Édition du 1er octobre 2024

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Écosocialisme

Entrevue de John Bellamy Foster[1]

Sur l’écologie de Marx et le retour de la nature

Professeur de sociologie à l’Université de l’Oregon et rédacteur en chef de la prestigieuse revue théorique américaine Monthly Review, John Bellamy Foster a révolutionné l’écosocialisme, il y a vingt ans, grâce à un livre fondamental, Marx’s Ecology[2]. Ce livre a lancé une deuxième série de recherches écosocialistes qui a réfuté toutes sortes de préjugés sur l’œuvre de Karl Marx, et il est en passe de fournir de solides fondements théoriques à un socialisme écologique pour notre époque.

19 décembre 2022 | tiré des Nouveaux Cahiers du Socialisme (NCS)

Ce grand développement de la pensée écologique marxiste, amorcée principalement par Foster et d’autres intellectuels liés à la Monthly Review (Paul Burkett, Fred Magdoff, Brett Clark), a démontré que Marx, bien qu’il ait écrit au XIXe siècle, est essentiel si on veut réfléchir à la crise écologique contemporaine.

L’école marxiste de la « rupture métabolique »

Le courant de la pensée écologique marxiste s’est fait connaître sous le nom d’école de la « rupture métabolique » en raison de la place centrale de cette notion que Foster a extraite des chapitres sur la rente foncière dans les volumes 1 et 3 du Capital de Marx. Ce courant a stimulé de nombreuses pistes de recherche écologiques tant en sciences sociales qu’en sciences naturelles – allant de l’impérialisme et l’étude de l’exploitation des océans à la ségrégation sociale et à l’épidémiologie.

Dans son dernier livre qu’il a mis 20 ans à écrire, The Return of Nature[3], une monumentale généalogie de grands penseurs écosocialistes, Foster nous parle du chemin parcouru entre la mort de Marx en 1883 et l’émergence de l’environnementalisme dans les années 1960 et 1970.

L’œuvre de Foster est très peu disponible en français. Tant son premier grand livre, Marx’s Ecology, que son dernier, The Return of Nature, sont introuvables pour le moment dans la langue de Molière. Afin de commencer à pallier cette lacune, les Nouveaux Cahiers du socialisme vous présentent ce texte inédit en français de John Bellamy Foster.

Ce sont des extraits d’une longue entrevue publiée il y a plus d’un an dans la Monthly Review. Dans cette entrevue remarquable, conduite par Alejandro Pedregal, chercheur et cinéaste espagnol, Foster résume très bien ses principales contributions théoriques à l’écologie marxiste, sa redécouverte d’Engels ainsi que quelques principes stratégiques fondamentaux de l’écosocialisme du XXIe siècle.

Roger Rashi, traducteur de l’entrevue

Alejandro Pedregal – Dans votre livre Marx’s Ecology, vous avez réfuté certaines hypothèses généralement admises sur la relation entre Marx et l’écologie, à savoir que la pensée écologique dans l’œuvre de Marx est marginale, que ses quelques idées écologiques se trouvent principalement (sinon uniquement) dans ses premiers travaux… qu’il voit dans la technologie et le développement des forces productives la solution aux contradictions de la société avec la nature… Pensez-vous que ces idées persistent dans les débats actuels ?

La critique écologique de Marx est centrale dans sa critique du capitalisme

John Bellamy Foster – Au sein des cercles socialistes et écologistes des pays anglophones, et, en fait, dans la plupart des pays du monde, ces premières critiques de Marx en ce qui concerne l’écologie sont maintenant réfutées. Non seulement elles n’ont aucun fondement dans les faits, mais elles sont entièrement contredites par la solide conception écologique de Marx, laquelle a été fondamentale dans le développement de l’écosocialisme et, de plus en plus, par des analyses socioscientifiques des ruptures écologiques produites par le capitalisme.

