Intervention d’Andrea Levy
Dans son livre de 1911 intitulé Les Partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, le sociologue allemand Robert Michels entreprend une étude poussée de l’évolution des rapports de forces à l’intérieur des partis sociaux démocrates. Il en a tiré la conclusion qu’il existe dans toutes les organisations ce qu’il décrit comme une loi d’airain de l’oligarchie, une tendance lourde vers la monopolisation du pouvoir par les dirigeants. Il maintient que toute organisation complexe requiert une forme de hiérarchie, ce qui donne lieu à un processus de professionnalisation, la formation de cliques de dirigeants et une bureaucratie permanente qui devient de plus en plus éloignée des membres et des principes de base. Selon Michels, il existe une logique organisationnelle qui assure que, pour les fonctionnaires, le parti devient une fin en soi et non pas un instrument.
Malgré les nombreux défauts de son analyse, Michels, qui était lui-même membre du Parti social démocrate allemand et syndicaliste, demeure intéressant parce qu’il a identifié certaines tendances qui se manifestent de manière répétée chez les partis progressistes depuis plus d’un siècle et qui pourraient aider à comprendre la crise qu’on vit actuellement à Québec solidaire et que nous nous donnons la tâche dans cet atelier d’analyser, de comprendre et de voir comment on peut s’en sortir.
Évidemment chaque parti possède son histoire unique, ses spécificités structurelles et ses dynamiques particulières, mais on peut néanmoins observer dans l’histoire des partis sociaux démocrates occidentaux, ainsi que dans l’évolution de nombreux partis qui se sont positionnés à gauche de ces derniers, certaines tendances à l’œuvre – institutionnalisation, bureaucratisation, professionnalisation, concentration du pouvoir, la primauté du groupe parlementaire sur le parti – qui, ensemble, aboutissent à un rétrécissement de la démocratie et à une propension à sacrifier les principes pour des gains électoral, ce qui a l’effet, au fil du temps, à ramener leur vision politique vers le centre.
Les chercheurs proposent quelques raisons principales pour cette dernière tendance. Le politologue Matthew Polacko en fait le résumé : on veut promouvoir une image de gestionnaire solide de l’économie afin d’augmenter les chances d’accéder au pouvoir ou d’être plus acceptables en tant que partenaires de coalition ; on cherche à mobiliser de nouveaux électorats dans le but de devenir des partis « fourre-tout » qui compenseraient le déclin des bases traditionnelles des partis de gauche. Mais cette stratégie n’a finalement pas bien servi les intérêts des partis sociaux démocrates qui sont en déclin un peu partout depuis plus de deux décennies.
On voit que parmi les partis politiques de la nouvelle gauche du début du 21e siècle, il y en a plusieurs qui ont fini par suivre le même chemin, c’est-à-dire s’éloigner de leurs aspirations radicales et anticapitalistes en se rendant plus respectable et acceptable à la classe politique dominante.
Dans un article de 2022 portant sur le déclin de la gauche pour la revue Frontiers in Political Science, un universitaire belge a tenté de comprendre les menaces auxquelles font face les petits partis politiques de gauche, autrement dit ceux qui ne sont pas des partis de masse. Il souligne que ces partis risquent constamment de perdre leurs bases d’appui, particulièrement lorsque les partis plus conventionnels s’approprient leurs positions. Selon ce politologue, cependant, les menaces les plus importantes résident dans la tendance de ces partis à modérer leurs positions et à remplacer leurs objectifs à long-terme visant des changements sociaux fondamentaux par des objectifs de performance électorale, tels que la maximisation de leur part des votes ou la poursuite des ambitions politiques personnelles.
En quelque part, ce sont les mêmes menaces qui pèsent sur notre parti. Québec solidaire semble se trouver à un croisé des chemins et il reste à voir quelle voie nous allons suivre. Est-ce que le virage pragmatique annoncé par Gabriel Nadeau-Dubois sera mis au rebut avec son départ ? Que nous annonce le nouveau « Manifeste pour un Québec solidaire de ses travailleuses et travailleurs » ? Est-ce qu’il s’agit d’une tentative de revitaliser le « parti de la rue » qui devait toujours sous-tendre le « parti des urnes » ? Quels sont les débats à faire dans nos rangs ? Est-ce que les structures et procédures actuelles du parti sont assez souples et démocratiques pour permettre et encourager ces débats de fond ? Dans un contexte politique de la montée de la droite et de l’extrême droite, quel rôle peut et doit jouer Québec solidaire comme unique parti progressiste au Québec ?
