Édition du 23 avril 2024

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Élections présidentielles en France

France : L’impasse des nationalisations, l’espoir des communs

Jean-Luc Mélenchon (LFI), Fabien Roussel (PCF) et, plus timidement, Yannick Jadot (EELV) préconisent des renationalisations. L’histoire récente atteste pourtant que le capitalisme d’État n’est pas plus vertueux que le capitalisme de marché. Ce qui plaide pour explorer de nouveaux horizons, ceux des communs.

18 mars 2022 | mediapart.fr

À moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle, il est assez désolant de constater que la campagne n’a été marquée par aucun véritable grand débat d’idées. C’est l’un des effets collatéraux de la sale guerre conduite par Poutine en Ukraine, qui monopolise toutes les attentions et rend quasi inaudibles les projets élaborés par les candidats.

Mais c’est aussi la résultante de la stratégie d’Emmanuel Macron, qui pratique l’esquive, et cherche à enjamber le premier tour, comme si seul comptait le débat du second tour, de préférence avec une candidate d’extrême droite.
Dans cette conjoncture démocratique très dégradée, on parvient tout de même, si l’on tend l’oreille, à entendre quelques controverses importantes. Dont celles autour des éventuelles nationalisations – ou renationalisations – qu’il conviendrait de conduire. Or, comme il s’agit sans doute de l’une des impasses économiques les plus graves dans lesquelles la gauche a amené le pays au cours de ces dernières décennies, il est utile de s’y arrêter.

Pour essayer de comprendre pourquoi communistes et socialistes ont si longtemps voulu emprunter cette fausse piste et pourquoi certains n’y ont toujours pas renoncé. Et pour essayer d’identifier les alternatives possibles, et notamment celles des communs.

Des projets de nationalisations ou renationalisations, on en trouve par exemple en très grand nombre dans leprojet des Insoumis, L’avenir en commun (Seuil) : « renationaliser la SNCF » ; « renationaliser les autoroutes [...] ainsi que les aéroports stratégiques » ; « revenir sur les privatisations (aéroports, autoroutes, Française des jeux, etc.) » ; « créer un pôle public de l’énergie en lien avec les coopératives locales en renationalisant EDF et Engie » ; « faire un pôle public du médicament » ; « socialiser des banques généralistes » et « créer un pôle public bancaire »...

Dans le feu de la campagne, au gré de l’actualité, Jean-Luc Mélenchon a allongé cette liste, en plaidant un jour pour la nationalisation de Total – « C’est une condition indispensable pour préserver le pouvoir d’achat populaire. C’est aussi une absolue nécessité pour mettre enfin les moyens financiers, techniques et humains de Total au service de l’intérêt général », a-t-il indiqué dans un communiqué –, puis, le lendemain, pour une nationalisation temporaire de Hachette, afin de bloquer la mégaconcentration dans l’édition voulue par le milliardaire Vincent Bolloré.

Dans son projet, le candidat communiste Fabien Roussel est à l’unisson : « Il sera engagé une réappropriation publique et sociale de la SNCF, d’EDF, d’Engie, de La Poste et de France Télécom », énonce-t-il, avant de préciser : « Après vote du Parlement, un processus de nationalisations aura pour objectif la formation de pôles publics nationaux et décentralisés, dans les secteurs des transports, du médicament, du logement, de l’énergie, de La Poste, des télécoms, de l’eau, du service public de l’art et de la culture, de l’éducation populaire. »

Si le candidat écologiste Yannick Jadot est moins allant sur le sujet, il ne ferme pas totalement la porte à certaines nationalisations, notamment dans le domaine de l’énergie : « L’électricité est un bien commun. Il faut renationaliser EDF », a-t-il ainsi déclaré en janvier.

À découvrir ces prises de position, on pourrait penser que la campagne présidentielle donne lieu à une nouvelle clarification. Alors que dans le passé il était entendu que la gauche était pour les nationalisations et la droite pour les privatisations, les deux camps se sont rapprochés au cours des trois dernières décennies, conduisant des politiques néolibérales assez voisines ; et la gauche socialiste a même fini par privatiser avec encore plus d’entrain que la droite.
On pourrait donc voir dans les programmes présidentiels de 2022 la réapparition de l’ancien clivage, qui avait progressivement disparu : les partis de gauche défendent le rôle régulateur de l’État tandis que les candidats de droite, dont Emmanuel Macron, sont attachés aux vertus du marché.

