Édition du 23 avril 2024

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Analyse politique

À la croisée des chemins

La classe moyenne : une notion qui paraît aller de soi tant on l’utilise au quotidien. Comme toutes les idées familières, à l’examen elle s’avère plus floue qu’on ne s’y attendrait. Elle ne fait d’ailleurs pas consensus chez les sociologues ni les anthropologues. Tout dépend des choix idéologiques de chacun : l’approche marxiste, par exemple, diffère de celle plus conventionnelle et plus descriptive d’autres conceptions. Il sera impossible dans le cadre de ce texte de trancher entre ces conceptions. Comme toute réalité sociale globale, celle-ci est sans cesse en évolution et ne se laisse pas cerner facilement. Pour Marx, il existe essentiellement deux classes sociales : la bourgeoisie et le prolétariat. Ce qui correspondrait le mieux à la notion marxiste de classe moyenne (expression qui n’apparaît pas sous sa plume) serait le petite bourgeoisie formée d’artisans, de fermiers indépendants, de petits propriétaires terriens, de petits commerçants et d’employés. Ces gens disposent d’un minimum de capital mais pas assez pour en vivre. Ils doivent donc bosser pour arrondir leurs fins de mois. Cette définition ne correspond plus entièrement à la réalité sociale d’aujourd’hui. Bref, du point de vue de Marx, ce qu’on appelle la classe moyenne fait partie de la bourgeoisie, mais à un niveau inférieur.

Avec la complexification des moyens de production, la tertiarisation de l’économie (la multiplication des emplois de bureau surtout au cours de la seconde moitié du vingtième siècle) et l’accès toujours plus large à l’éducation supérieure (collégiale et universitaire), la classe moyenne a élargi ses rangs de façon très notable. Elle est donc devenue plus difficile à saisir et à définir.

On la caractérise de nos jours comme une classe sociale intermédiaire qui se signale par un niveau de richesse supérieur aux classes populaires (ouvrière et exclus) mais inférieure à celui de la classe dirigeante (élites entrepreneuriales et administratives). On la divise en classe moyenne supérieure et inférieure, selon le niveau de revenu. Son évolution au fil du temps et sa répartition au sein de l’appareil de production permet de mesurer les dynamiques de déclassement et d’ascension professionnelle qui y ont cours, ce qui renvoie au concept de mobilité sociale vers le haut et vers le bas de l’.échelle des revenus. Pour ma part, j’y ajouterais une troisième catégorie : celle de classe moyenne "moyenne" qui se situe entre la supérieure et l’inférieure. On l’analyse surtout au plan des revenus plus que du métier. En effet, certaines spécialisations ouvrières (dans la construction entre autres) hissent ceux qui s’y adonnent au niveau de la classe moyenne. À l’inverse, comme on le verra plus loin, des diplômés universitaires ont subi un déclassement professionnel à cause des compressions gouvernementales massives des années 1980 dans la fonction publique et parapublique et de la précarisation toujours plus poussée de l’emploi.

Ces considérations permettent de mieux comprendre la difficulté de cerner avec précision une réalité aussi mobile, et par conséquent un peu vague. Aux fins de mon analyse, je vais me rallier pour l’essentiel, par commodité et pragmatisme, à la notion moderne de ce qu’est la classe moyenne, telle qu’acceptée par de nombreux sociologues. Il me semblait nécessaire de décrire (sommairement, j’en conviens) au préalable l’objet de mon analyse plutôt que de me lancer dans de longues considérations théoriques et abstraites à son sujet, qui même là, demeure difficile à définir. Il règne encore de l’incertitude dans les conclusions qu’on peut tirer de l’examen de cette réalité sociologique.

Par les temps qui courent, les membres de la classe moyenne doivent affronter d’importantes difficultés financières : inflation galopante, taux hypothécaires qui explosent, baisse du pouvoir d’achat et spéculation immobilière effrénée, tous ces éléments concourant à la fragiliser. Ils affectent sa qualité de vie et l’idée flatteuse que la plupart de ses membres aiment se faire d’eux-mêmes, c’est-à-dire la colonne vertébrale de la société. Ces problèmes ébranlent les justifications qui fondent sa légitimité sociale : une formation scolaire poussée (et l’endettement qui en découle), le labeur récompensé par la réussite, une juste rémunération pour ses efforts, l’habileté en affaires dans certains cas. Subir un abaissement professionnel en raison de la perte de son boulot, d’une faillite ou de la diminution marquée de contrats, constitue toujours une expérience pénible. L’espoir de la mobilité sociale s’écroule alors.