Si l’on s’entend que la crise de QS provient en partie de ces tendances vers la bureaucratisation et l’érosion de la démocratie interne qui planent sur toutes les formations de gauche dont la raison d’être étaient bien de contribuer à l’avènement d’un monde radicalement meilleur, le défi est de s’efforcer à contrer ses tendances et à réancrer le parti dans les mouvements populaires pour la justice sociale et une planète vivable.
Comme l’affirme Mario Candeias, économiste associé à la fondation allemande Rosa Luxemburg, la force d’un parti de gauche radical dépend fondamentalement du lien organique aux mouvements populaires actifs. Sans cela, prévient-il, un parti de gauche va s’isoler et se perdre dans les machinations de la politique parlementaire, privé du pouvoir transformateur des mouvements comme son épine dorsale mobile et de l’espace vital pour l’imagination.
Avant de passer la parole à mes collègues, je voudrais conclure sur une note optimiste en soulignant une belle victoire de la gauche qui devrait nous inspirer dans nos efforts pour construire l’avenir de notre parti. Il s’agit du retour dernièrement de Die Linke, le Parti de gauche en Allemagne. Une longue période de luttes internes avait laissé cette formation avec peu d’espoir d’atteindre le 5 % du vote nécessaire pour siéger au Bundestag. Mais avec une stratégie axée sur des questions économiques, comme les loyers, qui touchent la vie quotidienne de la population et en refusant de se plier aux sentiments et aux discours anti-migrant adopté par tous les autres partis, ils ont eu un succès relatif inattendu de 8,8 % du vote et 64 des 630 sièges. Et ils ont fait campagne munis d’un slogan original qui fait penser : « Tout le monde veut gouverner. Nous voulons le changement. »
Intervention de Dalie Giroux
Comment on sort de l’imaginaire du parasitisme ?
Merci pour l’invitation, d’abord. Contente d’être avec vous, contente d’être là, de vous entendre, surtout.
Je dirais d’abord : moi, je ne suis pas active dans les instances de Québec solidaire. Donc je fais peut-être un petit pas de côté par rapport à une conversation qui est bien ancrée sur les chemins pour organiser la gauche au Québec, au sein de Québec solidaire.
Je ne ferai pas de commentaires ni sur les enjeux de réalisme électoral ni du point de vue des médias sociaux. Je comprends les impératifs de la politique institutionnelle, mais ce n’est pas toujours raccordable avec une pensée politique intègre ou cohérente.
Je vais donc présenter deux lignes de réflexion, autour de la question qui est posée aujourd’hui. Ce sont des questions, pas des réponses. Mais je pense que se poser les bonnes questions, c’est crucial. Si on n’a pas les bonnes questions, on ne peut pas prendre les bonnes directions.
Alors, deux enjeux que je veux mettre sur la table pour la discussion. Le premier porte sur la question de l’imaginaire. Le deuxième concerne ce que pourrait être la critique d’un capitalisme qui se présente comme porteur d’avenir.
Donc, d’abord, l’imaginaire politique dans lequel nous baignons. Le recentrage, l’accusation des partis de gauche qu’on connaît, qu’on a mentionnée, touche aussi à ça. Et ça s’inscrit dans un contexte, et pour moi c’est important de le nommer, ce contexte, parce que c’est ce contre quoi il faut s’organiser.
Appelons ça populisme de droite, si on veut. Il y a une espèce de consensus autour de ce populisme de droite. On l’a vu, je trouve, au Québec depuis trois-quatre ans, se former ce consensus-là, autour de la CAQ et du Parti québécois. Moi, j’inscris le virage pragmatique de Québec solidaire — de Gabriel — là-dedans.
Et ce populisme de droite, je trouve qu’on manque de précision dans la manière de le qualifier. Je voudrais simplement faire référence ici à un ouvrage récent de Michel Feher, Producteurs et parasites, L’imaginaire si désirable du Rassemblement national, où il réfléchit à ce qui s’est passé en France, comment le Rassemblement national est devenu un parti d’adhésion, en particulier pour les classes populaires.
Je trouve qu’il met le doigt sur quelque chose qui devrait nous faire réfléchir, et qui, pour moi, parle beaucoup à la situation actuelle de Québec solidaire.
Qu’est-ce que c’est que cet imaginaire politique-là, du "producteur et parasites" ? C’est un imaginaire qui s’organise autour de ce que Feher appelle le productionnisme. C’est une réflexion sur la production — sur le travail, sur l’économie — mais pas au sens des rapports de production qu’on critique, qu’on remet en question. Plutôt, on place au centre de la réflexion une figure : le "bon producteur", le "bon travailleur", les "bonnes jobs payantes", les "bons citoyens", les "familles ordinaires", les "gens qui contribuent à la nation".