Cela est particulièrement évident en ce qui concerne l’influence généralisée et croissante de la théorie de Marx sur la rupture métabolique, dont la compréhension s’accroît et qui, maintenant, est appliquée à presque tous nos problèmes écologiques. En dehors du monde anglophone, on rencontre encore occasionnellement certaines fausses idées du passé, sans doute parce que les travaux les plus importants ont été, jusqu’à présent, réalisés en anglais et qu’une grande partie n’a pas encore été traduite. Néanmoins, je pense que nous pouvons considérer que ces critiques sont désormais presque universellement comprises comme non valides, non seulement en raison de mon travail, mais aussi de celui de Paul Burkett dans Marx and Nature[4], de Kohei Saito dans Karl Marx’s Ecosocialism[5], et de bien d’autres.

Aujourd’hui, pratiquement personne à gauche n’est simpliste au point de juger Marx comme un penseur prométhéen qui fait la promotion de l’industrialisation par-dessus tout. On comprend maintenant, de façon générale, comment la science et la conception matérialiste de la nature ont pénétré sa pensée, une perception renforcée par la publication de certains de ses carnets et notes de lecture scientifiques et écologiques dans le projet MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe, la publication des œuvres complètes de Marx et Engels). Ainsi, je ne pense pas que le point de vue selon lequel l’analyse écologique de Marx est en quelque sorte marginale dans sa pensée soit très crédible parmi les socialistes du monde anglophone aujourd’hui, et ce point de vue perd du terrain rapidement partout ailleurs.

Le marxisme écologique est un sujet très important en Europe, en Amérique latine, en Chine, en Afrique du Sud, au Moyen-Orient – presque partout, en fait. La seule façon de considérer l’analyse écologique de Marx comme marginale est d’adopter une définition extrêmement étroite et autodestructrice de l’écologie. De plus, en science, ce sont souvent les intuitions les plus « marginales » d’un penseur qui s’avèrent les plus révolutionnaires et les plus avant-gardistes.

Pourquoi tant de personnes étaient-elles convaincues que Marx avait négligé l’écologie ? Je pense que la réponse la plus simple est que la plupart des socialistes ont simplement ignoré l’analyse écologique présente chez Marx. Tout le monde lisait les mêmes choses de Marx, de la manière prescrite, en passant sous silence ce qui était alors désigné comme secondaire et de peu d’importance. Je me souviens avoir conversé avec quelqu’un il y a quelques années qui disait qu’il n’y avait pas de discussions écologiques chez Marx. Je lui ai demandé s’il avait déjà lu les chapitres sur l’agriculture et sur la rente dans le volume 3 du Capital. Il s’est avéré que non. J’ai demandé : « Si vous n’avez pas lu les parties du Capital où Marx examine l’agriculture et le sol, comment pouvez-vous être si sûr que Marx n’a pas traité des questions écologiques ? » Il n’avait pas de réponse. D’autres problèmes sont dus à la traduction. Dans la traduction anglaise originale du Capital, le terme « Stoffwechsel », métabolisme, d’abord employé par Marx, a été traduit par « échange de matériel » (material exchange), ce qui a nui plutôt qu’aidé à la compréhension. Mais il y a aussi des raisons plus profondes, comme la tendance à négliger ce que Marx entendait par matérialisme, ce qui englobait non seulement la conception matérialiste de l’histoire, mais aussi, plus fondamentalement, la conception matérialiste de la nature.

La critique écologique de Marx est importante parce qu’elle est unifiée avec sa critique politico-économique du capitalisme. En effet, on peut affirmer qu’aucune des deux n’a de sens sans l’autre. La critique que fait Marx de la valeur d’échange sous le capitalisme n’a aucune signification en dehors de sa critique de la valeur d’usage, qui est liée aux conditions naturelles-matérielles. La conception matérialiste de l’histoire n’a de sens que si elle est mise en relation avec une conception matérialiste de la nature. L’aliénation du travail ne peut être considérée indépendamment de l’aliénation de la nature. L’exploitation de la nature est basée sur l’appropriation par le capital des « dons gratuits de la nature ».

