Édition du 12 mars 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

Chars et tragédie : le contexte de la guerre en Ukraine d'inspiration néoconservatrice américaine et la situation stratégique actuelle

De mémoire il n’a jamais été aussi difficile de comprendre ce qui se passe lors d’une crise internationale majeure que dans l’affaire ukrainienne. Cette triste vérité doit beaucoup à l’absence totale de reportages véridiques et d’analyses interprétatives honnêtes par les médias de l’établissement. On nous sert de lourdes portions de fausseté, de fantaisie et de salmagundi grossièrement mélangées dans un récit dont la relation à la réalité est ténue.

Michael Brenner est professeur en relations internationales à l’Université de Pittsburgh

Consortium News, le 27 janvier 2023| Photo : siège de l’OTAN à Bruxelles
https://consortiumnews.com/2023/01/27/tanks-and-tragedy/

L’ingestion quasi universelle de cette confiserie est rendue possible par l’abdication de responsabilité - intellectuelle et politique - de la classe politique américaine, des haut.e.s et des puissant.e.s de Washington, et de la galaxie des « groupes de (non) réflexion » et des universitaires, absorbé.e.s par eux et elles-mêmes.

Aujourd’hui, la légion de scénaristes de cette histoire fictive travaille avec une énergie renouvelée pour incorporer quelques éléments nouveaux : la décision du président Joe Biden/de l’OTAN d’envoyer une gamme éclectique d’armures pour renforcer les forces défaillantes de l’Ukraine ; et les preuves de plus en plus nombreuses du démantèlement paralysant et progressif de cette armée par la supériorité militaire russe.

Comme toujours, cette réaction s’avère être un exercice de d’évitement. La centaine de chars qui devraient arriver au coup par coup au cours de l’année à venir « changera la donne ». L’armée de Poutine est un « tigre de papier » éprouvé. La « démocratie » est destinée à l’emporter sur la barbarie despotique.

C’est ce qu’on nous sert dans des doses d’huile de serpent qui retournent l’estomac. Je suppose que nous avons tous et toutes nos manières de nous amuser.

Une réfutation systématique de cette construction mythique est à la fois superflue et futile. Cela a été fait au cours de l’année écoulée par des analystes compétent.e.s, expérimenté.e.s et réfléchi.e.s qui savent réellement de quoi ils et elles parlent, comme le colonel Douglas Macgregor, le professeur Jeffrey Sachs, le colonel Scott Ritter, et une poignée d’autres qui sont relégué.e.s à des sites Web obscurs et méprisés par les médias de l’établissement.

(Voici une analyse aiguë de Scott Ritter dans Consortium News de la valeur militaire réelle de l’infusion des chars et d’autres armures et de ce que ce mouvement augure pour la trajectoire de la guerre.)

En guise d’introduction, j’ajoute ma propre évaluation du tableau stratégique actuel et de la direction que nous prenons. Il est basé, dans une certaine mesure, sur l’inférence, ainsi que sur ma lecture de la généalogie du conflit. Les principaux points sont formulés dans des phrases directes et déclaratoires. Cela me semble nécessaire pour briser le brouillard des fabrications (mensonges) et des distorsions calculées, qui obscurcissent ce qui devrait être évident.

Points de départ

Le point de départ de la crise remonte à février 2014, lorsque l’administration Obama a inspiré et orchestré un coup d’État à Kiev qui a usurpé le président Viktor Ianoukovitch, élu conformément à la constitution du pays. Victoria Nuland, la secrétaire d’État adjointe des États-Unis, était là sur la place Maidan pour encourager et conniver avec son camarade des « révolution de couleurs », l’ambassadeur Geoffrey Pyatt.

Ils ont collaboré avec des groupes ultra-nationalistes violents et extrémistes avec lesquels Washington cultivait activement des liens depuis plusieurs années. Ces ultras dominent à ce jour les services de sécurité ukrainiens et le principal organe politique du gouvernement, le Conseil de sécurité.

Le coup d’État de Maïdan de 2014 a été l’aboutissement du projet américain profondément enraciné d’intégrer une Ukraine anti-russe dans l’orbite organisationnelle occidentale, et dans l’OTAN avant tout - comme le président George W. Bush a cherché à le faire dès 2008.