Et on oppose à ce personnage central une figure-miroir : le parasite. Celui ou celle qui menace ce bon producteur.
C’est un imaginaire politique populaire très fort. Moi, j’ai grandi là-dedans. Je viens d’une famille vaguement social-démocrate, et c’était déjà très présent.
Dans la droite classique, le parasite, c’était "ceux d’en bas" : les paresseux, les dépendants, les immigrants. Toute une série de figures politiques du parasitisme.
Du côté de la gauche, le parasite, lui, était "en haut" : le spéculateur, le banquier, le bourgeois, le propriétaire des moyens de production.
Ce qui se passe en ce moment — et c’est la thèse de Michel Feher —, c’est que la droite publique a trouvé un moyen de capitaliser des deux côtés. Elle arrive à créer une relation producteur-parasite où il y a des parasites en bas et des parasites en haut : les immigrés, les assistés sociaux… mais aussi "l’État profond", les mondialistes, etc. Toute une rhétorique conspirationniste qu’on connaît bien.
Et on ne peut pas faire comme si on était à l’abri de cette culture politique-là. Cette formule du populisme de droite structure le psychique collectif. Et, dit Michel Feher, la gauche est coincée dans cette formule-là. Elle ne peut pas l’assumer, mais elle n’arrive pas non plus à la remettre en question.
On le voit actuellement, par exemple, dans la difficulté du comité des droits, dans l’affaire avec Guillaume Cliche-Rivard. On est prêt à sacrifier des enjeux fondamentaux pour préserver une image acceptable du bon producteur.
Ce productionnisme, en plus, s’adresse avant tout aux "jobs des messieurs". Les bonnes jobs payantes, en région : les jobs d’hommes, pas les jobs du care. Et on voit Québec solidaire se coller à ça. Le bon producteur, le bon citoyen.
Didier Eribon disait que ce parasitisme était déjà présent dans les classes populaires communistes. Il essaie de comprendre comment les communistes ont pu se déplacer vers le Rassemblement national, en France, dans les années 1980. C’est qu’il y a un continuum de l’imaginaire. On fonctionne là-dedans.
Alors il faut faire face à cette chose-là. Il faut se demander : comment on va se positionner dans cet imaginaire ? Comment on en sort ? Comment on produit des discours politiques qui nous permettent de poser des problèmes autrement que dans cette logique binaire ? Et c’est très difficile. Parce que l’imaginaire, c’est quelque chose de partagé, de structurant.
Je vois deux choses : d’un côté, le consensus médiatique — que j’ai analysé dans un article récemment — qui entérine le virage pragmatique de Québec solidaire. Mon analyse, c’est que ce virage, c’est une capitulation devant ce consensus. Et on l’a vu dans la réception médiatique : tout le monde a applaudi Gabriel Nadeau-Dubois. Les médias ont salué sa "maturité". On a dit : voilà, enfin, QS devient raisonnable, on enlève tout ce qui ressemble à du socialisme. Donc on met de côté les discussions sur la socialisation des ressources, des forêts, de l’agriculture. Et on propose quoi ? Une voie centrée sur les travailleurs, sans préciser lesquels.
C’est très problématique. Parce que QS reste, dans la province, la seule offre politique où il y avait encore un programme socialiste. Et si on enterre ça, alors il n’y a plus de gauche institutionnelle au Québec. Et si on veut exercer le pouvoir, mais qu’on ne peut plus critiquer le capitalisme… qu’est-ce qu’on fait ? Tant qu’on va rester dans l’imaginaire du parasite, on ne pourra pas porter une radicalité politique.
Alors je repose la question : Comment on reconstruit une culture politique ? Comment on donne un cadre à la défense des droits dans un grand contexte ?
Parce que ce que fait le populisme de droite, c’est de fabriquer de fausses guerres de classes : cols bleus contre cols blancs, régions contre villes, gens "ordinaires" contre gens "différents", "fantastiques", "woke", etc. Et là-dedans, on piège les travailleurs. Ce n’est pas nouveau. On l’a vu dans d’autres époques, d’autres contextes. Et les médias jouent un rôle énorme dans cette fabrication.
Et donc, il faut militer pour redéfinir la liberté, la démocratie. Parce que la liberté, aujourd’hui, elle est à droite. C’est la liberté du "choix", la liberté de consommer, la liberté à travers la marchandise. Alors qu’est-ce qu’une liberté réelle ? Une liberté qui ne passe pas par la marchandise ? C’est une question centrale.