Comme l’explique István Mészáros dans La théorie de l’aliénation chez Marx (1970), la définition même de Marx des êtres humains comme automédiateurs de la nature repose sur une conception du processus de travail comme métabolisme entre les êtres humains et la nature[6]. La science comme moyen de renforcer l’exploitation du travail ne peut être séparée de la science conçue comme domination de la nature. La notion de métabolisme social chez Marx ne peut être séparée de la question de la rupture métabolique. Et ainsi de suite.

Ces éléments n’étaient pas réellement dissociés chez Marx, mais ils ont été isolés plus tard les uns des autres par des penseurs de gauche, qui ont généralement ignoré les questions écologiques, ou qui ont employé des perspectives idéalistes, mécanistes ou dualistes et qui ont ainsi privé la critique de l’économie politique de sa véritable base matérielle.

AP – Vingt ans après Marx’s Ecology, les travaux approfondis de l’école de la rupture métabolique ont transformé les débats sur le marxisme et l’écologie. Quels sont les continuités et les changements entre le passé et le contexte actuel ?

Le concept de la rupture métabolique est crucial pour construire un mouvement écosocialiste révolutionnaire

JBF – Il y a plusieurs pistes de discussion et de débat. L’une, la plus importante selon moi, est que le grand nombre de recherches sur la rupture métabolique constitue un moyen pour comprendre la crise écologique planétaire actuelle et pour construire un mouvement écosocialiste révolutionnaire en réponse à cette crise.

Fondamentalement, ce qui a changé les choses, c’est l’essor spectaculaire de l’écologie marxienne elle-même, qui apporte un éclairage sur tant de domaines différents, non seulement en sciences sociales, mais aussi en sciences naturelles. Par exemple, Mauricio Betancourt a récemment écrit une merveilleuse étude pour Global Environmental Change sur l’effet de l’agroécologie cubaine dans l’atténuation de la fracture métabolique[7]. Stefano Longo, Rebecca Clausen et Brett Clark ont appliqué la méthode de Marx à l’analyse de la rupture métabolique dans les océans dans The Tragedy of the Commodity (2015). Hannah Holleman l’a utilisée pour explorer les sécheresses passées et présentes dans Dust Bowls of Empire (2018). Un nombre considérable d’ouvrages ont utilisé le concept de rupture métabolique pour comprendre le problème du changement climatique, notamment Brett Clark, Richard York et moi-même dans notre livre The Ecological Rift (2011) et Ian Angus dans Face à l’anthropocène (Écosociété, 2018). Ces travaux, ainsi que les contributions d’autres personnes, comme Andreas Malm, Eamonn Slater, Del Weston, Michael Friedman, Brian Napoletano, et un nombre croissant d’universitaires et de militants trop nombreux pour être cités, peuvent tous et toutes être considérés essentiellement sous cet angle. Citons une organisation importante, le Réseau écosocialiste mondial, dans lequel John Molyneux joue un rôle de premier plan, de même que System Change Not Climate Change, un réseau écosocialiste et anticapitaliste aux États-Unis. Le travail de Naomi Klein s’est appuyé sur le concept de rupture métabolique. Ce concept a joué un rôle dans le Mouvement des sans-terre (MST) au Brésil et dans les discussions sur la question de la civilisation écologique en Chine.

Une autre question concerne les relations entre l’écologie marxienne et la théorie marxiste féministe de la reproduction sociale, ainsi que les nouvelles analyses du capitalisme racial. Ces trois perspectives se sont appuyées ces dernières années sur le concept d’expropriation de Marx comme partie intégrante de sa critique globale, au-delà de l’exploitation. Ce sont ces liens qui ont motivé Brett Clark et moi-même à écrire notre récent livre, The Robbery of Nature[8], sur la relation entre le vol et la rupture, c’est-à-dire comment l’expropriation des terres, des valeurs d’usage et des corps humains est lié à la rupture métabolique. Un domaine important est celui de l’impérialisme écologique et des échanges écologiques inégaux, sur lequel j’ai travaillé avec Brett Clark et Hannah Holleman.

