Édition du 10 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Crise alimentaire

Comment on fabrique une famine

La famine frappe 12 millions de personnes dans six pays d’Afrique. Des dizaines de milliers déjà sont morts et des millions se meurent. Selon les médias, la cause c’est la sécheresse. S’il est vrai que c’est le facteur précipitant, se limiter à cette explication c’est éviter d’analyser les véritables causes de cette famine.

Le passé éclaire souvent le présent. Michel Chossudovsky dans cet article publié en février 1994,* jette une lumière importante sur le contexte qui a conduit à la situation présente. Intervention du FMI, programmes d’ajustement structurel, privatisations, déréglementation, spéculation, OGM : voilà des mots-clés qui permettent de comprendre cette situation catastrophique. Face à la sécheresse, on ne peut que ressentir une douloureuse impuissance et faire des dons pour adoucir cette fatalité. Comprendre mieux les causes apporte de l’espoir car on sait que des choix différents peuvent être faits. En tant que citoyens nous avons la responsabilité d’attirer l’attention sur les décisions politiques aux conséquences aussi désastreuses afin que les choix des gouvernants se fassent désormais en fonction de la souveraineté alimentaire tant souhaitée par les population et non en fonction des impératifs des transnationales. F. Breault

Comment on fabrique une famine par Michel Chossudovsky *

La Somalie, où les pasteurs constituaient autrefois 50 % de la population, avait une économie fondée sur l’échange entre éleveurs nomades et petits agriculteurs. En dépit des sécheresses, elle demeura presque autosuffisante en produits alimentaires durant les années 60 et 70. Au cours de la décennie 70, des programmes de transfert de populations permirent le développement d’un important secteur commercial dans le domaine de l’élevage : jusqu’en 1983, le bétail a représenté 80 % des recettes d’exportation du pays.

Au début des années 80, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale imposèrent au gouvernement un programme de réformes qui mit en péril le fragile équilibre entre les secteurs nomade et sédentaire. L’une des fonctions de ce plan d’austérité était de dégager les fonds destinés à rembourser la dette contractée par Mogadiscio auprès des membres du Club de Paris et, surtout, auprès du... FMI lui-même [1].

Comme le notait un rapport de mission de l’Organisation internationale du travail : "Seul parmi les principaux créditeurs de la Somalie, le Fonds refuse un rééchelonnement (...) . Il aide de facto à financer un programme d’ajustement, dont l’un des objectifs majeurs est le remboursement du FMI lui-même [2].
."

Le programme d’ajustement structurel a accru la dépendance alimentaire, notamment dans le domaine céréalier. Entre 1975 et 1985, l’aide alimentaire a été multipliée par quinze, soit un rythme d’accroissement annuel moyen de 31 % . [3] Cet afflux de blé et de riz vendus sur le marché local, s’ajoutant à l’augmentation des importations, a provoqué des migrations de producteurs et des modifications majeures dans les habitudes de consommation, au détriment des produits traditionnels, maïs et sorgho.

La dévaluation du shilling somalien, imposée en juin 1981 par le FMI et suivie périodiquement par d’autres baisses de parité, entraîna des hausses des prix de tous les intrants de l’agriculture : carburants, engrais, etc. L’impact fut immédiat et désastreux sur les cultures pluviales mais aussi dans les zones irriguées. Dans les villes, le pouvoir d’achat chuta de façon dramatique, les plans de développement du gouvernement furent victimes de coupes claires, les infrastructures s’effondrèrent, les flux d’"aide alimentaire" provoquèrent l’appauvrissement des communautés agricoles [4].

Au cours de la même période, une bonne partie des meilleures terres cultivables furent accaparées par des fonctionnaires, des militaires et des commerçants liés au gouvernement [5]. Plutôt que de promouvoir la production alimentaire au profit du marché local, les bailleurs de fonds encouragèrent celle, dotée d’une prétendue "haute valeur ajoutée", de fruits, de légumes, d’oléagineux, de coton destinés à l’exportation et récoltés sur les plus fertiles terres irriguées.