Deuxième enjeu : l’absence d’une critique assumée du capitalisme. Ça fait très mal. Ce qu’on voit, c’est une gauche de la dépense, une gauche qui défend des programmes sociaux — mais dans un cadre provincial, où on n’a pas les leviers sur les ressources naturelles. On se retrouve donc avec une gauche très faible, qui passe par la taxation, la réglementation… mais ce n’est pas une gauche de rupture.
Et on dirait qu’on a abandonné l’économie politique. On n’a pas de critique des grands accumulateurs de capital, de leur rapport avec l’intelligence artificielle, avec la transition énergétique, avec les transformations industrielles.
Toute la place est laissée à la droite. La littérature économique au Québec est à droite. C’est effarant. Et ça permet aux journalistes de dire n’importe quoi, d’acclamer n’importe quoi. Et Gabriel Nadeau-Dubois, face à eux, a l’air de quelqu’un qui ne sait pas quoi répondre, qui a du mal à tenir une ligne.
Alors je repose la question une dernière fois : comment on sort du productionnisme ? Comment on pense la vie de tout le monde autrement qu’à travers la figure centrale du travailleur masculin en région, dans l’extraction des ressources ?
Et les femmes, dans tout ça ? Les jobs de service, les soins ? Toute cette structure-là existe, dans une économie réelle, avec des capitaux, des machines. Il faut qu’on soit capables de penser là-dedans. Je pense que les gens en région veulent être entendus. Il faut pouvoir leur parler. Mais il faut aussi pouvoir parler de l’ensemble de la société.
Alors comment on fait ? Je vous laisse là-dessus. Je pourrais continuer, mais je vais m’arrêter. Merci.
Intervention de Roger Rashi à La Grande Transition 2025 Comment comprendre la crise que vit Québec solidaire ?
Deux remarques rapides. Québec solidaire n’est pas un parti social-démocrate classique. C’est un parti qui est le produit typique de la gauche radicale des années 2000 : les mouvements sociaux, la remise en question du néolibéralisme, une vision autre de la politique, une intégration complète d’une vision écologiste, féministe, dans son activité politique quotidienne, etc.
De plus, ce parti a connu deux phases de radicalisation. La première, selon moi, de 2008 à 2014, a essentiellement suivi la fameuse crise économique et financière de 2008, et surtout le coup de fouet qu’a été le printemps érable, la grève étudiante de 2012. Pendant cette période de six ans, on a vu une radicalisation du programme de Québec solidaire. C’est là où tout ce qui touche à la sortie du système, à l’anticapitalisme, etc., a été accepté, intégré. Par deux fois, dans des congrès, des propositions d’alliance électorale avec le Parti québécois – mises de l’avant par des figures du parti, comme Amir Khadir ou Françoise David – ont été battues à près de 70%. Donc c’est quand même une phase de radicalisation que Québec solidaire a connue de 2008 à 2014.
De 2014 à 2018, selon moi, c’était une sorte de phase d’assagissement. Québec solidaire a relativement mal performé dans l’élection de 2014 : trois députés, 6 %. Ça a comme assagi un peu ce radical-réalisme momentané. Mais 2018 : très bon résultat électoral, l’arrivée de Gabriel Nadeau-Dubois en 2017, l’arrivée de beaucoup de jeunes issus du mouvement étudiant. Et l’aile parlementaire s’est radicalisée pendant une période d’à peu près deux ans. Ce n’était pas devenu un parti populiste de gauche, mais ça avait adopté une rhétorique populiste.
En 2018, la plateforme électorale faisait une critique très forte du système néolibéral, appelait à des taxes sur les riches et les grandes corporations, et présentait aussi une vision de la transition écologique – qu’on a beaucoup critiquée à gauche du parti – mais qui était quand même une transition transformatrice de la société. Cette deuxième phase de radicalisation a duré environ deux ans de 2018 au début de 2020.
Sortie de la COVID-19 : début de la crise interne
Le grand coup, selon moi, le début de la crise actuelle de QS, arrive avec la COVID-19. Rappelez-vous : à partir de mars 2020, tout a été fermé. Et la direction du parti a pris une décision qui, pour moi, a été très coûteuse – qu’on a mal évaluée à l’époque. Ils ont complètement fermé le parti pendant six mois. Plus d’assemblées, plus de réunions locales, plus de discussions. La seule fraction du parti qui fonctionnait, c’était l’aile parlementaire. Rien d’autre pendant 6 mois.