Aujourd’hui, de nouvelles critiques adressées à Marx visent la théorie de la rupture métabolique elle-même et soutiennent qu’elle est dualiste plutôt que dialectique. Mais il s’agit bien sûr d’une idée fausse, puisque pour Marx, le métabolisme social entre l’humanité et la nature (humains non compris) par le biais du travail et du processus de production constitue par définition la médiation entre la nature et la société. Dans le cas du capitalisme, cela se manifeste comme une médiation aliénée sous la forme de rupture métabolique. Une telle approche, centrée sur le travail/métabolisme en tant que médiation dialectique de la totalité, ne pourrait pas être plus opposée au dualisme.

D’autres ont dit que si le marxisme classique avait abordé les questions écologiques, celles-ci seraient apparues dans les analyses socialistes postérieures à Marx, mais ce ne fut pas le cas. Cette position est également erronée. En fait, c’est la question que j’aborde dans The Return of Nature, un livre qui vise expressément à explorer la dynamique de la continuité et du changement dans l’écologie socialiste et matérialiste au cours du siècle qui a suivi la mort de Charles Darwin et de Marx, respectivement en 1882 et 1883.

AP – Pendant longtemps, au sein de certains courants marxistes, Engels a été accusé d’avoir vulgarisé la pensée de Marx, mais vous soulignez la pertinence et la complexité du matérialisme dialectique d’Engels dans l’élaboration d’une critique sociale et écologique du capitalisme. Comment contester ces positions du point de vue de la pensée écologique marxiste ?

Le matérialisme dialectique d’Engels est essentiel à l’écologie marxienne

JBF – Je me souviens d’avoir entendu David McClellan discuter, en décembre 1974, peu de temps après qu’il ait écrit sa biographie de Marx. J’ai été complètement décontenancé par une tirade incroyable contre Engels, qui constituait le cœur de son discours. C’était mon premier véritable contact avec les attaques contre Engels qui, à bien des égards, ont défini la tradition marxiste occidentale à l’époque de la guerre froide et qui se sont poursuivies dans la période de l’après-guerre froide. Tout cela concernait clairement moins Engels en tant que penseur que les « deux marxismes », comme disait Alvin Gouldner. Le marxisme occidental et, dans une large mesure le monde universitaire, ont revendiqué Marx comme un des leurs, un penseur raffiné, mais ont pour la plupart rejeté Engels comme trop « grossier » selon eux, le plaçant dans le rôle du trouble-fête, comme celui qui aurait créé un « marxisme » qui n’avait rien à voir avec Marx, et donc responsable de l’économisme, du déterminisme, du scientisme, des conceptions philosophiques et politiques médiocres de la Deuxième Internationale et au-delà, jusqu’à Staline.

Bien que nous puissions trouver des centaines, voire des milliers, de livres et d’articles qui mentionnent la Dialectique de la nature d’Engels, il ne faudrait pas s’étonner qu’il n’y ait pratiquement rien à en tirer. Soit parce qu’ils traitent les conceptions d’Engels de manière doctrinaire à l’instar du vieux marxisme officiel, soit que, dans le cas de la tradition philosophique du marxisme occidental, ces écrits se limitent à citer simplement quelques lignes de la Dialectique de la nature, ou parfois de l’Anti-Dühring, mais uniquement dans le but d’établir qu’Engels aurait vulgarisé le marxisme.

En matière d’écologie marxienne, Engels est essentiel. Car aussi brillante que soit l’analyse de Marx à cet égard, nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer les immenses contributions d’Engels à l’épidémiologie de classe (le sujet principal de son livre La Condition de la classe laborieuse en Angleterre, 1844), à la dialectique de la nature et de l’émergence, à la critique de la conquête de la nature ou à la compréhension du processus évolutif humain. L’appropriation critique de Darwin par Engels dans l’Anti-Dühring a été fondamentale pour le développement de l’écologie évolutionniste. Le matérialisme émergentiste développé dans la Dialectique de la nature est central pour une vision scientifique critique du monde.

AP – Malheureusement, et dans une certaine mesure en raison des limites du marxisme occidental, le lien entre écologie et impérialisme a souvent été sous-estimé par des courants marxistes et écologiques. Certains ont même considéré l’impérialisme comme une catégorie dépassée pour comprendre le capitalisme mondial. Comment se fait-il que cette séparation entre géopolitique et écologie reste si forte dans certains secteurs de la gauche ?

