Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (2)

Précédemment, j’ai parlé de la guerre entre les cartels mexicains pour la mainmise sur la frontière Mexique-Guatemala.

Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale de la UNAM, au Mexique.

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Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org 

J’ai souligné combien la capture des flux migratoires étaient désormais l’un des principaux enjeux stratégiques de cette frontière. Dans la double impasse du sous-développement et de l’exode vers le Nord, les cartels mexicains deviennent de facto la main de fer clandestine des États, un rôle aussi instrumental à l’expansion du capital extractif dans la région. C’est de cette complicité secrète entre les entrepreneurs de la mort, l’État et le Capital dont il sera question ici.

Une impression de déjà-vu

Le 30 décembre 2022, des mois avant qu’éclate la bataille de Frontera Comalapa, Isabel Recinas Trigueros (dit compa Chave) activiste écologiste du Mouvement Social pour la Terre était séquestré à Chicomuselo, puis retrouvé quelques temps plus tard, battu, blessé par balles et laissé pour mort au bord d’une route.

L’agression rappellera l’assassinat en 2009 dans la même municipalité, de Mariano Abarca Roblero, leader de la mobilisation populaire contre l’opération minière de la canadienne Blackfire Exploration Ltd. Isabel Recinas poursuivait le même combat contre cette mine, officiellement fermée et interdite d’opération depuis le meurtre d’Abarca, mais que des intérêts particuliers cherchaient depuis quelques temps à faire réouvrir.

Si les assassins d’Abarca avaient tour à tour nié toute implication, les assaillants du compa Chave, eux, laissent ouvertement leur carte de visite : El Maíz, un syndicat paramilitarisé aux ordres du Cartel Jalisco Nueva Generación. Puis un mai, au moment même où CJNG affronte le Cartel de Sinaloa à Comalapa, menaces et agressions redoublent à Chicomuselo contre des activistes opposés à la mine. À tel point que les organisations sociales et paroissiales qui menaient historiquement la résistance décident de mettre leurs activités en veilleuse.

La reconfiguration d’une frontière

On peut voir ainsi se profiler un autre enjeu autour de cette guerre pour le contrôle du territoire : l’expansion de la frontière extractive dans la Sierra Madre du Chiapas. Depuis des décennies l’industrie minière tente de s’y établir pour en exploiter les riches sous-sols.

0,4% : pourcentage d’emploi à l’échelle nationale que représente le secteur extractif au Mexique, incluant l’énergie.
(Source : Observatorio Laboral, Gobierno de México)

Dans une économie rurale dévastée par la chute du prix des denrées et par le dumping nord-américain, la filiale minière avait bien au départ de quoi séduire les habitants. Mais il deviendra vite clair que la dévastation de ce territoire fragile n’en vaut pas les rachitiques redevances. Clair que les promesses d’emploi ne sont qu’un miroir aux alouettes. Que pour l’immense majorité des paysans, une mine à ciel ouvert ne signifie autre chose qu’une grande dépossession. Se retrouver devant rien, un autre paysan sans terre ajouté à la masse croissante d’un lumpenprolétariat du Sud qui n’a nulle part où aller que vers le Nord.
Structurées autour d’organisations communautaires proches de l’EZLN et du diocèse de San Cristobal, de concert avec divers groupes écologistes militants, une farouche résistance des communautés rurales décidées à protéger leurs territoires, était parvenue jusqu’à aujourd’hui à chasser ces aventuriers du capital minier.

On dira qu’il n’y a pas de hasard ! Depuis le début de l’année, au moment même où les cartels terrorisent la population, les promoteurs miniers reviennent à la charge. Les collectivités agraires déplorent leurs visites insistantes. Les nouvelles concessions qu’ils tentent de faire approuver prennent dimensions titanesques, parfois de plus de 2000km2 (voir l’encadré), enregistrées souvent au nom d’entreprises qui n’existent dans aucun registre fiscal. Des équipes entrent dans les territoires avec leur machinerie (non-identifiée) sans consentement des communautés, avec à la clef intimidations, agressions, enlèvements d’activistes. « Cette fois, ils ont changé de stratégie, et ils s’allient aux narcos », m’informe un collègue originaire de la région.

