Édition du 3 décembre 2024

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Analyse politique

Recomposition de la classe moyenne

Dans l’article de la semaine dernière (19 septembre/25 septembre) paru dans la section "opinions", je me penchais sur la notion même de classe moyenne laquelle, comme on sait, ne fait pas l’unanimité chez les sociologues. J’insistais sur le fait qu’il vaudrait mieux parler de classes moyennes, car elle n’est pas homogène. Le salariat moderne ne signifie plus comme autrefois être asservi à un régime de travail éreintant pour une rémunération de famine dans une usine ou un champ (ouvriers agricoles), même si ce genre de travail subsiste. Mais il est devenu plutôt marginal, sauf dans certaines régions. Ce qu’on appelle spontanément la classe moyenne a beaucoup élargi ses rangs dans les pays occidentaux, au gré de la tertiarisation de l’économie qui a entraîné la multiplication des emplois de bureau et l’augmentation des revenus salariaux. Ces membres de la classe moyenne détiennent à des degrés variés un certain capital social, professionnel, culturel et financier qui les distinguent de la partie la moins instruite de la classe ouvrière et à priori, des exclus, ce que Marx nommait le sous-prolétariat.

Contrairement aux prévisions de Marx, le système capitaliste ne s’est pas effondré sous le poids de ses contradictions et le prolétariat n’a pas conquis le pouvoir le pouvoir. Son expansion a plutôt permis à la longue l’élargissement des classes moyennes (car il en existe plusieurs strates) auxquelles ont accédé certaines catégories de travailleurs et travailleuses manuels. C’est le niveau de revenu qui me semble plus important que la nature du boulot effectué pour déterminer si les personnes appartiennent ou non à la classe moyenne. L’action syndicale a contribué à l’amélioration des conditions de travail et de vie des employés, qu’ils soient d’usine ou de bureau. certain capital social, culturel et financier plus substantiel que celui détenu par la classe ouvrière peu instruite, à faible revenu et les exclus, ce que Marx appelait le sous-prolétariat (voyous, déclassés, mendiants, sans abris, indicateurs de police, etc.).

Pour autant, même les travailleurs et travailleuses (j’inclus dans ce terme les employés de bureau du secteur public et parapublic) demeurent vulnérables à divers degrés aux initiatives de leur employeur, l’État ou l’entreprise privée.

Cette remarque introduit donc la question suivante : de quel pouvoir et capacité d’influence disposent les classes moyennes à l’endroit des pouvoirs politique et capitaliste ? Pas davantage que dans le cas de la définition même de "classes moyennes", il n’y a de réponse unique et sûre à cette interrogation. Tout dépend de la question centrale du rapport de force entre ces classes moyennes et les divers pouvoirs.

La classe moyenne supérieure (formée, entre autres, de hauts fonctionnaires du public et d’administrateurs de haut niveau dans le privé) possède des canaux d’influence beaucoup plus près du pouvoir politique que les classes moyennes de niveau plus bas, comme la classe moyenne "moyenne" (formée de certains fonctionnaires situés à un niveau intermédiaire de la bureaucratie et de techniciens, comme des informaticiens par exemple) et une autre, encore plus inférieure comme les fonctionnaires subalternes et les ouvriers assimilés à des fonctionnaires, plusieurs de ceux-ci (mais pas tous) étant situés au plus bas dans la hiérarchie administrative, même s’ils sont syndiqués eux aussi.

Le gouvernement en place est bien contraint de tenir compte des revendications de tout ce monde, même s’il en refuse un certain nombre, comme c’est normal dans n’importe quelle négociation. Il a résulté de cette dynamique depuis une soixantaine d’années au Québec des luttes parfois épiques entre syndicats de fonctionnaires et l’employeur gouvernemental, avec des résultats variés, tout dépendant de la conjoncture économique et du rapport de force entre les parties en présence.

On pourrait classer les étudiants et étudiantes cégépiens et universitaires dans la catégorie "classe moyenne". En effet, ils sont des agents en voie de qualification dont la plupart vont exercer, une fois leurs études terminées des professions dans le secteur tertiaire, fonction publique et parapublique et dans l’entreprise privée. Dans la mesure où elles peuvent les mobiliser par des grèves, les organisations qui les rassemblent sont en mesure d’exercer des pressions parfois importantes sur le gouvernement. Là aussi, les exemples de batailles étudiantes ne manquent pas depuis 1968.

Il importe de mentionner dans la question du rapport de forces celle d’ouvriers qualifiés du secteur privé dont le niveau salarial les place dans les rangs de la classe moyenne. en face de leurs patrons. Ces luttes (la grève classique) relèvent d’une longue tradition qui remonte aux premiers temps de la révolution industrielle et qui a donné lieu à beaucoup de combats, dont certains ont fait date (celle d’Asbestos en 1949 et de Murdochville en 1957).