Et à cette époque-là, pour la première fois dans l’histoire de Québec solidaire, l’aile parlementaire a adopté une politique d’union nationale où ils ont appuyé la CAQ et les premières fameuses mesures sanitaires. Il a été impossible de voir le début d’une critique de ces mesures-là entre mars 2020 et, je vous dirais, le mois de juin de cette année. Et encore, ce n’est que parce qu’une partie de la gauche du parti s’est insurgée, a organisé des rencontres, des ateliers, des discussions, a tenté de faire fonctionner, tant bien que mal, les structures du parti – ou plutôt des structures à l’extérieur, puisque tout avait été gelé – qu’il y a eu un minimum d’activités et de critiques de l’orientation du parti.
À la sortie de la COVID, quant à moi, c’est là que l’équipe autour de Gabriel Nadeau-Dubois a complètement pris le contrôle, tant de l’aile parlementaire que des structures du parti. Elle a commencé son travail d’exclusion des éléments de gauche présents dans la direction du parti.
À la sortie de la COVID, deux conseils nationaux se sont tenus : un premier en septembre 2020, puis un deuxième, si je me rappelle bien, en novembre ou décembre de la même année. Dans le premier, la critique de l’attitude du parti pendant le début de la pandémie a été faite. La direction était complètement sur la défensive, mais n’arrivait pas à répondre de façon cohérente à cette critique-là. Il a alors été décidé de lancer une campagne politique de mobilisation du parti à l’intérieur et à l’extérieur du parlement, pour remettre de l’avant les grandes revendications des mouvements sociaux.
Cette campagne n’a jamais été appliquée. Elle n’a même jamais été publicisée par les organes du parti. Silence total.
Le conseil national de décembre arrive : l’orientation de cette campagne est reconfirmée. Même résultat : zéro. Pas un mot de l’aile parlementaire, pas un mot des organes du parti. Tout est tombé entre les craques, entre les maillons du filet.
Début 2021, on a vu une autre escalade : l’exclusion du collectif décolonial et antiraciste. Oui, il y avait quelques questions, mais de là à exclure un petit groupe militant – on n’avait jamais vu ça dans Québec solidaire. Ce fut perçu comme le début d’une répression interne de la gauche du parti.
Au même moment, au sein de Québec solidaire, il y avait un mouvement très actif depuis 2019, pour la démocratisation interne. Ce mouvement regroupait des centaines de membres qui demandaient des discussions stratégiques continues sur l’évolution du parti et remettaient en question certaines prises de position de l’aile parlementaire. Notamment le fait que Québec solidaire, dès 2019, avait appuyé la fameuse loi 21. Et ils avaient battu en congrès l’aile parlementaire – l’ensemble de l’aile parlementaire. Alors que, précédemment, le parti avait déjà battu les porte-paroles sur la question de l’alliance avec le Parti québécois, cette fois-ci en 2019, l’aile parlementaire au complet a été battue sur la question de l’appui à la loi 21.
Donc, il y avait encore à ce moment-là une gauche active dans Québec solidaire, capable d’avoir un impact sur l’orientation du parti.
Après 2021, tout s’écroule. Deux choses ont été utilisées de façon incroyable par le parti. Un : Gabriel Nadeau-Dubois et son entourage avaient pris le contrôle de l’aile parlementaire. C’est à ce moment-là que le conflit avec Catherine Dorion a éclaté. On l’a su plus tard. Elle ne pouvait plus dire ce qu’elle voulait. Elle n’avait plus accès aux médias de communication du parti. Essentiellement, on lui disait : « Sois belle et tais-toi. »
Et de deux : ce qu’ils ont fait à l’intérieur, de façon très habile, c’est de changer complètement la discussion : « Oublions la loi 21, préparons les élections de 2022 ». Ces élections devaient être cruciales. On se donnait comme objectif de devenir l’opposition officielle.
Élections de 2022 : électoralisme débridé
On a vu les mêmes problèmes avec Podemos en Espagne. À un moment donné, Podemos se donne comme objectif de dépasser le Parti socialiste et de devenir la force politique principale. L’échec électoral enclenche une crise interne dont le parti ne s’est jamais vraiment remis. C’est un peu la même chose à Québec solidaire : on se donne un objectif irréaliste et on organise la campagne électorale sur cette base. Le parti devient obnubilé par un électoralisme débridé qui mène à un échec mal encaissé et de multiples crises internes suivies de la démobilisation des membres.
Je me rappelle, parce que j’étais impliqué dans la commission politique qui devait discuter et préparer la plate-forme électorale : le mot d’ordre de la direction, c’était : « La CAQ est très forte, et on va se faire écraser si on ne fait pas attention dans nos prises de position. Il faut aller chercher la majorité la plus large possible. C’est une élection historique, car on peut se faufiler devant les libéraux et les péquistes qui sont tous deux en crise et en déclin. C’est l’occasion historique de s’imposer comme opposition officielle. »
Et c’est ce mot d’ordre qui a prédominé jusqu’à l’élection.