La nationalisation n’est pas à l’origine une idée de gauche

Mais l’énumération des nouveaux partisans d’une nationalisation réserve une surprise, qui vient brouiller cette interprétation : on y trouve aussi le ministre des finances, Bruno Le Maire. En réponse à une question sur une éventuelle nationalisation d’EDF, le 15 février sur BFM Business, il n’a en effet pas écarté cette piste : « Toutes les options sont sur la table », a-t-il dit. Et on sait bien les raisons pour lesquelles il a dit cela. Compte tenu du naufrage financier d’EDF, le gouvernement pourrait envisager de nationaliser… les pertes du nucléaire pour mieux privatiser les parties rentables de l’ex-entreprise publique.

Lors de sa conférence de presse, jeudi 17 mars, pour présenter son projet présidentiel, Emmanuel Macron a lui-même enfoncé le même clou, en lâchant au sujet de l’énergie : « Et nous aurons à reprendre le contrôle capitalistique de plusieurs acteurs industriels. » Allusion très vraisemblablement à ce même projet de partition d’EDF, pour nationaliser les pertes du nucléaire et privatiser les parties rentables du groupe.

En réponse à un journaliste qui lui demandait de préciser ce que signifiait cette formule et de dire s’il songeait à renationaliser EDF, il a, en effet, ajouté : « Je pense que sur une partie des activités les plus régaliennes, il faut considérer que l’État doit reprendre du capital, ce qui va d’ailleurs avec une réforme plus large du premier électricien français. »

Autrement dit, le candidat Macron a présenté à la presse un projet qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la réforme portée depuis 2019 par le gouvernement, sous le nom de code de « Hercule », visant à faire passer les activités nucléaires dans le giron public et à introduire en Bourse les secteurs d’énergie renouvelable et les réseaux de transport d’électricité, organisant ainsi le saccage d’un bien commun essentiel.

Ces deux prises de position invitent à réfléchir à une question de fond : est-il certain que le clivage nationalisation versus privatisation, ou plus généralement État versus marché, soit celui qui sépare le plus distinctement une gauche authentique de la droite ?

En fait, on aurait tort de le penser, car on oublie trop souvent que les premiers théoriciens des nationalisations ou des services publics, à la fin du XIXe siècle, en France, appartiennent aux courants libéraux, pour lesquels la concurrence doit être la règle, et les situations de monopole, des exceptions. Les secteurs où un monopole est établi doivent alors passer sous contrôle de l’État ou devenir des services publics. Le contrôle par l’État est alors conçu non pas comme de l’interventionnisme mais comme la garantie que la concurrence est « libre et non faussée » – même si la fameuse formule n’est pas encore d’actualité.
Puis, assez vite, la nationalisation est également envisagée par la droite et les milieux d’affaires comme un moyen de sauver des groupes en perdition et de socialiser… les pertes. La première nationalisation que la France connaît au début du XXe siècle, celle de la Compagnie ferroviaire de l’Ouest, décidée en 1908, entre dans cette catégorie.

C’est également le cas de la nationalisation de la SNCF, en août 1937 – la seule conduite, avec les industries d’armement, par le Front populaire : ébranlées par la crise des années 1930, les cinq compagnies régionales sont acculées à la faillite, affichant une dette totale de 37 milliards de francs. Les puissances d’argent qui les contrôlent sont donc elles-mêmes demandeuses d’une nationalisation qui les déleste d’une partie du fardeau.

Elles attendent la chute du gouvernement de Léon Blum (1872 1950) et l’installation du radical Camille Chautemps (1885 1963) comme président du Conseil, à la fin du mois de juin 1937, pour négocier, à leurs conditions, une nationalisation qui les avantage et leur préserve un contrôle de 49 % sur la nouvelle société. La SNCF qui voit le jour n’est donc contrôlée qu’à 51 % par l’État, lequel a en face de lui des actionnaires minoritaires puissants, emmenés par la banque Rothschild.