Notes
1. S. Valencia, Capitalismo Gore, Melusina, 2010.
2.D’après l’expression de l’anthropologue Michael Taussig. Voir Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, University of Chicago Press, 1987.
3.Luxembourg, R. (1913). L’accumulation du capital. François Maspero, 1969.

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Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org 
Narco-gouvernance et contre-insurrection
Dans ce contexte, la présence des groupes criminels prend alors une tout autre dimension. Comme le décrit l’activiste mexicaine Sayak Valencia1, outre la drogue, la principale marchandise dont les groupes criminels militarisés font commerce est la violence elle-même.
Bien qu’il paraît menacer aujourd’hui la stabilité même de l’État, le crime organisé mexicain joue pourtant de longue date un rôle clandestin mais déterminant dans la répression des organisations de gauche, des partis politiques dissidents et des mouvements étudiants. Au Chiapas où leurs liens avec la classe politique et les grands propriétaires sont nombreux et profonds, ces organisations paramilitaires criminelles sont depuis longtemps instrumentales dans la répression sanglante contre les mouvements paysans et les communautés zapatistes.
L’économie minière offre justement un monde d’opportunités où convergent les intérêts entre capital formel et informel. De la généreuse rente de protection que promet la mine, jusqu’à l’emprise sur toute l’économie satellitaire qui accompagne cette industrie et l’urbanisation sauvage qu’elle entraîne : spéculation immobilière, hôtellerie, débits d’alcool et bien évidemment, le marché de la drogue et la prostitution. L’horizon coercitif imposé par les groupes criminels facilite ainsi la dépossession des communautés, désarticulant les solidarités locales et faisant taire les dissidents : journalistes, écologistes, enseignants.

Le « miroir colonial de la production »
Ce scénario ne rappelle-t-il pas celui du capitalisme de pionniers du XIXe siècle ? Celui de la vieille frontière coloniale, décrite dans les romans de Joseph Conrad, de Bruno Traven ou de Miguel Ángel Asturias. Nouvelles ressources, nouvelles frontières : le sucre, l’ivoire, le caoutchouc, le café, extraits au prix de la sueur et du sang des autochtones dans les colonies ou quasi-colonies du Sud, et les profits, gargantuesques, empochés aux bourses de New York, de Londres, d’Amsterdam.
Cette frontière des ressources est aujourd’hui celle de la baryte, à Chicomuselo, qui sert à l’extraction d’une autre matière toujours précieuse : le pétrole. C’est aussi le titane de la côte du Soconusco, utilisé dans les technologies militaires et prisé par les minières chinoises. C’est enfin celle du cuivre, du graphite, de l’or, des terres rares de la Sierra, cruciaux pour la mythique « transition énergétique ». Avec tout un réalignement logistique vers les Zones Économiques Spéciales (ZEE) et les ports de la côte ouest, c’est un immense triangle alchimique qui désormais traverse le Pacifique, dans lequel le minerai, extrait d’Amérique latine (entre autres), est transformé en marchandise en Chine, puis changé en or au TSX !
Comme un miroir colonial de la production2, la terreur qui régit la Frontière Sud nous présente un reflet de la profonde violence qui git au cœur même du capitalisme. Cette part maudite que les économistes néoclassiques bannissent vers l’ailleurs sous le vocable hygiénique d’« externalité ». La cruauté saturnale de l’entreprenariat nécrocapitaliste, non seulement obéit aux mêmes impératifs de marché qui régissent notre économie mondiale — même course effrénée aux profits et aux coûts minimaux de production — elle est, comme le démontra jadis Rosa Luxembourg, la condition même de son expansion3.
Examiner la dimension territoriale de cette expansion, c’est donc mesurer les conditions et le coût réel de l’actuelle transformation du marché-monde. En mettant en lien le Mexique et le Québec, il sera question dans le prochain volet d’explorer plus avant les ramifications continentales et mondiales de la présente frontière des ressources minières et énergétiques et de la grande expulsion de la paysannerie du Sud.

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