Tiré de Courrier international.
“Pour eux, l’avenir de la tech n’a qu’un seul objectif : échapper au reste du monde”, peut-on lire dans The Guardian, qui publie un extrait du livre de l’essayiste américain Douglas Rushkoff, Survival of the Richest [“La survie des plus riches”, non traduit en français], paru en septembre 2022. L’auteur s’intéresse à ceux qu’il appelle “eux” : une poignée d’ultrariches, qu’on peut également qualifier d’élite du monde technologique. Ce groupe très sélect de millionnaires – voire de milliardaires – a fait fortune au cœur de la Silicon Valley, inspiré par les multinationales qui y prospèrent depuis plus de cinquante ans.
Invité à échanger avec un mystérieux cercle d’investisseurs ultrariches, l’auteur se retrouve assis à une table, entouré de cinq interlocuteurs, “tous des hommes issus du gratin des investisseurs du monde de la tech”. Très vite, Douglas Rushkoff s’aperçoit qu’ils ne sont pas là pour discuter de l’avenir de la technologie, mais qu’ils sont venus pour trouver une réponse à leur interrogation.
Se préparer au mieux à l’apocalypse
Un même objectif lie ce clan d’actionnaires richissimes : se préparer au mieux à l’apocalypse, avec l’aide de la fortune qu’ils ont accumulée au fil des années. Ce privilège économique leur crée une obsession : “Se protéger des dangers actuels et très réels des bouleversements climatiques, de la montée des eaux, des crises migratoires, des pandémies mondiales, des mouvements de panique et de l’épuisement des ressources naturelles.” En bref, échapper au funeste destin de la catastrophe sociale qu’ils prévoient pour le reste du monde et qu’ils ont eux-mêmes grandement participé à créer. Pour ce faire, l’objectif est d’amasser suffisamment de ressources économiques et technologiques, qui sont l’origine même de cette catastrophe : le cercle vicieux par excellence.
Au départ, la technologie vise à améliorer la condition humaine. Imaginez que ce groupe de privilégiés ait réduit le progrès technologique à un jeu vidéo auquel on gagne en trouvant l’échappatoire. Douglas Rushkoff lance les paris : “Jeff Bezos va-t-il s’installer dans l’espace […] ou Mark Zuckerberg dans son métavers ?” Le tout enrobé d’un paradoxe que l’essayiste souligne : “Ils sont dans un état d’esprit où ‘la réussite’ signifie gagner suffisamment d’argent pour pouvoir se protéger des dégâts qu’ils engendrent par leur manière de gagner de l’argent.”
Des bunkers pour les milliardaires
L’auteur élabore alors une définition de ce concept qu’il nomme the mindset (“état d’esprit”, en français). Cette notion avance l’hypothèse que les vainqueurs du supposé “jeu économique” puissent d’une manière ou d’une autre abandonner le reste de l’humanité derrière eux grâce à la construction de bunkers de luxe que seule une infime partie du monde pourra rejoindre.
Pour la plupart de ces investisseurs opulents, il suffit d’engager une entreprise pour leur construire “un bunker blindé dans l’une de leurs nombreuses propriétés”. En effet, plusieurs structures ont développé un business dans le survivalisme de luxe, et elles vendent dans le monde entier des “appartements souterrains situés dans des dépôts de munitions sécurisés qui remontent à la guerre froide ou dans des silos à missile”.
Une seule certitude anime les joueurs ultrariches : “La Silicon Valley […] est capable de mettre au point une technologie qui pourra un jour défier les lois de la physique, de l’économie et de la morale, non pas pour sauver le monde, mais pour leur permettre d’échapper à l’apocalypse dont ils sont responsables.”
Lucie Hoarau
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