L’élection n’a pas été mauvaise – un peu moins de 16 %, 11 ou 12 députés – mais au vu des objectifs irréalistes que le parti s’étaient donnés, ce fut un échec. Gabriel l’avait affirmé : on vise l’opposition officielle. Rappelez-vous le deuxième débat des chefs, où il a voulu se présenter comme l’interlocuteur principal de François Legault. Cela a dégénéré en un face-à-face entre Legault et lui, où Gabriel avait complètement abandonné toute tentative de mettre de l’avant un programme électoral. Il cherchait seulement à s’affirmer comme chef. Au vu de cet objectif, 2022 a été un échec.
Il y a eu quelques rumeurs comme quoi Gabriel allait démissionner, parce que, objectivement, c’était un échec personnel, politique et organisationnel.
Le congrès ou le conseil national pour faire le bilan de cette élection a été retardé. D’habitude, ça se fait dans les deux mois suivant l’élection – ici, ça a été repoussé à janvier. L’objectif : ramener Gabriel et établir un discours justificatif. Mais ce discours a surtout consisté à dire : « Parlons encore moins de transition, d’écologie, de sortie de l’auto, etc., parce qu’on veut gagner dans les régions. »
Les crises s’enchainent
Et c’est là que les crises se sont enchaînées : la sortie de Catherine Dorion, avec son livre publié en novembre 2023 qui dénonce ce que Gabriel lui a fait subir alors qu’elle était dans l’aile parlementaire. Puis, moins que six mois plus tard, la démission fracassante d’Émilise Lessard-Therrien, qui reprend exactement les mêmes motifs que Catherine. On l’a empêchée de parler, d’agir réellement comme co-porte-parole. Tout était verrouillé par le chef parlementaire et co-porte-parole masculin : Gabriel et son entourage. Émilise ne pouvait que suivre la parade et se taire.
Gabriel entame alors un petit début d’autocritique, puis change rapidement de sujet : il parle de faire de Québec solidaire un « parti de gouvernement », en lançant le débat sur le « pragmatisme politique » qui devait prédominer, selon lui, dans le parti.
La crise la plus grave, quant à moi, c’est celle qui éclate autour d’Haroun Bouazzi en novembre 2024. On l’a vu partout ailleurs : en Espagne avec Iglesia, en France avec Mélenchon, au Royaume-Uni avec Jeremy Corbyn, ou aux États-Unis avec Bernie Sanders. Les leaders de la gauche sont attaqués en continu dans les médias. Et ici, pour tenter d’éviter l’attaque médiatique, l’ensemble de l’aile parlementaire condamne Haroun pour avoir osé dire que le racisme systémique est aussi présent à l’Assemblée nationale du Québec !
Au congrès du parti de novembre, je vous jure, l’aile parlementaire était prête à l’expulser. La seule chose qui l’a empêché, c’est l’organisation d’une riposte interne : 20 associations et structures de Québec solidaire se sont publiquement opposées à l’attitude de la direction. Cette lettre a été « coulée » aux médias pendant le congrès. La direction a reculé, mais Haroun a dû faire une autocritique.
Et dans la semaine suivante, à l’Assemblée nationale, aucun membre de l’aile parlementaire ne s’est levé pour le défendre. Deux de nos député-e-s se sont même levés pour applaudir les attaques du PLQ contre leur collègue !
À partir de là, les choses se sont accélérées. On a perdu énormément de membres. Les structures internes sont devenues fantomatiques.
Je termine. Les campagnes financières vont très mal. Le parti est à 50 000 à 70 000 dollars en dessous de ses objectifs. Il y a énormément de difficultés à faire fonctionner les comités de coordination locaux. Là où, en 2019, dans Laurier-Dorion par exemple, une assemblée publique pouvait rassembler 150 personnes, aujourd’hui, ils ne peuvent pas en réunir une dizaine
C’est pareil dans de multiples associations à travers l’organisation.
Je vais m’arrêter là. D’autres, notamment André Frappier vont parler après moi des remèdes à cette crise. Car depuis six mois, la gauche s’est réorganisée dans Québec solidaire. Elle a recommencé à batailler, tant sur la place publique que dans les structures internes – entre autres, ce que nous faisons ici aujourd’hui.
Mais je vous laisse sur cette idée : c’est une crise sérieuse. C’est une crise existentielle. Je ne vous dis pas que le parti va nécessairement tomber, mais c’est extrêmement sérieux. C’est la période la plus noire que j’ai connue depuis les débuts de Québec solidaire.
