Édition du 23 avril 2024

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Environnement

En pleine pandémie, Canada et États-Unis lancent la construction de l’oléoduc Keystone XL

Le gouvernement de la province canadienne de l’Alberta a décidé de financer aux deux tiers la construction d’un oléoduc controversé dont les travaux, maintes fois repoussés, ont finalement commencé le 6 avril, en pleine période de confinement.

Tiré de Reporterre.

 Montréal (Québec, Canada), correspondance

En Amérique du Nord, voilà 12 ans qu’on parle de l’oléoduc Keystone XL et que les revirements de situation se succèdent à son sujet. C’est finalement au moment le plus improbable, en pleine épidémie de Covid-19, que sa construction a commencé, le 6 avril dernier. Lorsqu’il sera terminé, en 2023, ce tuyau de plus de 1.900 km transportera chaque jour 830.000 barils de pétrole brut issu des sables bitumineux canadiens de l’Alberta jusqu’au Nebraska (États-Unis d’Amérique). De là, il entrera dans un réseau de pipelines déjà existant (le réseau Keystone), pour conduire l’or noir vers les raffineries du golfe du Mexique. Le projet est estimé à 8 milliards de dollars étasuniens ($ US), soit 7,3 milliards d’euros.

Depuis une semaine, une centaine de travailleurs s’affairent à des tâches préparatoires au Montana (États-Unis), comme les ouvrages de franchissement de rivières et de la frontière canado-étasunienne. Ce qui ne manque pas d’interroger dans un État qui a déclaré l’état d’urgence sanitaire, interdit les rassemblements et demande à ses citoyens de rester à la maison. D’autant plus que cette main-d’œuvre venue de l’extérieur de l’État pourrait apporter avec elle le coronavirus et le transmettre à des populations vulnérables, à commencer par les autochtones.

« On trouvera des moyens de manifester, que ce soit à cheval ou en tracteur ! »

À terme, onze camps pourraient être aménagés, afin de loger mille travailleurs. Sur son site internet, l’entreprise porteuse du projet TC Energy — qui n’avait pas répondu à nos questions au moment d’écrire ces lignes — liste les mesures prises pour empêcher toute éclosion de Covid-19 : fournisseurs, sous-contractants et employés doivent remplir un questionnaire avant d’entrer sur le chantier, où les regroupements seront limités à dix personnes et les véhicules de transport désinfectés après chaque voyage. Toute personne présentant des symptômes sera immédiatement isolée.

« L’oléoduc va traverser des zones rurales de notre État qui sont à des heures de route d’un hôpital », se désole la présidente du Parti démocrate du Nebraska, Jane Kleeb, une des figures de l’opposition à Keystone XL. Jointe par téléphone, elle dénonce « l’arrogance » de TC Energy, qui débute cette construction alors que plusieurs poursuites devant les tribunaux sont en cours. Une audience est d’ailleurs prévue ce 16 avril à Great Falls, au Montana : deux organisations environnementales (dont une autochtone) estiment que la déforestation nécessaire à la réalisation du projet va détruire des habitats fauniques, à commencer par ceux des oiseaux.

Dans la dernière décennie, militants écologistes, Premières nations et fermiers vivant à proximité du tracé n’ont cessé de dénoncer les risques pour l’environnement. Un événement récent donne raison à ces Cassandre : fin octobre 2019, une fuite sur un oléoduc du réseau Keystone au Dakota du Nord a provoqué le déversement de 1,4 million de litres dans la nature, incluant des zones humides. Pour Mme Kleeb, commencer les travaux maintenant est un geste calculé de la part des promoteurs : « Les règles de mise à distance sociale en vigueur nous empêchent d’être sur la ligne de front. Mais s’ils essaient vraiment de mettre des tuyaux dans le sol, on trouvera des moyens de manifester, que ce soit à cheval ou en tracteur ! »

La mise à pied de 20.000 employés de soutien dans les écoles

En 2015, Barack Obama avait écouté les critiques contre Keystone XL et mis son veto à la construction. L’annulation de cette décision a été l’un des premiers gestes de Donald Trump, président très pro-pétrole, après son investiture en janvier 2017.

