’hui et cela nécessite donc de contextualiser tout autant les questions que les réponses.

Pour le dire autrement, nos antécédents historiques, notre condition de pays aux économies primaires subordonnées, la propre expérience des gouvernements progressistes et ce que nous savons aujourd’hui sur les effets sociaux et environnementaux de l’extractivisme, constituent, parmi d’autres, les facteurs qui configurent les nouveaux contextes dans lesquels il convient de discuter de la méga-industrie minière.

Correa renforce ces déclarations de Marx et Engels en ajoutant une affirmation clé qui ne peut passer inaperçue : « les pays socialistes furent traditionnellement des pays miniers ». Le message est ici que la base théorique du socialisme implique l’extractivisme et que, dans la pratique, les pays du « socialisme réel » l’ont appliquée avec succès.

En examinant les choses avec rigueur, ces propos de Correa ne sont pas tout à fait exacts. Nous savons aujourd’hui que, dans ces pays où l’industrie minière a été développée à grande échelle, le bilan environnemental, social et économique a été très négatif. L’un des exemples les plus frappants est donné par les zones minières et sidérurgiques de la Pologne sous l’ombre soviétique où eurent lieu de dures oppositions citoyennes et syndicales. On constate également aujourd’hui des situations terribles avec l’industrie minière en Chine.

On ne peut oublier que bon nombre de ces expériences propres au socialisme réel, vu leur coût social et écologique élevé, se sont concrétisées par l’absence de tout contrôle environnemental adéquat ou par l’étouffement autoritaire des revendications citoyennes. On ne peut non plus passer sous silence le fait que cet extractivisme de style soviétique fut incapable de générer le bond économique et productif prédit par leurs plans de développement.

Aujourd’hui, par contre, la défense de l’extractivisme en Amérique latine ne se contente pas de l’objectif de croissance économique, elle est un peu plus complexe. En effet, plusieurs pays espèrent tirer un profit maximum de ses retombées économiques afin de financer, d’une part, différents programmes sociaux et, d’autre part, des changements dans la base productive pour créer une autre économie. De manière très résumée, l’idée est de vendre les ressources naturelles pour continuer à financer des plans d’aide aux secteurs les plus pauvres et la construction d’infrastructures, ou pour des placements de fonds à plus long terme. Parallèlement, on cherche à promouvoir la diversification économique en disant presque toujours qu’on utilisera les fonds pour promouvoir l’industrie nationale. Le lien entre l’extractivisme et les plans sociaux est ce qui permet de présenter cette stratégie comme cohérente avec l’aspiration à la justice sociale propre à la gauche.

Mais ce beau schéma extractiviste souffre d’une série de problèmes. L’un d’eux est qu’on crée ainsi une dépendance entre l’extractivisme et les plans sociaux. Sans les impôts et les taxes aux exportations de matières premières, les possibilités pour financer les programmes d’assistance sociale seraient réduites. On réduirait bien entendu aussi le financement de l’appareil d’Etat lui-même. Ce qui pousse les gouvernements à devenir sans cesse plus extractivistes (les transformant en partenaires des projets miniers les plus variés), à courtiser les investisseurs de tout type et à leur offrir diverses facilités. Il ne fait aucun doute que les gouvernements progressistes ont impulsé des changements positifs, dont certains sont très importants, mais le problème est qu’on perpétue les mêmes impacts sociaux et environnementaux négatifs et qu’on renforce le rôle des économies nationales comme fournisseurs subordonnés de matières premières. Parallèlement, la justice sociale reste bloquée aux mécanismes de compensation économique.

La prétention de sortir de cette dépendance en intensifiant encore plus l’extractivisme n’a aucune chance de se concrétiser. Car la logique de l’extractivisme elle-même génère des conditions qui empêchent ces changements de fond et elle opère à plusieurs niveaux, depuis l’économie jusqu’à la politique (déplacement de l’industrie locale, surévaluation des monnaies nationales, pouvoir démesuré de l’influence exercée par les entreprises minières sur les acteurs politiques…).

L’utilisation d’instruments de redistribution économique des richesses afin d’obtenir l’adhésion et la paix sociale a des limites car, en dépit de toutes ces dépenses sociales, les mobilisations citoyennes persistent d’une manière ou d’une autre. Mais en outre, cela est financièrement très coûteux et rend les gouvernements encore plus assoiffés de nouveaux projets extractivistes.

C’est précisément toutes relations perverses qui doivent être analysées à partir de Marx. Le message de Correa, pour provocateur qu’il soit, démontre en réalité qu’au-delà des citations, il ne prend pas en compte les principes de Marx qui sont toujours d’actualité au XXIe siècle.