Mais il y a des gens, des militantes et des militants qui travaillent très sérieusement à changer l’orientation de Québec solidaire. Et nous parlerons des perspectives futures un peu plus tard.
Merci.
Intervention d’André Frappier Perspectives ; débattons, battons-nous ensemble
Alors, je vais vous avouer que c’est avec beaucoup d’émotion que je prends la parole aujourd’hui. Mais je pense que c’est la même chose pour mes camarades aussi, parce qu’on est, pour la plupart, membres fondateurs de Québec solidaire. Et j’ai été dans la direction de Québec solidaire pendant des années. Ce sont mes camarades. J’ai travaillé avec plusieurs personnes, j’ai participé avec vous, avec beaucoup de gens, à construire ce parti-là. C’est mon parti. Et je suis absolument halluciné, fâché, de voir ce qu’ils en ont fait aujourd’hui.
Mais je ne veux pas lâcher prise. Je pense qu’il faut se battre tant qu’on est capable, jusqu’à une certaine limite, mais c’est un combat qu’il faut mener. La tâche est quand même immense en ce moment.
J’adhère à tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant. On a parlé tout à l’heure du manifeste, et je vais en parler un peu. Parce que c’est quand même hallucinant, pour un parti politique de gauche, de lancer un débat avec un manifeste qui ne parle pas d’environnement, qui ne parle pas de la lutte des femmes, qui ne parle pas de la conjoncture politique actuelle — alors qu’on a des fascistes au sud de notre frontière, un peu partout dans le monde. Un manifeste qui ne traite pas un seul mot de ces questions-là, mais qui nous dit : « Oui, on va faire le point pour avoir de meilleurs logements. » On va proposer un débat complètement en dehors du champ politique qu’on vit présentement, et du danger qui est à nos portes.
Je pense que c’est à ça qu’il faut s’adresser maintenant, il faut resituer la situation politique dans son contexte. Un véritable débat politique doit commencer par indiquer qu’on a maintenant une extrême droite fasciste à nos frontières, au sud, qui a un impact immense sur la situation politique au Canada. Déjà, des budgets s’en vont dans l’armement. On sait que ça va aller dans tous ces secteurs-là, et qu’on aura de moins en moins d’argent pour les services publics, pour les écoles. Et ça a un effet direct chez nous. C’est ça qu’il faut regarder comment on peut contrer cette situation. Et on ne pourra pas la contrer si on ne fait pas de conscientisation politique, et si on ne fait pas de débat politique. C’est là que ça se joue.
Avant de parler des perspectives, je veux revenir sur quelques moments forts qui, selon moi, ont marqué Québec solidaire et nous ont amenés jusqu’ici.
Il y a eu deux moments importants où la direction — Gabriel, mais pas seulement lui, parce qu’il ne faut pas le fétichiser. Il est entré à QS pour raffermir un courant qui existait déjà. Il ne l’a pas inventé, il l’a renforcé, il l’a structuré, avec d’autres.
Les deux moments, ce sont : d’abord le débat qu’on a eu en 2017 sur les alliances avec le Parti québécois. C’était une tension qu’on avait depuis longtemps et qu’on n’arrivait pas à résoudre. On a décidé de le faire de manière publique, dans un débat qui a duré presque un an. Et c’est comme ça qu’il faut faire des débats profonds, pas en trois semaines comme on le fait aujourd’hui dans nos structures. Un an de débat ! On a fait le tour des régions.
Moi, j’étais le représentant de la direction opposé aux alliances, et Andres Fontecilla défendait l’autre position. Et j’ai beaucoup de respect pour lui, il a participé politiquement au débat avec rigueur.
On a tenu des débats à Québec, à Montréal, dans des assemblées de cuisine… Un an de débat, et au final, lors du congrès, la gauche a gagné à plus de 70 % contre les alliances. Deux ans plus tard, en 2019, même chose avec le débat sur la laïcité. Encore une fois, la position des directions a été battue avec le même pourcentage.
Quelle conclusion en ont-ils tirée ? Que quand on fait des débats démocratiques, c’est la gauche qui gagne. Et c’est là que les choses ont commencé à se refermer.
Je voudrais illustrer ça avec quelque chose que j’ai gardé dans mes archives — parce que c’est aussi mon passe-temps de conserver les archives. En 2006 210, on faisait des cahiers de propositions avec un échéancier qui durait six mois. J’ai ici la preuve. On lançait un cahier en février, et le congrès avait lieu en novembre. Cela permettait de faire des assemblées citoyennes, des rencontres publiques. On avait un cahier de proposition qu’on appelait "Bâtir ensemble Québec" et on faisait des réunions publiques pour discuter, et cela permettait de recruter, de faire des débats avec des gens en dehors de notre cercle de membres militants.
