Édition du 30 avril 2024

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Notes sur le syndicalisme ouvrier

De force d’opposition subversive à instrument d’intégration et de réconciliation avec l’ordre économico-politique bourgeois (Texte 10)

Nous avons vu que la classe ouvrière et les couches salariées sont en rapport d’opposition avec les détenteurs des capitaux dans une société où prime le mode de production capitaliste. Nous avons également établi que le syndicalisme est l’une des formes historiques d’organisation de cette opposition, de cette lutte. Précisons que la lutte syndicale, comme le mentionnent Marx et Engels, n’est pas assimilable à une guerre ouverte et totale. L’histoire du syndicalisme, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui et l’analyse de la pratique syndicale quotidienne nous la font apparaître comme un engagement limité et routinier qui ne remet pas en question fondamentalement les rapports économiques du mode de production capitaliste.

C’est à travers le temps que le syndicalisme est passé d’une force politique d’opposition subversive à l’ordre économique et politique bourgeois à un instrument d’intégration et de réconciliation avec l’ordre capitaliste.

Tant et aussi longtemps que le syndicalisme a été l’objet d’une répression systématique de la part des employeurs et de l’État et qu’il ne parvenait à faire plier les patrons qu’exceptionnellement, la lutte syndicale semblait revêtir la forme d’une résistance ouverte à l’ordre social bourgeois. Durant la période couverte par les années 1799[1] à 1872[2] (période durant laquelle les coalitions ouvrières visant à imposer aux employeurs la négociation collective autour des conditions de travail et de rémunération constituaient un « délit criminel »), certaines tentatives de négocier un contrat collectif de travail pouvaient apparaître comme une déclaration de guerre au patronat et la grève comme un geste de rupture et de contestation des règles du jeu existantes.

Quoique sévèrement réprimées, ces luttes syndicales ont eu pour effet, à la longue, de faire reculer le patronat et l’État et de leur imposer tout un ensemble de concessions relatives soit à des augmentations de salaire et une amélioration des conditions de travail et d’emploi. Concessions qui allaient (suite à une autre vague de luttes très dures au plan politique et sur le plan de l’entreprise) aboutir, durant la Deuxième Guerre mondiale[3], à l’obligation pour le patronat de négocier « de bonne foi » le contrat collectif de travail avec les syndicats dits représentatifs.

De façon immédiate, cette nouvelle conquête marquait un progrès important pour les organisations syndicales. Elle augmentait, au sein de l’entreprise, le pouvoir de négociation des salariéEs organiséEs en syndicat. Ce qui pouvait leur assurer une amélioration notable de leurs conditions de rémunération et de travail. Cependant, cette nouvelle conquête marquait, à coup sûr, l’institutionnalisation[4] de la lutte syndicale. Et c’est ainsi que les organisations syndicales se sont transformées en des organisations de « gestion » de la lutte de résistance et d’opposition de la classe ouvrière. Précisons.

Par l’obligation faite aux employeurs de négocier « de bonne foi », les salariéEs syndiquéEs se retrouvaient dans une certaine position de force face aux employeurs. Le patronat ne pouvait plus imposer unilatéralement les conditions de travail et de rémunération à ses salariéEs syndiquéEs. Il devait lui aussi jouer le jeu des négociations, c’est-à-dire accepter la présence au sein de son entreprise de l’organisation syndicale et surtout, lui aussi, accepter de faire des concessions.

Or, cette acceptation par le patronat du jeu de la négociation a eu pour effet de modifier, de manière significative, les conditions d’exercice de la lutte syndicale. Il semblait dorénavant possible pour les syndicats d’en arriver à une entente avec l’employeur sur un certain nombre de revendications dans la mesure où celles-ci étaient présentées de telle manière qu’un compromis négocié soit envisageable. Pour les deux parties (employeur et syndicat) accepter de négocier c’était du même coup accepter de réduire ses exigences initiales, offrir des concessions et surtout reconnaître la présence irréductible de son adversaire en lui reconnaissant certains droits : la reconnaissance syndicale pour les salariéEs syndiquéEs et le respect du droit de gérance pour l’employeur. Ce qui a eu pour effet d’entraîner au moins trois choses en regard de la pratique syndicale :

dans un premier temps, les syndicats ne mettraient de l’avant que des revendications réalistes et quantifiables. Des revendications négociables excluant, d’entrée de jeu, celles susceptibles de mettre en question un ou des éléments vitaux au pouvoir des détenteurs des capitaux au sein de leur entreprise ;

dans un deuxième temps, une fois l’entente conclue, les syndicats devaient la faire observer par les salariées syndiquéEs.

Conséquemment, de simples organismes d’auto-défense des salariéEs syndiquéEs, les syndicats se sont retrouvés dans la responsabilité de se doter d’une structure organisationnelle hiérarchique et bureaucratique (c’est-à-dire une organisation au sein de laquelle nous retrouvons des dirigeantEs et des représentantEs d’un côté et les membres adhérentEs de l’autre) répondant aux exigences de leurs nouvelles responsabilités comme organisations légalement reconnues de la négociation d’une convention collective de travail.

