Édition du 23 avril 2024

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Amérique latine

Un recensement, deux Brésils. Un abîme entre classes

Les premières données du Recensement 2010, effectué par l’Institut brésilien de géographie et de statistique, ont été publiées tout récemment : le Brésil a une population officielle de 190’755’799 habitants. Dans l’immédiat, l’information qui a eu le plus d’impact est le constat d’un fait très connu bien que toujours nié : le Brésil est un pays à majorité non-blanche.

Toutefois, et pour aller plus loin que la question raciale, le recensement a révélé une série d’autres contradictions qui méritent au moins d’être mentionnées et commentées sous un angle différent de celui qui est véhiculé par les grands médias, où des analystes bourgeois, membres du gouvernement et de secteurs des mouvements sociaux alignés sur le « lulisme » [référence à l’ancien président Lula], ont usé et abusé de ces données pour se vanter de faits supposés et d’avancées sociales à mettre au crédit du « Front Populaire ».

Avant toute chose, il est toujours bon de rappeler que lorsque nous nous référons à des travaux de recherche, à des chiffres et à des statistiques – sans même parler des manipulations toujours possibles – nous nous trouvons sur un terrain propice à tout type d’interprétation, à commencer par les paramètres de comparaison.

Tant qu’il était au gouvernement, Lula nous a fatigués par ses discours commençant par la phrase « Jamais auparavant dans l’histoire il n’y a eu… », afin de gonfler les « avancées » de son gouvernement. Mais comme tous les effets rhétoriques, celui-ci sert à masquer des réalités beaucoup plus complexes.

• Premièrement : pour un gouvernement qui se dit être le représentant des intérêts du peuple, il ne devrait pas y avoir beaucoup de matière à se vanter dans le fait de constater de timides améliorations statistiques dans les conditions de vie des Brésiliens par rapport à l’histoire récente, marquée par une dictature, un président voleur (Fernando Collor et diverses administrations dirigées par les Toucans [le toucan est l’emblème du PSDB].

• Deuxièmement : la principale constatation faite par le Recensement est précisément celle qui révèle le caractère du « Front Populaire », initié par Lula et continué par Dilma Rousseff, à savoir que les privilèges d’une poignée de bourgeois ont été maintenus, au détriment de l’existence de millions de misérables et de dépossédé·e·s.

Et pour cela même, la donnée la plus importante mise en lumière par le Recensement (et qui détermine et relativise toutes les autres) est une de celles qui a été le moins mise en relief par les grands médias et ses analystes : indépendamment d’une quelconque « avancée ponctuelle » dans les indices sociaux, il existe, au sens propre du terme, « deux Brésils », séparés par l’énorme abîme que crée la société de classes.

Un abîme entre les classes

Des exemples de cet abîme ne manquent pas, mais le plus scandaleux est certainement celui qui révèle que pas moins de 60,5% des familles brésiliennes (soit environ 34,7 millions de domiciles) survivent avec au maximum un salaire minimum par tête, alors que dans 5,1% des foyers, chacun des membres de la famille dispose de plus de cinq salaires mensuels (soit au minimum 2’725 reais si l’on considère le salaire minimum actuel de 545 reais – soit 307 CHF).

Il est vrai que le pourcentage de familles vivant au-dessous de la ligne du déjà très misérable salaire minimum a diminué depuis le Recensement de l’année 2000. Aujourd’hui, la majorité des familles se trouve dans la tranche qui dispose d’un revenu par tête allant d’un demi à deux salaires minimums (50,1% des familles). Et c’est cela qui a été applaudi par Dilma et par les analystes bourgeois qui voient là une preuve conclusive du « miracle de la nouvelle classe moyenne ».

Mais comme il est toujours bon de se méfier des « miracles », il faut bien voir que ce qui est le plus important, au-delà de cette réduction [du nombre des miséreux] de quelque 6,1 maigres %, c’est le fait que de l’autre côté de l’abîme, la même poignée de riches continue à se porter très bien et qu’elle n’a en rien été touchée.

Il y a dix ans, au début du gouvernement Lula, les familles qui gagnaient de trois à cinq salaires minimaux par tête correspondaient au 5,1% de la population. En 2010, ce groupe est passé à 5,3%. Quant aux familles jouissant d’un revenu par tête de plus de cinq salaires minimaux (et qui se trouvent déjà au sommet de la pyramide), l’« effondrement » a été minime, puisqu’en 2000 celles-ci représentaient le 5,2% de la population et aujourd’hui le 5,1% « seulement »…

Cette énorme concentration de la richesse cache encore des réalités encore plus cruelles. Notre pays est un pays où 4,3% des familles vivent sans aucun revenu. Cela revient à dire que dans pas moins de 2,4 millions de foyers, la survie dépend exclusivement de charité ou de « combines ».

Et plus encore : dans les régions historiquement les plus pauvres, la profondeur de l’abîme est encore plus grande. Dans le Nordeste, le pourcentage de familles vivant avec un revenu par tête inférieur à un salaire minimum est de 80,3%, et il est de 75,2% dans le Nord.