Grâce à la complicité entre les milieux patronaux et gouvernementaux, les actionnaires des compagnies régionales sont grassement indemnisés, à commencer par les Rothschild qui, en contrepartie de l’apport de la Compagnie du Nord, reçoivent 270 000 actions de la nouvelle société SNCF. La principale nationalisation du Front populaire, celle qui passe à la postérité, s’avère donc être une entourloupe au profit des plus grandes fortunes de l’époque.

Pendant très longtemps, la nationalisation n’est donc pas un projet de gauche. Le Parti communiste ne s’y rallie que très tardivement, dans les derniers mois de la guerre. Ce n’est qu’à la Libération, avec les premières grandes nationalisations, puis en 1982, avec la seconde grande vague, que la gauche préemptera le projet et en fera le cœur de son programme.

Seulement voilà : on dispose désormais de suffisamment de recul pour tirer un bilan de ces nationalisations, et notamment les plus récentes, celles de 1982, qui après avoir soulevé un immense espoir – il s’agit de « changer la vie » ! – tournent rapidement au fiasco.

Figurant parmi les meilleurs connaisseurs du capitalisme français, et observateur attentif – il est en 1982 conseiller au cabinet de Jean Le Garrec, secrétaire d’État chargé des nationalisations –, l’économiste François Morin a la lucidité d’admettre, dans son ouvrage Quand la gauche essayait encore (Lux Éditeur, 2020), que le bilan de ces dernières nationalisations n’est guère brillant : « Cette expérimentation ne fut qu’éphémère et s’est révélée un échec, malgré quelques soubresauts très limités. »

D’abord, tous les groupes nationalisés sont rétrocédés au privé. Et la nationalisation, si elle confère la propriété d’un bien public à l’État, ne l’empêche pas par la suite de le… privatiser. La vieille opposition entre l’État et le marché est largement factice, puisque l’État peut se soumettre à ses diktats au lieu d’en être le rempart. C’est d’ailleurs ce que l’on vit depuis plus de trois décennies. Sous les avancées de la vague néolibérale, l’État a de plus en plus copié les mœurs financières et sociales du capitalisme anglo-saxon. Et les groupes publics restés sous sa tutelle ont disposé d’une gouvernance strictement identique, ou presque, à celle des grands groupes privés.

En outre, même quand l’État garde une forte participation au capital, l’entreprise concernée n’en est pas moins happée par les logiques nouvelles du capitalisme d’actionnaires qui monte progressivement en puissance en France au long des années 1990 et 2000.

Quand les nationalisations riment avec étatisation et donc dépossession

Les nationalisations de 1982 soulèvent donc la même question que celles de 1945 : ont-elles changé, si peu que ce soit, la nature du capitalisme ou amorti les inégalités dont ce système est porteur ? La réponse est non : le fait qu’une entreprise soit la propriété de l’État ne constitue pas pour les citoyens la garantie qu’ils garderont le contrôle sur cette entreprise et que celle-ci œuvrera dans le souci de l’intérêt général.

C’est la leçon qui transparaît de toutes les nationalisations entreprises au long du XXe siècle : l’État-actionnaire ne se comporte souvent pas mieux que les actionnaires privés eux-mêmes ; le capitalisme d’État véhicule le plus souvent les mêmes défauts que le capitalisme privé dans lequel il s’insère. Disons-le donc clairement : le capitalisme d’État n’est pas plus vertueux que le capitalisme de marché.

Sans doute y a-t-il une raison majeure : les nationalisations ont toujours rimé en France, non pas avec socialisation, mais avec étatisation. C’est le legs conjoint du jacobinisme et de la monarchie républicaine : en France, tout procède du haut. L’État a donc toujours gardé la main. C’est pourquoi les nationalisations n’ont jamais tenu leurs promesses. Parce qu’elles ont toujours rimé, pour les citoyens, avec dépossession.