Il ne peut y avoir de révolution écologique qui ne soit anti-impérialiste

JBF – De ma génération, aux États-Unis, affectée par la guerre du Vietnam et le coup d’État au Chili, la plupart de celles et ceux qui ont été attirés par le marxisme y sont venus par opposition à l’impérialisme. C’est en partie pour cette raison que j’ai été attiré très tôt par la Monthly Review qui, pratiquement depuis sa naissance en 1949, a constitué une source majeure de critique de l’impérialisme, y compris de la théorie de la dépendance et de l’analyse du système-monde. Les écrits d’Harry Magdoff sur l’impérialisme, L’âge de l’impérialisme (1970) et Imperialism. From the Colonial Age to the Present (1978), sont essentiels pour nous, ainsi que les travaux sur l’impérialisme de Paul Baran, Paul Sweezy, Oliver Cromwell Cox, Che Guevara, Andre Gunder Frank, Walter Rodney, Samir Amin, Immanuel Wallerstein, et une foule d’autres.

Le fait que la perspective la plus révolutionnaire aux États-Unis soit historiquement issue du mouvement noir, qui a toujours été plus internationaliste et anti-impérialiste, a été crucial pour définir la gauche radicale américaine. Pourtant, malgré tout cela, il y a toujours eu des figures sociales-démocrates majeures aux États-Unis, comme Michael Harrington, qui ont fait la paix avec l’impérialisme américain. Aujourd’hui, certains des représentants du nouveau mouvement pour le « socialisme démocratique » ferment régulièrement les yeux sur les interventions impitoyables de Washington à l’étranger.

Bien sûr, rien de tout cela n’est nouveau. On peut observer des variantes du désaccord sur la question de l’impérialisme au sein de la gauche dès les débuts du mouvement socialiste en Angleterre. H. M. Hyndman, le fondateur de la Fédération sociale-démocrate, et George Bernard Shaw, l’un des principaux fabiens[9], soutenaient tous deux l’Empire britannique et le « social-impérialisme ». De l’autre côté, on trouve des personnalités associées à la Socialist League, comme Morris, Eleanor Marx et Engels, qui sont tous anti-impérialistes. C’est la question de l’impérialisme qui a divisé de la manière la plus décisive le mouvement socialiste européen au moment de la Première Guerre mondiale, comme le raconte Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917).

À partir des années 1960, l’impérialisme constituait une source de divergence majeure au sein de la Nouvelle Gauche en Grande-Bretagne. Ceux qui s’identifiaient à la première Nouvelle Gauche, comme Thompson, Ralph Miliband et Raymond Williams, étaient fortement anti-impérialistes, tandis que la deuxième Nouvelle Gauche, associée en particulier à la New Left Review, voyait l’impérialisme comme une force progressiste dans l’histoire, c’est le cas de Bill Warren, ou avait tendance à minimiser son importance. Il en est résulté, en particulier avec la montée de l’idéologie de la mondialisation au cours de ce siècle, un déclin spectaculaire des études sur l’impérialisme, bien qu’accompagné de l’augmentation des études culturelles sur le colonialisme et le postcolonialisme, tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Comme résultante logique de cette situation, une personnalité aussi influente que David Havey dans les cercles universitaires de gauche a récemment déclaré que l’impérialisme a été « inversé », l’Occident étant désormais du côté des perdants.

Tout cela nous amène à la question de la très faible performance de la gauche en général dans le développement d’une théorie de l’impérialisme écologique, ou de l’échange écologique inégal. La gauche a échoué de façon systématique à étudier l’impitoyable « expropriation » des ressources par le capitalisme ainsi que l’écologie de la majeure partie du monde. Il s’agit de la valeur d’usage, pas seulement de la valeur d’échange. Ainsi, les famines vécues en Inde sous le régime colonial britannique étaient liées à la manière dont les Britanniques ont modifié de force le régime alimentaire en Inde, en changeant les valeurs d’usage, les relations métaboliques et l’infrastructure hydrologique essentielles à la survie humaine, tout en drainant les surplus du pays. Bien que ce processus d’expropriation écologique ait été compris depuis longtemps par la gauche en Inde, et dans une grande partie du reste du Sud, il n’est toujours pas pleinement saisi par les marxistes du Nord. Une exception est l’excellent Late Victorian Holocausts (2002) de Mike Davis.