Dès le début des années 80, les prix des médicaments pour bétail augmentèrent en raison de la dévaluation. La Banque mondiale encouragea les responsables à faire payer les services vétérinaires fournis aux nomades (notamment la vaccination des animaux). Un marché privé des médicaments fut institué. Le ministère de l’élevage fut dévitalisé, ses services vétérinaires devant être totalement financés par le paiement intégral de ses prestations. Selon la Banque mondiale, "les services vétérinaires jouent un rôle essentiel dans le développement du cheptel dans toutes les régions et ils peuvent être dispensés principalement par le secteur privé (...) . Etant donné que peu de vétérinaires privés choisiront de travailler dans les zones pastorales éloignées, l’amélioration des soins du bétail dépendra aussi de "paravétérinaires" payés pour vendre les médicaments [6]

Cette privatisation des soins s’est accompagnée d’une absence de programmes alimentaires d’urgence pour les périodes de sécheresse, tandis que l’eau devenait objet de commerce, que sa conservation était négligée, de même que les pâtures. Conséquences fort prévisibles : les troupeaux furent décimés, tout comme la population pastorale. L’objectif "caché" de cette politique était d’éliminer les éleveurs nomades insérés dans un système traditionnel d’échanges. Selon la Banque mondiale, il est de toute façon bénéfique d’"ajuster" la taille des troupeaux car les pasteurs nomades de l’Afrique subsaharienne sont accusés de contribuer à la dégradation de l’environnement [7].

L’effondrement des services vétérinaires a indirectement bénéficié aux pays riches : en 1984, les exportations de bétail somalien vers l’Arabie saoudite et les pays du Golfe baissèrent radicalement et les achats saoudiens se firent en Australie et dans la Communauté européenne.

La restructuration du budget gouvernemental, sous la supervision des institutions internationales, a aussi beaucoup contribué à la mise à sac de l’agriculture. Les infrastructures cédèrent et les dépenses pour l’agriculture baissèrent d’environ 85 % par rapport au milieu des années 70 [8]. Le gouvernement fut empêché par le FMI de mobiliser les ressources nationales ; des objectifs sévères furent fixés pour réduire le déficit budgétaire. Les pays "donateurs" fournirent de plus en plus leur aide sous forme de produits alimentaires plutôt qu’en apport financier ou en équipement. Cette aide était ensuite vendue par le gouvernement sur le marché local et les revenus ainsi dégagés (les "fonds de contrepartie") devaient financer les projets de développement. Dès le début des années 80, ces opérations représentèrent la principale source de revenus de l’Etat, ce qui permit aux donateurs de contrôler de fait l’ensemble du budget [9].

Les réformes économiques ont aussi signifié la désintégration des programmes de santé et d’éducation [10]. En 1989, les dépenses de santé étaient de 78 % inférieures à celles de 1975. Selon la Banque mondiale, le budget courant pour l’éducation était en 1989 d’environ 4 dollars par an pour un élève du primaire, contre environ 82 dollars en 1982. Entre 1981 et 1989, les inscriptions scolaires ont chuté de 41 % (en dépit d’une forte augmentation de la population scolarisable), livres et matériel disparurent des classes, les écoles se détériorèrent, près d’un quart des établissements primaires durent fermer.

Ruine de l’économie et désintégration de l’Etat

L’ECONOMIE dans son ensemble fut ainsi prise dans un cercle vicieux : les dégâts subis par les troupeaux furent cause de famine chez les pasteurs nomades qui se retournèrent vers les agriculteurs ; ceux-ci vendirent ou troquèrent leurs céréales contre du bétail. Toute l’économie pastorale fut de ce fait socialement désarticulée. De même, la chute des rentrées de devises due aux baisses des exportations de bétail et des envois de fonds par les Somaliens travaillant dans les pays du Golfe eut de graves conséquences sur la balance des paiements et les finances publiques, ce qui rendit impossible l’application des programmes gouvernementaux.

Les petits paysans furent ruinés en raison des prix de dumping des céréales américaines subventionnées et de la hausse des prix des intrants. L’appauvrissement de la population urbaine provoqua elle aussi une baisse de la consommation alimentaire. Le soutien de l’Etat aux zones irriguées fut gelé et la production déclina dans les fermes d’Etat, promises à la fermeture ou à la privatisation sous les auspices de la Banque mondiale.

Selon les estimations de cette dernière, les salaires réels du secteur public étaient en 1989 inférieurs de 90 % à leur niveau du milieu des années 70. Le revenu mensuel moyen était tombé à 3 dollars, accélérant la désintégration de l’administration [11]. Un plan de remise à niveau des salaires du service public fut proposé par la Banque mondiale, mais cela devait se faire avec la même enveloppe budgétaire, grâce au licenciement d’environ 40 % des fonctionnaires - l’administration n’aurait plus compté que 25 000 salariés en 1995 pour une population de 6 millions d’habitants - et à la suppression des diverses primes. Plusieurs pays donateurs se sont déclarés prêts à financer le coût de ces suppressions de postes [12]...