Mais ça, il faut prendre le temps de le faire.
Un parti de gauche, s’il veut avoir un impact dans la société, il l faut aller à la population, travailler avec elle. À l’époque, on prenait six mois entre la sortie des propositions et le congrès, pour faire ce travail de fond. Aujourd’hui, on ne le fait plus. Et pourtant, les enjeux sont encore plus complexes : racisme systémique, crise écologique, montée de l’extrême droite…
J’en ai parlé récemment : on a une côte à monter. Pour les gens politisés, pour les personnes racisées, c’est sûr qu’ils sont avec nous. Mais pour les autres ? Ceux qui ont entendu les discours de la CAQ, du PQ, et qui n’ont vu personne se lever pour soutenir Haroun Bouazzi ? Je ne suis pas sûr qu’ils vont voter pour nous aux prochaines élections. Il y a un gros travail de politisation à faire, et ce n’est pas le parti qui va le faire dans son état actuel.
Sur les perspectives maintenant.
Il y a des choses positives. Par exemple, la solidarité internationale, qui a été abandonnée depuis des années. Grâce à nos efforts, une résolution a été adoptée pour créer un poste responsable de la solidarité internationale, presque à l’unanimité. C’est un début, mais il faut aller plus loin.
On avait des liens avec la DSA aux États-Unis, on était allés à leur congrès, ils étaient venus au nôtre. Même chose avec Die Linke en Allemagne, la CUP en Catalogne… Tout ça s’est perdu. Et ces liens ne se construisent pas avec un coup de téléphone. Il faut échanger, bâtir ensemble.
Autre enjeu majeur : la montée du fascisme au sud. Si on veut parler de changement social au Québec, il faut comprendre que ça implique aussi un changement dans tout le Canada. On ne peut pas faire ça tout seuls. Il faut des liens avec la gauche du Reste-du-Canada, avec les nations autochtones qui n’ont pas la même vision du territoire que nous. Il faut composer, bâtir ensemble.
Et ça veut dire contrer le néolibéralisme canadien, qui va s’accentuer dans les prochaines années avec la course aux armements. On ne pourra pas le faire seuls.
Et enfin, il y a les enjeux centraux : immigration, racisme systémique. On ne réussira pas à bâtir une société égalitaire si on ne s’adresse pas à ça, la terre appartient à tout le monde, nous sommes toutes et tous égaux, que l’on soit au Québec ou ailleurs. C’est un discours qu’on n’entend pas assez. Même à QS, on n’est pas forts pour contrer les discours de la droite sur l’immigration. C’est notre rôle. Et on ne le joue pas. C’est ça, le défi.
La reconstruction de la gauche passe par là. Mais les conditions sont difficiles. Par exemple, pour le prochain conseil national, on a trois semaines pour recevoir les documents, les étudier, préparer une assemblée, convoquer 10 jours à l’avance, proposer des choses, envoyer des amendements. On n’a pas le temps de faire de vrais débats.
Il y a un déficit démocratique.
Et les changements apportés aux statuts rendent les choses pires. Par exemple, la course au porte-parolat : maintenant, ce sont des élections générales par voie électronique. Imaginons que Gabriel Nadeau-Dubois se présente contre quelqu’un d’inconnu. Les gens votent par courriel, de chez eux. Pour qui vont-ils voter ? Ce n’est pas pour rien que les syndicats et la majorité des organismes font leurs élections en congrès. Parce que les membres entendent les débats, rencontrent les gens. Là, on coupe ça. On virtualise. Et on coupe le lien humain.
Je conclus.
Je pense qu’il faut une personne extra-parlementaire au poste de porte-parole. Il y a une personne qui s’est annoncée. Il y en aura une autre bientôt. Je veux vous dire aussi qu’on constate une certaine démobilisation de nos membres, on leur lance l’appel : ne partez pas. Un regroupement s’est formé : le "Parti de la rue", auquel j’appartiens, créé au dernier congrès, pour dire : « Si QS devient le parti des urnes, nous, on va faire le parti de la rue. »
Ce regroupement n’est pas un organe de QS, c’est une manière de dire : venez, débattons, battons-nous ensemble mais ne partez pas il faut continuer à lutter. Et on tirera les conclusions plus tard, ce n’est pas le moment de décrocher. C’est le temps de se battre. La rue est à nous.
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