La clôture d’une Russie maintenue en marge d’une Europe dirigée par les Américain.e.s était un objectif depuis la chute de l’URSS en 1991. L’émergence d’un dirigeant fort, représenté par Vladimir Poutine, a accéléré le besoin perçu de maintenir la Russie faible et bien enfermée.

Le soulèvement/mouvement de sécession du Donbass, provoqué par le coup d’État, accompagné de l’arrivée au pouvoir d’éléments utlranationalistes enragés à Kiev, dédiés à l’assujettissement des millions de Russes de ce pays, a abouti à l’autonomie des provinces de Donetsk et de Louhansk, ainsi qu’à l’intégration de la Crimée (historiquement et démographiquement une partie de la Russie) dans la Fédération russe.

À partir de ce moment, les États-Unis ont façonné et exécuté une stratégie pour inverser ces deux changements, remettre la Russie à sa place, et tracer une ligne de séparation nette entre la Russie et l’Europe à l’ouest.

L’Ukraine est devenue de facto un protectorat américain. Les principaux ministères étaient salés de conseillers et de conseillères américain.e.s, dont le ministère des Finances, dirigé par une citoyenne américaine dépêchée de Washington. Un vaste programme d’armement, d’entraînement et de reconstitution générale de l’armée ukrainienne a été entrepris. (Durant les années du président Barack Obama, le superviseur de ce projet était le vice-président Joe Biden.)

Washington a également utilisé son influence pour saper les accords de Minsk II dans le cadre desquels l’Ukraine et la Russie avaient signé une formule de résolution pacifique de la question du Donbass, accords prétendument souscrits par l’Allemagne et la France et approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Nous savons maintenant, grâce à l’aveu public sincère de l’ancienne chancelière de l’Allemagne, Angela Merkel, que Kiev, Berlin et Paris n’avaient pas l’intention dès le départ de mettre les accords en œuvre. C’était plutôt un moyen de gagner du temps pour renforcer les forces militaires de l’’Ukraine, au point où elles pourraient reprendre les territoires « perdus », en infligeant une défaite militaire à la Russie.

[À propos de l’aveu de Merkel, écouter SCOTT RITTER : Merkel Reveals West’s Duplicity]

Des préparatifs ont été faits par l’administration Biden pour accroître les tensions au point où un conflit armé deviendrait inévitable. Les bombardements sporadiques de la ville de Donetsk (où 14,000 civil.e.s ont été tué.e.s entre 2015 et 2022, selon une estimation officielle d’une commission de l’ONU) ont été multipliés par plusieurs fois de la part des unités de l’armée ukrainienne, rassemblées en masse le long de la frontière délimitée. La Russie a préempté. Le reste appartient à l’histoire.

(Tout le récit précédent est fait partie du dossier public et est documentée.)

Où en sommes-nous présentement ?

Ici, l’inférence prime.

L’administration Biden s’est engagée à une escalade par le déploiement de systèmes d’armes lourdes, précédemment exclues. Il a également fait pression sur les États alliés d’Europe occidentale pour qu’ils fournissent aussi des armements. Pourquoi ? Les personnes qui dirigent la politique à Washington ne supportent pas la perspective d’une défaite.

C’est-à-dire l’écrasement par la Russie de l’armée ukrainienne, son incorporation des quatre provinces revendiquées, et la révélation que le récit insensé de l’Occident n’était plus qu’une série de mensonges. Trop de prestige, d’argent et de capital politique ont été investis pour qu’un tel résultat soit toléré.

De plus, tout comme l’Ukraine a été utilisée cyniquement comme un instrument pour mettre la Russie à genoux, il en va de même pour la dénaturation de la Russie en tant que puissance considérée comme faisant partie intégrante de la confrontation mondiale avec la Chine, qui domine toute réflexion stratégique.

L’option d’élaborer des conditions de coexistence et de concurrence non-coercitive avec la Chine a été purement et simplement rejetée. La quasi-totalité de la classe politique américaine est déterminée à renforcer l’hégémonie mondiale du pays et se prépare à le faire. Le reste du pays n’a pas encore été informé. Et il est trop distrait pour prêter attention aux signes évidents de ce qui se passe.

Le programme stratégique a été présenté dans la notoire note de mars 1991 de Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la politique du Pentagone, sur la prévention de la montée de toute superpuissance rivale. C’est devenu l’Écriture pour la plupart des responsables de la politique étrangère américaine.