Le désastre était déjà inscrit dans toutes ces mesures qui réduisaient à néant l’Etat somalien. Pourtant, la communauté internationale des bailleurs de fonds ne fit rien pour redonner vie aux infrastructures économiques et sociales, élever le niveau de vie, reconstruire l’administration : un an avant la chute du régime du général Syad Barre, en janvier 1991, alors que la guerre civile faisait déjà rage, les créditeurs proposaient de nouvelles mesures d’ajustement qui visaient à réduire encore plus les dépenses publiques, à restructurer la banque centrale, à liquider la presque totalité des entreprises d’Etat et à libéraliser le crédit (ce qui ne pouvait qu’asphyxier le secteur privé !).

En 1989, le service de la dette représentait 194,6 % des recettes d’exportation. Cette année-là, le prêt du FMI fut annulé pour cause d’arriérés, et la Banque mondiale gela pendant plusieurs mois un prêt d’ajustement structurel de 70 millions de dollars : les résultats économiques de la Somalie étaient trop mauvais [13]. La renégociation de la dette ainsi que toute nouvelle avance étaient conditionnées au paiement des arriérés ! Ainsi le pays était tenu prisonnier de la camisole de force de l’ajustement structurel pour le contraindre à assurer le service de la dette. On connaît la suite : l’effondrement de l’Etat, la guerre civile, la famine et, finalement, "Rendre l’espoir".

La Somalie est une expérience exemplaire, d’abord pour l’Afrique, où il existe d’autres sociétés pastorales nomades que les programmes du FMI et de la Banque mondiale s’emploient à éliminer. Plus largement, l’histoire récente de la corne de l’Afrique confirme le danger pour le tiers-monde de politiques d’ajustement qui affaiblissent l’Etat et conduisent à l’implosion et à la guerre civile.

* Merci à l’auteur pour l’autorisation de publier cet article, paru dans Manière de Voir, #21, février 94 et dans Le Monde diplomatique, juillet 93 sous le titre Dépendance alimentaire, "ingérence humanitaire" en Somalie. Ce texte se trouve également dans son livre La Mondialisation de la pauvreté, p 87 à 92 et aussi, avec une récente introduction. sur : http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=25739

Voir aussi La famine mondiale de Michel Chossudovsky sur http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=8894


[1Pendant la période 1983-1985, la dette somalienne était due à raison de 20 % au FMI et à la Banque mondiale. Cf. Generating Employment and Incomes in Somalia , Jobs and Skills Programme for Africa, Organisation internationale du travail (OIT), Addis-Abeba, 1989, p. 5.

[2Organisation internationale du travail, op. cit. , p. 16

[3Au milieu des années 80, cette aide excédait la consommation de 35 %. Lire Hossein Farzin, "Food Aid : Posititive and Negative Effects in Somalia ?", The Journal of Developing Areas , janvier 1991, p. 265.

[4Selon l’OIT, la société publique de développement agricole (State Agricultural Development Corporation, ADC) a joué un grand rôle dans le soutien aux prix élevés payés aux agriculteurs : "L’ADC a trop - et non trop peu - encouragé la production de maïs et de sorgho" ( cf. OIT, op. cit. , p. 9). Les données de la Banque mondiale, de leur côté, laissent entendre qu’il y a eu augmentation de la production de maïs et de sorgho après la déréglementation des prix en 1983.

[5Lire Somalia, Operation Restore Hope : A Preliminary Assessment , African Rights, 11, Marshalsea Road, Londres, mai 1993, p. 18.

[6Sub-Saharian Africa, From Crisis to Sustainable Growth , Banque mondiale, Washington DC, 1989, p. 98.."

[7Ibid. , pp. 98 à 101. Le surpacage nuit à l’environnement mais le problème ne saurait être résolu en frappant de plein fouet le mode de vie des éleveurs.

[8De 1975 à 1989.

[9Les fonds de contrepartie furent les seules sources de financement des projets de développement, la plupart des dépenses courantes dépendant elles aussi des donateurs.

[10Le pourcentage des dépenses militaires demeura élevé mais ce poste budgétaire baissa en termes réels.

[11Les salaires du secteur public équivalaient à 0,5 % du PNB en 1989

[12Une diminution de 40 % des effectifs du secteur public sur cinq ans (1991-1995). Selon la Banque mondiale, il y aurait 27 000 fonctionnaires en 1995.

[13La première tranche de ce prêt fut versée par l’Association internationale de développement, filiale de la Banque mondiale. La seconde fut gelée en 1990. Le prêt fut annulé en janvier 1991, après la chute du gouvernement Syad Barre.

Mots-clés : Crise alimentaire

Sur le même thème : Crise alimentaire

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...