Ce qui se dégage de ce portrait d’ensemble, c’est que le rapport de forces constitue une donnée fondamentale dans la question des relations entre classes moyennes et classe politique. Il ne prend pas juste la forme d’affrontements comme la grève, mais dans le cas de la classe moyenne supérieure, souvent d’’une forme de complicité avec le pouvoir lui-même. On observe une sorte d’osmose entre fonctionnaires supérieurs, qui gravitent dans l’entourage immédiat des ministres et sous-ministres et ces derniers. Ils détiennent souvent des informations qui pourraient s’avérer embarrassantes s’ils les "coulaient" auprès des médias. Les journalistes aussi font partie de la classe moyenne et peuvent plonger le gouvernement dans la gêne par des révélations sensationnelles au besoin. Ils sont en mesure d’exercer des pressions importantes sur leurs propres patrons par des grèves.
Par contre, d’autres strates de la classe moyenne se situent à un niveau inférieur, tant en termes de revenus que d’influence. Ils ne possèdent pas la capacité( même très relative) d’obliger le pouvoir politique à tenir compte de leurs intérêts. Travailleurs et travailleuses à statut précaire (même instruits), employés subalternes du privé certains travailleurs autonomes et d’autres encore, tous non syndiqués sont dépourvus de toute capacité à infléchir dans le sens de leurs intérêts la gestion du personnel de leurs employeurs et donneurs d’ouvrage. Ils sont marginalisés et souvent pauvres. Ils dépendent une partie de l’année des programmes sociaux (assurance-emploi et Sécurité du revenu) pour survivre.
Il demeure l’exercice du droit de vote à tout ce monde pour essayer de changer les choses en leur faveur. Mais dans le cas de la strate inférieure de la classe moyenne, cela suffit-il pour se faire entendre des pouvoirs publics ? La réponse est non. Des lobbys en tout genre sont en mesure d’influencer de manière décisive les orientations gouvernementales et ils disposent d’une foule de canaux pour se fair entendre sur la place publique, sans oublier des pressions plus discrètes sur les décideurs et décideuses politiques. Les perdants et ls perdantes du système politico-économique sont prisonniers de leur marginalité. Ce sont des sans voix. Les organismes communautaires qui les défendent ne peuvent exercer de moyens de pression comparables à ceux des organisations syndicales.

Avec l’extension des banlieues depuis le milieu du vingtième siècle, le découpage électoral favorise encore plus qu’auparavant les factions supérieures et moyennes de la classe moyenne, ce qui exclut plus ou moins du jeu social et politique la nombreuse frange moins fortunée de celle-ci et surtout un nombreux petit peuple formé d’ouvriers non spécialisés peu instruits, d’employés à statut précaire et sans emplois. Ces groupes forment une masse sans pouvoir, en dépit du droit de vote presque universel de nos jours. Ils n’ont pas de conscience de classe, ce qui rend difficile leur regroupement en vue de luttes sociales.
Pour conclure, peut-on affirmer que la classe moyenne est en voie de faire naufrage ? Non, car il faudra toujours des fonctionnaires et des administrateurs, tant publics que privés pour assurer la bonne marche de l’économie et de l’appareil d’État. Le niveau intermédiaire du marché de l’emploi se maintiendra, malgré les problèmes actuels qui le frappent. La tertiarisation du marché du travail est là pour rester. Cependant, nous endurons un processus de recomposition, de réorganisation en profondeur du monde de l’emploi qui affecte entre autres catégories sociales, la classe moyenne. Plusieurs travailleurs et travailleuses en sont exclus, d’autres cooptés selon les besoins de profits des entreprises et les mesures gouvernementales, tantôt plus restrictives, tantôt plus expansionnistes. Depuis une quarantaine d’années, même les travailleurs et travailleuses syndiqués ont subi bien des revers et ce n’est pas fini. Pour un avenir prévisible, avec l’inflation et la çrise du logement, l’avenir de la classe moyenne n’est guère encourageant.

L’évolution technologique ne fait que l’accentuer. On peut prévoir que l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) fera disparaître certaines catégories d’emploi. Par conséquent, il importe de bien encadrer ce processus si on veut qu’il profite à tous et pas seulement aux capitalistes et aux gestionnaires du niveau supérieur de la fonction publique.
On peut penser à l’organisation des services aux clients et clientes dans les caisses populaires et les banques : les progrès de l’Informatique ont éliminé la plupart des postes de caissiers et de caissières au début de la décennie 2000 au profit de guichets automatiques. Des employés qui se considéraient sans doute comme des membres de la classe moyenne...

Jean-François Delisle

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