(Son contenu, ainsi que la genèse des néo-conservateurs, néo-conservatrices qui l’ont adopté il y a longtemps comme écriture sainte, ont subi la transformation historique d’une secte en foi doctrinale semi-officielle de tout l’empire américain.)

L’échec absolu de la tentative d’écraser l’économie russe et d’ouvrir ainsi la voie au renversement du régime à Moscou, et à l’empêcher de devenir un complément à la puissance chinoise est une déception. Mais cela ne déconcerte pas les vrai.e.s croyant.e.s. Les États-Unis ont unifié un Occident collectif bridé en tant que pions volontaires qui acquiescent à tout ce que Washington veut.

L’événement marquant qui ponctue cette subordination extraordinaire a été l’accord donné par l’Allemagne qui a permis aux États-Unis (et associés) de faire sauter les pipelines Nordstrom, que les gouvernements successifs de Berlin avaient jugés essentiels aux besoins énergétiques de l’industrie du leur pays.

On peut le voir comme l’empressement du chancelier Olaf Scholz à « en prendre un pour l’équipe ». Mais quelle équipe ? Quel intérêt national supérieur ? Les annales de l’histoire n’enregistrent aucun cas comparable d’un État souverain qui s’inflige des dommages aussi graves de sa propre volonté.

Un atout supplémentaire de l’affaire ukrainienne, aux yeux des décideur.e.s politiques américain.e.s, est la cristallisation d’un système international dont la structure fondamentale est bipolaire - un monde de « nous contre eux », semblable à la guerre froide. C’est commode dans la mesure où il demande peu d’imagination intellectuelle ou de diplomatie habile, choses pour lesquelles ils et elles n’ont ni aptitude ni appétit.

Tous et toutes les membres du collectif Occident ont adhéré au plan d’escalade de Biden. Il en va de même, bien sûr, des factions dominantes du gouvernement du président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Il y a de bonnes raisons de penser que le but de la visite soudaine du directeur du CIA William Burns à Kiev quelques jours avant l’annonce du déploiement du char Abrams était de s’assurer qu’il n’y aurait pas de transfuges parmi le cercle restreint de Zelensky ou d’autres haut.e.s fonctionnaires qui pourraient avoir froid aux yeux à la perspective que l’Ukraine devienne le champ de bataille d’une Guerre russo-américaine, avec des conséquences similaires à ce que la région avait enduré en 1941-1944.

La visite de Burns a été suivie presque immédiatement par une purge massive des rangs de la direction ukrainienne, ainsi que des fonctionnaires des niveaux inférieurs. La ligne officielle, acceptée par les médias de l’établissement toujours serviles, a été que cette purge représentait une campagne anti-corruption vertueuse – même si elle se réalisait au milieu d’une guerre à grande échelle.

On nous a raconté que Burns avait fait tout ce chemin pour régler quelques problèmes mineurs (et peut-être pour prendre des bains...?). Zelensky lui-même était devenu trop un atout en tant que sauveur annoncé de l’Ukraine pour être lui-même éliminé, comme l’était le président Ngo Dinh Diem du Vietnam en 1963. Burns a sans aucun doute offert des garanties que Zelensky n’était pas menacé d’être jeté par-dessus bord avec les autres.

Il est presque impossible de voir comment les objectifs des États-Unis peuvent être atteints en Ukraine. Cependant, les néo-conservateurs et néo-conservatrices n’ont pas de « marche arrière ». Ils et elles ont lancé une croisade visant à assurer la domination mondiale de l’Amérique – et cela pour toujours. L’Ukraine est une étape sur la route de cette Jérusalem visionnaire. Dans leur grand projet, cependant, ils et elles n’ont pas réussi à élaborer une stratégie cohérente et réalisable pour résoudre la crise actuelle.

Quant au président Joe Biden, il semble n’être que nominalement celui qui dirige. Il a été entièrement capturé par les néo-conservateurs et néo-conservatrices. Il n’entend pas d’autres voix. En tant que faucon instinctif pendant toute sa vie, il se penche dans leur direction. Il est vieux et faible.

Avant la fin de cette année, nous sommes tous et toutes susceptibles d’affronter le moment de vérité. Les forces russes seront sur le Dniepr et, à certains endroits, au-delà. L’armée ukrainienne sera sur ses dernières jambes - malgré les Abrams, les Leopard II, les Challengers, les Bradley, etc. Que fera alors le groupe Biden déjoué et irresponsable ? Tout est malheureusement possible.

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