Tiré de A l’Encontre
13 mai 2024
Par Consuelo Ferrer (Santiago de Chile)
Au Chili, depuis un certain temps, tous les chiens noirs sont, dans une certaine mesure, les mêmes : quiltro – chien de rue, sans race – téméraire et avec un foulard rouge noué autour du cou. Il s’agit d’une image emblématique qui a été déclinée en peintures murales, en affiches, en panneaux de protestation, et qui est même devenue une statue de trois mètres en guise d’hommage.
Le chien « matapacos » s’est fait connaître pour avoir aboyé contre la police – d’où son nom, les carabiniers étant communément appelés « pacos » – lors des manifestations étudiantes de 2011 dans les rues de Santiago, mais il est mort avant que sa figure ne soit adoptée par le mouvement social qui a conduit au soulèvement de 2019.
Les journaux télévisés n’ont pas osé prononcer son nom, mais lors des marches, ils l’ont revendiqué comme un héros populaire qui incarnait l’esprit de la mobilisation. Son visage, langue pendante et yeux souriants, est une carte postale de l’année 2019 au Chili, année à la fois mouvementée, surprenante et jadis pleine d’espoir. Près de cinq ans se sont écoulés depuis ce mois d’octobre, avec deux processus constituants ratés et une pandémie entre les deux.
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Sebastián Piñera, le président en fonction lors des mobilisations, est mort dans un accident d’avion en février de cette année. En 2021 et en pleine campagne présidentielle, le candidat, Gabriel Boric, avait déclaré lors d’un débat télévisé : « M. Piñera, vous êtes prévenu, vous serez poursuivi pour les graves violations des droits de l’homme commises sous votre mandat. »
En septembre 2023, l’actuel président Gabriel Boric avait déjà précisé qu’il ne pensait pas que son prédécesseur avait « spécifiquement ordonné une sorte de violation des droits de l’homme ». Lors des funérailles de Sebastián Piñera, Boric a déclaré : « Il a défendu des idées différentes de celles de notre courant et avait également une interprétation différente de la mienne de l’explosion sociale de 2019. Il a parfois agi d’une manière avec laquelle je n’étais pas d’accord, mais toujours, je le répète, toujours, en utilisant les mécanismes de la démocratie et de la Constitution. »
C’est pourquoi tout le monde n’a pas été surpris par la déclaration du président Boric lors d’un entretien accordé le jeudi 2 mai à l’Association des organismes de radiodiffusion chiliens, alors qu’il était interrogé sur un nouvel épisode de la crise sécuritaire du pays : l’assassinat de trois policiers dans le sud du pays, à la fin du mois d’avril. « Je n’ai jamais réussi à comprendre le sens de l’image caricaturale de ce chien, le chien « matapacos », comme on l’appelait. Vous ne trouverez jamais une déclaration de ma part qui le célèbre ou s’en targue. » Mais certains documents ont été retrouvés : par exemple, une vieille photo de son ordinateur avec un autocollant représentant le chien. On ne peut pas dire que ce soit à cause de cela, mais lundi 6 mai, le sondage Plaza Pública publié par l’institut de sondage Cadem, l’un des plus respectés du pays, a montré une baisse de six points de l’approbation du président, qui a atteint son niveau le plus bas : 24%.
« Je pense que le président a moins de soutien que lorsqu’il a été élu [avec 25,83% des suffrages au 1er tour, et un taux d’abstention de plus de 52%]. Il est probable que les personnes qui ont voté pour lui et qui se situent à gauche ne soient pas d’accord avec la manière dont le gouvernement a été dirigé. Je ne vois pas, pour le moment, de soutien additionnel », affirme Mireya Dávila, de la Facultad de Gobierno de la Universidad de Chile. Par contre, Marco Moreno, professeur à l’Universidad de Chile, souligne que Gabriel Boric bénéficie d’une base de soutien solide qui ne s’est pas érodée. « Il s’agit d’une approbation solide et cohérente, mais elle ne suffit pas pour gouverner : il doit dépasser ce cercle de soutien qui est limité à ses seuls partisans. »
« Un appui plus durable est conditionné par des questions plus structurelles, telles que la réforme du système de retraite [système par capitalisation privé, avec apport exclusif des salarié·e·s] proposées par son gouvernement. Il s’agit précisément d’actions sujettes à des controverses et qui suscitent des débats, mais qui, en même temps, tendent à consolider un noyau stable de soutien parmi ceux qui considèrent ces initiatives comme nécessaires au changement structurel au Chili », explique Susana Riquelme, universitaire du Departamento de Administración Pública y Ciencia Política de la Universidad de Concepción.