Je parle ici de tout un monde formé de diverses strates de revenus correspondant aux emplois occupés. Il s’agit d’un fourre-tout : fonctionnaires, employés du privé, travailleurs et travailleuses autonomes et certaines catégories d’ouvriers spécialisés aux salaires substantiels. La crise inflationniste actuelle entraîne un brutal rebrassage des cartes du jeu professionnel où les perdants et les perdantes sont nombreux.

Posséder une maison (que permet un emprunt bancaire, l’hypothèque) et l’auto de l’année couronne l’appartenance à cette fameuse classe moyenne si enviée. Ce rêve est aujourd’hui menacé. Seules les couches supérieures (en termes de revenus), largement formées de spéculateurs financiers, de leurs assistants et associés, ainsi que de spéculateurs immobiliers ont les moyens d’acquérir un condo, la nouvelle norme de la réussite en matière d’habitation. On a traité cette évolution, non sans raison, de financiarisation de l’économie. Comme dans toutes les phases importantes de l’évolution du capitalisme, celle-ci entraîne l’évincement du jeu professionnel d’une multitude de travailleurs et de travailleuses. On les pousse dans l’ascenseur descendant. Cette dégringolade ne peut que provoquer un fort sentiment de désenchantement, voire de colère de leur part. Elle entraîne beaucoup d’insécurité, génératrice d’anxiété.

Mais les bouleversements dans la gestion du marché de l’emploi ne sont pas nouveaux. Ils remontent à l’embargo pétrolier par les pays arabes en 1973. L’énergie, obtenue jusque là à bon marché et qui faisait rouler l’économie (c’est le cas de le dire), est devenue beaucoup plus dispendieuse, ce qui a eu pour conséquence d’entraîner une forte poussée inflationniste et de mettre fin à la relative prospérité des "Trente glorieuses" (1945-1975). Cette secousse a secoué la position des classes moyennes à divers degrés.

Pour éliminer l’inflation, les principaux gouvernements occidentaux (sous l’impulsion des États-Unis et de la Grande-Bretagne) ont abandonné dans une certaine mesure en ordre dispersé les politiques keynésiennes d’expansion économique et de redistribution plus ou moins étendue de la richesse produite. Ces politiques restrictives se sont traduites par une précarisation croissante de l’emploi. Après quelques années d’hésitation (1974-1979), l’arrivée au pouvoir au Royaume-Uni des conservateurs de Margaret Thatcher en 1979 et aux États-Unis des républicains de Ronald Reagan l’année suivante a signifié l’adoption de rigoureuses politiques monétaristes et de compressions budgétaires sans concession. Il en a résulté la récession de 1982-1985, au cours de laquelle le taux de chômage dans plusieurs pays a atteint des niveaux record depuis la dépression économique des années 1930. Le taux de chômage au Québec atteignait 14% en 1982. Ces politiques ont provoqué un effondrement relatif du marché de l’emploi et par conséquent le recul d’une partie de la classe moyenne. Bien des travailleurs et travailleuses en ont alors été exclues, faute d’emploi. Ces mesures ont entraîné aussi plusieurs faillites d’entreprises déjà en difficulté. Employeurs privés et publics ont misé sur la précarisation de l’emploi comme mode de gestion de la main d’oeuvre, dans le premier cas pour accumuler les profits et dans le second pour ménager les finances publiques par cette nouvelle méthode de gestion du "capital humain". Les classes politiques ont adopté assez vite (en Amérique du Nord du moins) l’idéologie montante du rétrolibéralisme qui considère que le secteur privé est la locomotive de l’économie et l’intervention de l’État dans celle-ci comme nuisible.
De ces orientations réactionnaires a résulté un déclassement d’une bonne partie de la main d’oeuvre, en particulier dans les secteurs public et parapublic. Un exemple parmi tant d’autres : alors que dans les années 1970, la majorité des enseignants et enseignantes universitaires étaient des professeurs agrégés, à la suite des compressions budgétaires à répétition des gouvernements qui se sont succédé à Québec, les directions universitaires se sont vu obligées de recourir à un nombre croissant de chargés de cours.