Dit autrement, l’État-patron, l’État-actionnaire, l’État-propriétaire n’est pas une protection contre les folies du marché. Au contraire : après avoir copié les modes de fonctionnement des marchés, après avoir été servile au point de devancer la plupart de leurs désirs, ils ont fini par le coloniser. C’est la dernière étape des privatisations : la privatisation de l’État de l’intérieur.

L’ancienne opposition État-marché, qui a servi de boussole à la gauche pendant si longtemps, se révèle factice. On avait certes de bonnes raisons de s’en douter avant les nationalisations de 1982. Qui ne se souvient de la mise en garde formulée en 1880 par Friedrich Engels (1820-1895) dans son opuscule Socialisme utopique et socialisme scientifique ? « L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, relevait-il, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite les citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »

Si l’ancien clivage État-marché est une fausse alternative, il devient donc impératif pour la gauche de porter son regard ailleurs, vers un autre horizon, pour imaginer un autre avenir. L’horizon des communs.

Comme on le sait, les communs alimentent de nombreuses études de chercheurs (philosophes, sociologues, économistes, juristes…) depuis près de trois décennies, dans le prolongement des travaux conduits, en défricheuse, par Elinor Ostrom (1933-2012), qui lui ont valu en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

La fausse alternative État-marché

Ce débat autour des communs, qui a pris de l’ampleur dans le prolongement du mouvement des Indignés, invite à dépasser la «  dichotomie traditionnelle État-marché  », pour reprendre la formule utilisée par la politiste et économiste américaine. «  Le point de départ de la théorie économique dominante n’est pas acceptable  », avait-elle insisté lors de la remise de son prix. La raison en est simple : c’est qu’il s’agit d’une fausse alternative.

Ce souci de bien faire comprendre que l’opposition État-marché constitue une fausse alternative, la plupart des chercheurs qui travaillent sur cette question des communs l’ont en partage. Dans leur somme, précisément titrée Commun (La Découverte, 2014), le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval y insistent longuement : « Dénoncer la marchandisation du monde conduit bien souvent à se contenter de défendre les services publics nationaux et d’en appeler à l’élargissement de l’intervention étatique. Quel que soit son bien-fondé, cette revendication reste sur le terrain de l’adversaire en se refusant à mettre en cause un antagonisme précisément constitué pour faire du marché la règle et l’État l’exception », écrivent-ils.

Pour eux, il est donc décisif de dénoncer cette fausse alternative État-marché. Mais ils font aussi valoir que le dévoilement de cette imposture, ce sont les avancées du néolibéralisme qui l’ont opéré : « Le néolibéralisme, disent-ils, a mis fin à l’idée que l’État pouvait être un recours de la société contre les effets désastreux du capitalisme […] La propriété publique est alors apparue non pas comme une protection du commun, mais comme une forme “collective” de propriété privée réservée à la classe dominante, laquelle pouvait en disposer à sa guise et spolier la population selon ses désirs et ses intérêts. »

Ils prolongent cette mise en garde : « Le communisme d’État continue d’hypothéquer l’alternative. Et le danger existe qu’à l’occasion des désastres croissants engendrés par le capitalisme, apparaissent ici ou là des réhabilitations plus ou moins sophistiquées des régimes qui se sont appelés “communistes”. Pourtant, en dépit de ce poids, la tendance est à l’invention, ou plus exactement à la découverte d’un commun qui ne soit pas un faux-semblant. »

Au-delà de la propriété

Ce constat est d’une grande importance, à double titre. Il prend en compte le naufrage du communisme – ou plutôt son dévoiement par les régimes totalitaires staliniens –, car les peuples concernés ont été dépossédés des biens communs dans un système de propriété collective des moyens de production. Pour la gauche française, il remet aussi fortement en cause l’antagonisme fondateur entre l’État et le marché sur lequel le réformisme s’est construit.

Le deuxième intérêt du débat autour des communs est qu’il recoupe une aspiration démocratique qui se fait jour dans de nombreuses mobilisations citoyennes : autour du projet avorté de privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) ; en défense de la forêt que le pouvoir veut faire passer sous les fourches caudines du privé ; ou contre les privatisations des barrages hydroélectriques (photo ci-dessous). Et, bien évidemment, en défense de l’hôpital public.