L’inégalité sociale en chiffres

Toutes les autres données du recensement doivent être interprétées à partir de cette réalité. Chose qui paraît évidente même pour ceux qui ont l’habitude de mettre l’accent sur les avancées qui ont eu lieu au cours de cette dernière décennie, comme l’économiste et sociologue de l’Université de Brasilia, Marcelo Medeiros, qui dans une interview parue dans le quotidien O Globo du le 30 avril 2011, a relevé : « Malgré l’amélioration sur le marché du travail et la diminution de l’inégalité, il n’y a pas eu de modification de structure. Nous continuons à avoir une grande masse de population à bas revenu qui se sépare d’une petite élite très riche. »

Et c’est à l’intérieur de cette grande masse que la misère et des conditions de vie littéralement inhumaines restent évidentes. Voyons-en quelques indicateurs alarmants :

• La moitié des maisons ne sont pas reliées aux égouts

Dire qu’un nombre plus élevé de Brésiliens qu’il y a dix ans a aujourd’hui accès à l’eau potable et à la collecte des eaux usées n’est qu’une partie de la vérité, et il faut surtout avoir un certain culot pour se vanter du fait qu’il y a une décennie, ce n’étaient que 47,3% des maisons qui avaient les installations sanitaires de base, alors que c’est maintenant 55,5%. C’est donc à peine plus de la moitié de la population qui a aujourd’hui accès à ce service fondamental pour la santé et la qualité de vie. Un chiffre qui est dramatiquement plus préoccupant dans les régions historiquement plus exploitées.

Dans le Nord, le réseau d’égouts couvre à peine le 13,9% des maisons ; dans le Nordeste, ce taux arrive à 33,9%. Ce qui pousse la moyenne nationale vers le haut, c’est la situation du Sudeste où le réseau d’égouts couvre 81% des maisons. Et, en ce qui concerne la qualité de l’eau consommée, il vaut la peine de rappeler que 5,7 millions de familles (10%) dépendent exclusivement de puits pour la consommation d’eau.

• Des millions de maisons sans toilettes

Au-delà de la question du manque d’égouts, l’inégalité sociale brésilienne a été révélée par un indice encore plus absurde donné par le Recensement : pas moins de 3,5 millions de domiciles brésiliens (6,2% du total) n’ont pas même une toilette. Devenu un indicateur bizarre de la division des classes, le comptage du nombre de toilettes a révélé que « de l’autre côté », la situation était bien différente : un peu plus de trois millions de familles vivent dans des maisons ayant trois toilettes et 1,2 autres millions ont quatre ou cinq installations leur permettant de soulager leurs besoins physiologiques.

• 800 mille familles vivent dans l’obscurité

Dans un pays qui se vante d’être la « septième puissance économique du monde », 728’512 familles vivent sans nul accès à l’énergie électrique. Et si la situation n’est pas pire, c’est que 550’000 familles (un nombre certainement sous-estimé) se sont débrouillées pour monter des installations illégales par des « combines » et du bricolage.

• 14 millions d’analphabètes

Le nombre de Brésiliens de 15 ans et plus qui ne savent ni lire ni écrire (13,9 millions) correspond au 9,63% de la population (ils étaient 13,64% en 2000). Une fois de plus, le Nordeste est la région connaissant la pire situation : 19,1%. Région qui est suivie par le Nord (11,2%), le Centre-est (7,2%), le Sudeste (5,5) et le Sud (5,1%). Dans la tranche des plus de 60 ans, la moyenne nationale des analphabètes atteint 26,5%.

• Enfants chefs de familles

Un des nouveaux et des plus inquiétants indicateurs relevés par le Recensement 2010, c’est le nombre de ménages qui sont « dirigés » par des petits Brésiliens âgés de 10 à 14 ans. Les 132’033 foyers se trouvant dans cette situation absurde ne reflètent certainement qu’une parcelle de la réalité. Cette fois, c’est le Sudeste qui est le leader dans cette barbarie suprême, avec 62’320 familles qui, dans la région la plus riche du pays, dépendent du salaire d’enfants. S’ajoutent encore dans l’ensemble du pays 661 153 familles qui sont dépendantes du travail de jeunes entre 15 et 19 ans.

Le Brésil que nous voulons et dont nous avons besoin

En plein XXIe siècle et dans le pays qui se vante d’être la 7e puissance mondiale, des existences telles qui nous sont décrites par les chiffres que nous venons de voir sont symptomatiques du caractère de classe de la société brésilienne. Un caractère fidèlement préservé et défendu par le « lulisme ».

Alors que les pauvres ont besoin de décennies pour grignoter quelques miséreux dixièmes dans les statistiques, les riches, eux, se maintiennent confortablement dans leurs situations hyperprivilégiées, sans avoir besoin de faire absolument quoi que cesoit, si ce n’est, évidemment, de maintenir les modèles d’exploitation et d’oppression de toujours. Tout cela avec la bénédiction du PT (Parti des travailleurs), du PCdoB (Parti communiste du Brésil qui collabore avec le PT) et des « bras » que ceux-ci ont dans le mouvement syndical et populaire.

C’est pour cela qui si nous voulons renverser les chiffres du recensement, il est nécessaire de changer la logique de notre société, qu’il faut toucher à l’essence même de sa structure. Chose qui peut être accomplie par la révolution socialiste. Celle-ci constitue l’unique manière de nous libérer de ces si nombreux problèmes, de mettre fin à la barrière qui sépare les « deux Brésils » et de créer les conditions nous permettant à tous, absolument tous, d’avoir des conditions de vie dignes.

Wilson H. Silva est membre du Secrétariat National des Noir-e-s du PSTU.

Wilson H. Silva

Wilson H. Silva est membre du Secrétariat National des Noir-e-s du PSTU (Bresil)

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