De même, l’accaparement massif du guano du Pérou pour fertiliser le sol européen, qui avait été privé de ses nutriments (une manifestation de la rupture métabolique), devait avoir toutes sortes d’effets négatifs à long terme sur le développement du Pérou, y compris l’importation de travailleurs chinois dans des conditions souvent qualifiées de « pires que l’esclavage » pour récolter le guano. Tout cela était lié à ce qu’Eduardo Galeano a décrit dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine (1971).

Cela nous montre que les questions d’écologie et d’impérialisme ont toujours été intimement liées et qu’elles le sont de plus en plus. Le rapport Ecological Threat Register 2020 de l’Institute of Economics and Peace indique que pas moins de 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées de leur foyer et devenir ainsi des réfugié·e·s climatiques d’ici 2050. Dans ces conditions, l’impérialisme ne peut plus être analysé indépendamment de la destruction écologique planétaire qu’il a produite et la crise écologique planétaire ne peut être traitée indépendamment de l’impérialisme dans lequel elle se joue aujourd’hui. C’est le message que Brett Clark et moi-même avons cherché à transmettre dans The Robbery of Nature, et que nous nous sommes efforcés d’expliquer tous les deux, avec Hannah Holleman, dans notre article « Imperialism in the Anthropocene », publié dans le numéro de juillet-août 2019 de Monthly Review. Dans cet article, nous concluons : « Il ne peut y avoir de révolution écologique face à la crise existentielle actuelle que si elle est anti-impérialiste, tirant sa puissance de la grande masse de l’humanité souffrante. Les pauvres hériteront de la Terre ou il n’y aura plus de Terre à hériter ».

AP – Pourquoi est-il important pour la pensée écologique actuelle de revenir aux idées de Marx ? Et quels sont les défis pour la pensée écologique marxiste aujourd’hui ?

Le mouvement environnemental doit être écosocialiste

JBF – L’écologie de Marx constitue un point de départ et un ensemble de fondements, non un point d’arrivée. C’est avant tout dans la pensée de Marx que l’on trouve les bases de la critique de l’économie politique, laquelle était aussi une critique des dévastations écologiques du capitalisme. Ce n’est pas un hasard, puisque Marx présente de façon dialectique le processus de travail comme étant le métabolisme social (la médiation) de la nature et de la société. Pour Marx, le capitalisme, en aliénant le processus de travail, a également aliéné le métabolisme entre l’humanité et la nature, produisant ainsi une rupture métabolique. Marx a poussé ce raisonnement jusqu’à ses conclusions logiques, en affirmant que personne ne possède la terre, pas même tous les habitants de tous les pays du monde, mais que ceux-ci ont simplement la responsabilité d’en prendre soin et, si possible, de l’améliorer pour la chaîne des futures générations, en bons chefs de famille. Il définit le socialisme comme la régulation rationnelle du métabolisme (l’échange) de l’humanité et de la nature, de manière à économiser l’énergie autant que possible et à favoriser le plein épanouissement de l’être humain.

Il n’y a rien dans les théories vertes courantes ou de gauche – même si elles remettent en question en partie le capitalisme – qui puisse présenter cette unité entre critique écologique et économique ou une synthèse historique aussi complète. Par conséquent, dans notre situation d’urgence planétaire, l’écosocialisme finit par s’appuyer inévitablement sur la conception fondamentale élaborée par Marx. Le mouvement écologiste, s’il doit avoir une quelconque importance, doit être écosocialiste.