Durant la période de prospérité (1945-1975), l’emploi permanent était la norme ; mais à partir du milieu de la décennie 1970 et surtout du début de la suivante, ce type d’emploi a sérieusement reculé au profit d’emplois précaires : temporaires, à temps partiel, à contrat, à la pige, ce qui a poussé vers le bas de l’échelle des revenus bon nombre de gens instruits et qualifiés mais qui ne parvenaient pas à dénicher un emploi permanent dans leur secteur de compétence. Plusieurs d’entre eux se sont transformés en sous-prolétaires nouveau genre, prisonniers du système de l’emploi précaire, des boulots souvent intellectuels (rédacteurs, agents d’Information, réviseurs de textes, etc.) mais le plus souvent sans lendemain et plus ou moins bien payés. Ce faisant, les pouvoirs publics ont ainsi mis sur pied une "armée de réserve" à bon marché pour les employeurs, en particulier ceux qui n’avaient guère les moyens de s’offrir une main d’oeuvre stable et convenablement rémunérée. Bien d’autres exploiteurs ont aussi profité de cette manne inespérée, c’est-à-dire d’un sous-prolétariat certes plus instruit que son prédécesseur des années 1930, et mieux protégé, il faut l’admettre, par des programmes sociaux autrefois inexistants, mais tout de même vulnérable. Mais même ces mesures de stabilisation du revenu ont subi des reculs, l’assurance-chômage par exemple (rebaptisé assurance-emploi en 1996, un simple maquignonnage linguistique). On a aussi tenté de transformer le plus possible de ces gens en entrepreneurs à bon marché en en faisant des travailleurs autonomes, ce qui épargnait des dépenses en termes de salaires et d’avantages sociaux aux donneurs et donneuses d’ouvrage. De tout ceci, on peut conclure que la désorganisation a frappé de plein fouet les classes moyennes et ouvrières.

On n’a jamais renoué depuis avec le processus assez large d’intégration professionnelle qui prévalait de 1945 à 1975 ; non que ce fût à cette époque le paradis sur terre (les inégalités sociales et l’exploitation existaient durant cette période, on y compta aussi de durs conflits de travail), mais elle représente un sommet jamais atteint jusque là dans la prospérité qui a permis l’élargissement marqué des rangs de la classe moyenne dont ce fut l’âge d’or (ceci dit avec toutes les réserves qui s’imposent). L’accession beaucoup plus grande que par le passé à la propriété augmenta dans des proportions jamais vues et les banlieues s’étendirent à perte de vue (au détriment de l’environnement).

Une partie de la classe ouvrière put alors réaliser son rêve : accéder aux rangs de la classe moyenne et devenir banlieusarde.

Que peut-on augurer maintenant pour la classe moyenne et la prolétariat en général ? Tout d’abord, il faut convenir que la présente crise, qui ses spécificités, se situe cependant dans la continuité de celles qui ont secoué les sociétés occidentales depuis plus de quarante ans. Les difficultés des classes moyennes ne sont donc pas inédites. L’interminable abaissement social que ces gens endurent (et qui s’accentue) n’est pas à la veille de se terminer, et ce même si l’inflation se dégonflait à court terme. En effet, les économies occidentales et en particulier l’américaine qui a longtemps servi de locomotive au commerce mondial, sont en perte de vitesse devant la montée économique de concurrents toujours plus efficaces : la Chine, la Corée du sud, le Japon. L’Union européenne a son propre marché et une autonomie commerciale croissante. Le monde a tendance à se fractionner en blocs commerciaux rivaux. Le taux de profit des entreprises nord-américaines diminue en conséquence et ne permet pas d’en revenir à l’ancienne expansion économique, condition essentielle à la redistribution de la richesse.

Miser sur la diminution des coûts de main d’oeuvre pour soutenir la concurrence des pays émergents équivaut à faire payer par les travailleurs et travailleuses des problèmes dont ils ne sont pas responsables ; plus encore, cette orientation mène à l’impasse et accentue le sentiment de frustration qui a donné aux États-Unis le phénomène Trump et la montée de l’extrême-droite dans d’autres pays. Les partis se réclamant de la social-démocratie s’étant ralliés au rétrolibéralisme depuis belle lurette comme si ça allait de soi, une bonne partie de l’électorat s’est senti trahi et a exprimé sa rancune envers ces formations en ruant dans les brancards. On ne reviendra pas à l’expansion économique du passé c’est entendu, mais il ne faut pas jeter le petit avec l’eau du bain. Il faut réinventer la social-démocratie, moins dans le sens de la consommation mais plus dans celui du partage équitable de la richesse et du respect de l’environnement.

Il est difficile de prévoir l’avenir, mais tout comme une personne vieillit selon sa ligne de vie, en transposant, nos sociétés vont continuer à évoluer dans le sens d’une technologie toujours plus poussée et d’un capitalisme qu’il est urgent d’encadrer plus strictement.
Non, la classe moyenne ne disparaîtra pas. Elle a pignon sur rue depuis très longtemps et va se maintenir. Mais dans quel état ? Un coup de barre devra être donné par les gouvernements pour rétablir un certain équilibre entre les manieurs d’argent (des parasites en beaux habits) et les travailleurs au sens large du terme. Le type de "développement" économique que l’on endure depuis trop longtemps et la démocratie au sens large et inclusif du terme sont incompatibles. Nous arrivons peut-être à la croisée des chemins.

Jean-François Delisle

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