Ecouter l’avertissement de Marx

Marx n’a pas rejeté l’industrie minière. La majeure partie des mouvements sociaux ne la rejettent pas non plus et si l’on écoute attentivement leurs revendications, on découvrira qu’elles se focalisent sur un type particulier d’exploitation minière : celle à grande échelle, se calculant en énormes volumes, à ciel ouvert et intensive. En d’autres termes, on ne doit pas confondre industrie minière et extractivisme.

Marx ne rejette pas l’industrie minière, mais il était très clair pour lui où devaient s’opérer les changements. C’est à partir de sa perspective qu’on peut trouver les réponses à la question du président Correa et plusieurs leçons pour la gauche uruguayenne : Marx faisait la distinction entre un « socialisme vulgaire » et un socialisme authentique et cette différenciation doit être attentivement prise en considération aujourd’hui.

Dans sa « Critique du Programme de Gotha », Marx rappelle que la répartition des moyens de consommation est, en réalité, une conséquence des modes de production. Intervenir dans la consommation n’implique pas de transformer les modes de production ; or, c’est à niveau-là que doivent opérer les véritables transformations. Marx ajoute que « Le socialisme vulgaire (…) a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. » (2)

C’est ici que se trouve la réponse à la question clé : Marx, dans l’Amérique latine d’aujourd’hui, ne serait pas en faveur de l’extractivisme car ce dernier entraîne l’abandon de l’objectif de transformer les rapports de production. Les programmes de redistribution des richesses basés sur les impôts et autres taxes peuvent jouer un rôle important, mais il est nécessaire de promouvoir des alternatives au mode de production. La promotion de la méga-industrie minière empêche ces changements structurels et entraîne au contraire des conséquences telles que le renforcement de l’"assistantialisme" économique.

Tout cela met clairement en évidence que la recherche d’alternatives à l’extractivisme n’est nullement opposée à la tradition socialiste et que les moqueries envers ceux qui tentent de le faire ne semblent servir qu’à masquer la pauvreté des arguments employés.

Pour revenir à Marx, n’oublions pas que de nombreux auteurs ont exploré sa facette « écologique », comme l’a fait avec beaucoup d’énergie John Bellmay Foster (3). A partir de ces nouvelles lectures, on pourrait ajouter d’autres arguments pour affirmer que Marx n’aurait jamais été extractiviste. Mais il est également approprié d’admettre que l’approche de Marx n’est certainement pas suffisante pour organiser une alternative post-extractiviste car il était un homme plongé dans les idées du progrès propres à la modernité du XIXe siècle. (…)

Mais nous savons aussi que la propriété d’Etat n’assure ni le contrôle social postulé par le marxisme, ni la bonne gestion environnementale. L’héritage de ces limites est encore bien présent dans les pays de l’ex-bloc soviétique et cela n’échappe à personne que des problèmes similaires se répètent aujourd’hui avec les entreprises d’Etat latino-américaines.

La nationalisation des ressources naturelles est une condition nécessaire pour une alternative, mais elle n’est suffisante en elle-même pour ce faire. Il est nécessaire de changer la logique de l’organisation de la production et de la consommation. Ainsi, les instruments permettant d’améliorer la redistribution des richesses peuvent représenter des avancées, mais il est également impératif de changer la structure productive elle-même. Tout cela signifie qu’il est nécessaire de transcender la dépendance envers l’extractivisme.

Cette question est tellement claire que Marx pouvait conclure que « Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, à quoi bon revenir en arrière ? » Pourquoi, alors, insister avec l’extractivisme ?

Eduardo Gudynas est chercheur au CLAES (Centro Latino Americano de Ecología Social).

Source :
http://accionyreaccion.com/?p=556
Traduction française pour Avanti4 : Ataulfo Riera

Notes

(1). Huberman, L. y P. Sweezy. 1964. « El Manifiesto Comunista : 116 años después ». Monthly Review 14 (2) : 42-63.

(2). Marx, K. 1977. « Crítica del Programa de Gotha ». Editorial Progreso, Moscú.

(3). Bellamy Foster, John. 2000. « La ecología de Marx ». El Viejo Topo, Madrid.

Eduardo Gudynas

Sociologue, directeur du Centre latino- américain d’Ecologie sociale. Eduardo Gudynas est militant écologiste, auteur de recherches et d’essais sur le sujet. Participe au Centre latino-américain d’écologie sociale (CLAES) et au projet D3E (recyclage de déchets électroniques).

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