Mais, bien sûr, je n’aurais pas écrit The Return of Nature, qui se concentre sur le siècle qui a suivi la mort de Marx et de Darwin, si l’écologie socialiste avait simplement commencé, puis s’était terminée avec Marx. Il est crucial de comprendre comment les perspectives dialectiques, matérialistes et écologiques socialistes se sont développées de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle afin de saisir la théorie et la pratique historiques qui alimentent les luttes d’aujourd’hui.

Notre tâche maintenant n’est pas simplement de nous attarder sur le passé, mais d’assembler tout cela pour relever les défis et les contraintes de notre époque historique. Marx se révèle utile pour démontrer l’unité essentielle des contradictions politiques, économiques et écologiques que nous subissons ainsi que leurs racines dans l’ordre social et écologique aliéné actuel. Cela nous aide à démasquer les contradictions du présent. Mais pour réaliser le changement nécessaire, nous devons procéder en tenant compte de la manière dont le passé éclaire le présent et nous permet d’envisager l’action révolutionnaire nécessaire.

Le but de la pensée écologique marxienne n’est pas simplement de comprendre nos contradictions sociales et écologiques actuelles, mais de les transcender. Étant donné que l’humanité fait face à des dangers plus grands que jamais auparavant et que le train capitaliste s’emballe et se dirige vers le précipice, cela doit être notre principale préoccupation. Faire face à l’urgence écologique planétaire signifie que nous devons être plus révolutionnaires que jamais, et ne pas avoir peur de poser la question de la transformation de la société, comme le disait Marx, « de haut en bas », en partant de là où nous sommes. L’approche fragmentaire et réformiste de la plupart des écologistes qui font confiance au marché et à la technologie tout en faisant la paix en grande partie avec le système dominant, malgré sa destruction écologique incessante et totalisante, ne fonctionnera pas, même à court terme.

Nous avons accumulé plus d’un siècle de critique socialiste des contradictions écologiques du capitalisme. Cela constitue un ensemble théorique considérable qui nous ouvre le chemin vers une philosophie différente de la praxis. Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas d’autre choix que d’abandonner la maison en feu du capitalisme, nous avons besoin d’une compréhension théorique plus approfondie du potentiel humain, social et écologique, de la liberté comme nécessité, que nous offre le marxisme écologique.

1. Extraits d’une entrevue publiée dans Monthly Review, vol. 72, n° 7, décembre 2020, <https://monthlyreview.org/category/...> . La traduction est de Roger Rashi.
2. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000.
3. John Bellany Foster, The Return of Nature. Socialism and Ecology, New York, Monthly Review Press, 2020.
4. Paul Burkett, Marx and Nature. A red and Green Perspective, Chicago, Haymarket Books, 2014.
5. Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism. Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press, 2017.
6. NDLR. Le terme de métabolisme chez Marx réfère à l’échange de matière et d’énergie entre les êtres humains et la nature. Il désigne « tant les échanges matériels internes à la société (le métabolisme social) et les échanges matériels internes à la nature (le métabolisme naturel) que les échanges matériels entre hommes et nature (Kohei Saïto, La nature contre le capital, Paris, Syllepse, 2021, p. 80-85, dans Alain Bihr, « L’écologie (méconnue) de Marx », Contretemps, 10 décembre 2021). Notons que le concept de métabolisme est utilisé en biologie pour désigner l’ensemble des processus de transformation biochimiques chez un organisme vivant ou, si l’on veut, les mécanismes d’échange de matière et de flux d’énergie à l’intérieur d’un organisme. Le concept est ici élargi pour l’appliquer aux relations complexes entre l’organisme humain et son environnement.
7. Mauricio Betancourt, « The effect of Cuban agroecology in mitigating the metabolic rift. A quantitative approach to Latin American food production », Global Environmental Change, vol. 63, juillet 2020.
8. John Bellamy Foster et Brett Clark, The Robbery of Nature. Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press, 2020.
9. NDLR. La Fabian Society ou Société fabienne est à la fois un cercle de réflexion et un club politique anglais de centre gauche créé en 1884. De mouvance socialiste et réformatrice, elle a été partie prenante de la création du Parti travailliste en 1900 et la refonte de celui-ci dans les années 1990 avec le New Labour. Wikipedia.

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