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Le gouvernement de Gabriel Boric a également remporté des victoires significatives et inédites : l’approbation de la loi visant à réduire la semaine de travail de 45 à 40 heures et un salaire minimum à 532 dollars, deux mesures qui seront introduites progressivement. Il a également adopté la loi rendant obligatoire le versement d’une pension alimentaire aux parents et une autre mesure, connue sous le nom de « ticket modérateur zéro », qui permet aux citoyens affiliés à la Caisse nationale de santé d’accéder aux soins médicaux de manière totalement gratuite.
Il a également réussi à faire approuver la « royaltie minière », qui redirige enfin une partie des bénéfices obtenus par les entreprises minières vers les communes touchées par leurs activités, ainsi que vers d’autres localités présentant une plus grande vulnérabilité sociale.
Le gouvernement de Boric a également créé 500’000 nouveaux emplois et réduit les taux d’inflation et de pauvreté. Mais, en même temps, persiste la question de son narratif.
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Susana Riquelme souligne également que le déclin actuel coïncide avec « des situations et des décisions défavorables qui ont accaparé l’opinion publique et les différents débats politiques, des questions à fort impact médiatique et des tragédies qui ont augmenté le niveau de stupeur de l’opinion publique », comme l’assassinat des trois policiers.
Quant à ses commentaires sur la « figure du chien », l’analyste affirme qu’elle « a suscité des critiques et une prise de distance au sein d’une partie de sa base de soutien, car il existe une réticence à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme des changements dans sa position ou l’abandon des symboles populaires qui font partie des mobilisations sociales ».
Il ne s’agit pas seulement du chien, mais de ce que sa figure incarnait : l’opposition à une police répressive et remise en question. Or, Gabriel Boric lui-même avait promis de la « refonder ». Depuis son arrivée à La Moneda, aucun projet concret n’a été formellement présenté, ni de refondation, ni de réforme.
Cette absence de réponse aux requêtes de sa base de soutien issue des mouvements sociaux coexiste avec une situation sécuritaire délicate qui maintient la population dans la peur. La même enquête de l’institut Cadem montre que les deux institutions les plus appréciées par les citoyens/citoyennes sont les Carabiniers (79%) et les Forces armées (68%). En novembre dernier, l’Encuesta Nacional Urbana de Seguridad Chilena a montré que la sensation d’insécurité dans le pays atteignait 90%, soit le taux le plus élevé de la décennie. La question fait l’objet de conversations, de programmes d’information, de colonnes d’opinion dans la presse, de discussions sur le lieu de travail et lors de réunions familiales.
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On s’attendait également à ce que le directeur général des carabiniers, Ricardo Yáñez, nommé au milieu de l’épidémie, soit sanctionné ce mardi 7 mai pour la responsabilité qui lui a été imputée de violations des droits de l’homme au cours de cette période. Cela aurait été une étape importante qui aurait pu marquer le début de la seconde période du gouvernement, qui a achevé la deuxième année de son mandat de quatre ans en mars, mais l’audience a été reportée au mois d’octobre.
Il était également question qu’il démissionne une semaine après la Journée des carabiniers, qui a lieu tous les 27 avril, mais c’est le jour où le pays s’est réveillé avec la nouvelle du triple meurtre. « Nous sommes tous nécessaires, et certainement aussi le général Yáñez », a affirmé le président Gabriel Boric lors d’une conférence de presse qu’il a donnée en compagnie de l’autorité policière.
Gabriel Boric, expliquent les experts, se trouve à la croisée des chemins : soit il tient ses promesses de campagne et prend des mesures concernant la police, soit il soutient davantage les institutions chargées de gérer la sécurité qui menace le bien-être des citoyens. D’une certaine manière, ces deux options sont contradictoires.
La moitié de son mandat et l’imminence de son deuxième rendez-vous public – qui aura lieu au Congrès national le jeudi 1er juin et qui a d’ailleurs signifié une remontée dans les sondages l’année dernière – pourraient être un moment clé pour cette décision. (Article publié dans La Diaria, le 8 mai 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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