Le Premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, est un autre ami des compagnies pétrolières — il a d’ailleurs profité de l’état d’urgence sanitaire pour les exempter de leur obligation de déposer périodiquement des rapports environnementaux. Il en est persuadé : tous les problèmes de l’Alberta viennent du fait qu’il n’y a pas assez de pipelines pour exporter son pétrole (et les écologistes sont responsables de cette situation, selon lui). Il a donc engagé pas moins de 7,5 milliards de dollars canadiens ($ CA) de fonds publics, soit 4,9 milliards d’euros, dans la construction de Keystone XL : 1,5 milliard $ CA sous forme de participation au capital, plus un prêt garanti de 6 milliards $ CA.

Cette décision a fait grincer quelques dents dans la province canadienne, d’autant plus qu’elle survient juste après la mise à pied de 20,000 employés de soutien dans les écoles. Mais le jeu en vaut la chandelle selon le gouvernement provincial, qui parle de 1,400 emplois directs (et 5,400 indirects) en Alberta et d’un potentiel de 30 milliards $ CA de revenus fiscaux.

Cet optimisme étonne quand on sait dans quelle situation se trouvent les producteurs de pétrole de l’Alberta, qui extraient une huile non conventionnelle et coûteuse à exploiter. Les dernières semaines, marquées par une chute du prix du baril, ont été particulièrement éprouvantes. Mais les investissements fuyaient déjà l’Alberta avant la pandémie de Covid-19. Exemple frappant, en février, la compagnie Teck Resources a renoncé à un énorme projet (260.000 barils par jour pendant 41 ans). « Les investisseurs et les clients exigent de plus en plus des juridictions ayant des structures qui réconcilient exploitation des ressources et changement climatique, dans le but de produire le plus proprement possible. Cela n’existe pas ici en ce moment », peut-on lire dans la lettre que le PDG de Teck a adressé au ministre de l’Environnement du Canada.

« Le gouvernement de l’Alberta essaie d’envoyer un signal au gouvernement fédéral »

La prise en charge d’environ deux tiers des frais de construction de Keystone XL par le gouvernement de l’Alberta s’apparente donc à un pari très risqué. « Il y a une certaine demande en pétrole lourd de la part des raffineries du golfe du Mexique, explique l’économiste et professeur au département de sociologie de l’université du Québec à Montréal Éric Pineault, auteur d’un livre sur les oléoducs (Le piège Énergie Est, Écosociété). Mais je crois que c’est une décision plus politique qu’économique. TC Energy prend très peu de risques. Pour moi, le gouvernement de l’Alberta essaie d’envoyer un signal au gouvernement fédéral : “Le secteur a de l’avenir, il y a des investissements, soutenez-nous.” »

Ottawa doit en effet présenter un imposant plan de relance économique, et l’industrie pétrolière espère qu’elle ne sera pas oubliée. Le ministre fédéral des Ressources naturelles, Seamus O’Reagan, s’est d’ailleurs rapidement réjoui de l’annonce du début des travaux. Régulièrement critiqué pour son parti pris propétrolier, Justin Trudeau semble plus aligné sur Donald Trump que sur le Parti démocrate sur le sujet des oléoducs.

Soutien de longue date de Bernie Sanders, Jane Kleeb appelle de son côté à un ralliement des troupes autour de Joe Biden, qui a déclaré son opposition à Keystone XL. Reste à savoir si ce sera suffisant : Dennis McConaghy, un ancien haut placé de TC Energy cité par le Calgary Herald, pense de son côté que puisque les travaux ont commencé, « le projet sera une réalité physique aux États-Unis en 2020 et deviendra beaucoup plus difficile à défaire, même par une administration démocrate ».

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