Nouvelles responsabilités dont les suivantes :

responsabilité en regard de la préparation de la négociation collective (hiérarchiser les revendications, les présenter sous une forme négociable et les soutenir par des arguments techniques et chiffrables) et l’application de la convention collective ; responsabilité quant à l’organisation de la mobilisation des salariéEs syndiquées avant et pendant la négociation collective (élaboration d’un cadre stratégique, mises-en-œuvre des moyens de pression pouvant aller jusqu’à la grève, mise-en-place d’un fonds de défense professionnel, etc.) ;

responsabilité quant à l’organisation des personnes non-syndiquéEs issue des secteurs industriel et des secteurs public et para-public.

Nouvelles responsabilités qui ont eu pour effet d’obliger les organisations syndicales à embaucher ou à former des personnes spécialisées dans le champ des relations de travail en milieu syndiqué (agentE de grief, organisatrice ou organisateur syndical, juriste, économiste, spécialistes de la communication orale et écrite, etc.) et une multiplication des instances décisionnelles allant de l’Assemblée générale d’un syndicat aux autres instances décisionnelles des regroupements professionnels (fédération professionnelle) ou des regroupements territoriaux (Conseil central, Conseil régional) ou encore ultime forme de regroupement une Centrale syndicale ou une Confédération. Ce qui a eu pour effet d’entraîner forcément une distanciation réelle entre l’organisation syndicale et les salariéEs syndiquÉes oeuvrant au sein d’une entreprise.

Les contradictions du syndicalisme et la lutte politique des syndicats

Nous avons posé les syndicats comme étant le lieu d’organisation d’une résistance « limitée et routinière » au patronat. Le syndicalisme, tel qu’il se pratique au Québec, est traversé par une contradiction d’importance entre l’aspect « intégratif » et l’aspect « oppositionnel » de ses pratiques. Bref, si le syndicalisme exprime une opposition à certaines orientations des employeurs (il agit en vue d’assurer une meilleure intégration des salariées syndiquées sur les lieux de travail), nous pouvons nous demander quelle est maintenant la nature de la relation entre le syndicalisme et l’État ?

Remarquons que lorsque les organisations syndicales organisent des interventions mobilisatrices des salariéEs syndiquéEs ou non sur l’État (c’est-à-dire des luttes qui visent à obtenir ou modifier certaines politiques étatiques), elles le font sur la base de la contradiction qui les définit en propre. Il s’agit en clair d’interventions politiques provenant d’organisations qui se spécialisent dans la gestion de la résistance ouvrière à l’ordre bourgeois. Et c’est précisément sur la base de cette contradiction que les organisations syndicales entrent en rapport avec l’État dont la fonction consiste à gérer ou (et) à réguler, en dernier lieu les tensions et les contradictions entre les détentrices et les détenteurs des capitaux et le Travail salarié au profit, nous nous en doutons, des groupes dominants économiquement. Le rapport qui existe entre les organisations syndicales et l’État est donc lui aussi un rapport potentiellement d’opposition. Opposition limitée et routinière en raison du confinement principalement du syndicalisme à la négociation collective et ce par la loi. Ce qui a pour conséquence une certaine forme de dépendance plus ou moins étendue du syndicalisme par rapport à l’État. État qui est devenu progressivement, à travers les diverses législations du travail, les divers programmes de sécurité sociale et la mise sur pied de divers comités consultatifs un acteur incontournable de la reconnaissance juridique existentielle des syndicats. Le syndicalisme, comme lieu d’organisation de certaines pratiques d’opposition des salariéEs syndiquées sur l’État, est là également traversé par une contradiction entre un rôle d’opposition politique et un rôle d’intégration politique.

Conclusion

Définie principalement par la loi dans un cadre de négociation collective avec l’employeur et prise en charge par des organisations syndicales de plus en plus hiérarchisées et bureaucratiques, la résistance syndicale aux employeurs (toutes catégories confondues) était condamnée à se confiner dans un cadre nécessairement limité et routinier. Dorénavant, place à la négociation collective portant sur des enjeux négociables et monnayables et à l’expression conflictuelle de divers moyens de pression et de la grève (ou du lock-out) dans un cadre balisé par la loi. Ainsi liés au processus de négociation, le recours à la grève et l’exercice de moyens de pression renvoient dorénavant à un exercice conflictuel routinier de portée principalement (mais non exclusivement) économique. Les grèves politiques sont peu nombreuses dans l’histoire du mouvement ouvrier et syndical au Canada et au Québec et la nouvelle jurisprudence, issue de la trilogie de 2015 de la Cour suprême du Canada n’a pas encore été réellement testée. Nouvelle jurisprudence qui donnera lieu à une analyse un peu plus détaillée éventuellement.

Yvan Perrier

29 février 2020

[1] Année d’adoption de la Combination Act.

[2] Année d’adoption de la Loi des unions ouvrières.

[3] Et plusieurs années après l’adoption du Wagner Act aux États-Unis d’Amérique.

[4] Par institutionnalisation nous entendons le fait de donner à quelque chose un caractère officiel, voire même juridique.

Zone contenant les pièces jointes

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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