Il s’agit donc d’une double aspiration : une aspiration à renouveler le débat sur la propriété, à le dépasser, en consacrant l’existence de biens communs inaliénables. Et une aspiration à trouver des nouvelles modalités de gestion démocratiques qui fassent que ces biens communs soient administrés par les citoyens eux-mêmes.

Dans une introduction à l’essai du chercheur Benoît Borrits, si bien intitulé Au-delà de la propriété (La Découverte, 2018), Pierre Dardot résume l’enjeu majeur de ce basculement : si l’alternative État-marché n’a clairement plus de pertinence, il faut lui substituer «  une alternative radicale : propriété ou commun, ce qui doit s’entendre au sens où le commun est la négation de la propriété productive sous toutes ses formes  ». « L’alternative n’oppose pas une forme de propriété à une autre, mais le commun à la propriété sous toutes ses formes », ajoute-t-il.
L’alternative est radicale, car elle signifie qu’il faut rompre avec la thèse centrale qui a été pendant si longtemps celle de la gauche, à savoir que le but du combat socialiste était de passer de la propriété privée des moyens de production à la propriété collective.

Pour l’heure, cette invitation à renouveler de fond en comble la doctrine de la gauche n’a pas produit beaucoup d’effets. Encalminées dans une crise sans fin, les différentes sensibilités de gauche ne se sont pas risquées à explorer les nouvelles contrées intellectuelles qui s’ouvrent à elles.

L’eau et l’air, qui permettent la vie, doivent être collectivisés.
« L’avenir en commun », projet des Insoumis pour 2022

Pour avoir privatisé encore plus que la droite, le Parti socialiste est bien évidemment incapable d’inventer ce que pourrait être ce monde futur. Et, pour les composantes les plus radicales, la ligne de front du combat citoyen reste la défense des services publics ou l’aspiration à quelques renationalisations. Utile pour faire front contre les avancées du néolibéralisme, cette posture défensive, en bout de course, interdit de penser ce que pourrait être un autre monde, dégagé de ces logiques propriétaires.

Le projet des Insoumis pour 2022 fait certes un pas nouveau – qu’il faut saluer. L’un de ses chapitres est en effet consacré à la « protection des biens communs ». « Une minorité veut vendre au marché jusqu’aux biens les plus essentiels à la survie humaine. L’intérêt général humain exige de protéger dans la loi ces biens communs de l’humanité. C’est au peuple de contrôler démocratiquement leurs usages et leur protection. L’eau et l’air, qui permettent la vie, doivent être collectivisés », peut-on lire.

Les ravages de trente-cinq années de privatisations

L’avancée est timide. Il faut toutefois avouer que l’univers des communs est enthousiasmant mais encore à inventer. Pour deviner les horizons illimités qu’il ouvre, il suffit d’effectuer une promenade intellectuelle parmi les productions récentes. Il y a tellement d’idées, tellement de suggestions qui fusent de toutes parts qu’on se prend à espérer qu’un travail de mutualisation finisse par s’effectuer.

Ainsi, de nombreux juristes expliquent que l’entreprise de modernisation et d’amendement du Code civil français, pour qu’il prenne en compte l’urgence climatique et garantisse des biens communs aussi essentiels que l’eau ou l’air, serait aisée. Dans le Code civil, il existe en effet un article 714, créé par la loi du 19 avril 1803, qui dispose cette règle majeure : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir. »

Dans une étude juridique publiée à Bruxelles en 2018 et proposant de « Repenser l’article 714 du Code civil français comme une porte d’entrée vers les communs », la professeure de droit privé Marie-Pierre Camproux-Duffrène suggère ainsi d’enrichir cet article pour qu’il serve de point d’appui aux dispositifs pour la transition environnementale, et pour élargir les biens communs à des domaines nouveaux, comme la biodiversité ou l’écosystème planétaire.

Il y a aussi les pistes défendues par l’économiste Benjamin Coriat, dans un ouvrage collectif sur Le Retour des communs (Les liens qui libèrent, 2015). Il y fait valoir que « les communs, qui consistent en des formes nouvelles de partage et de distribution des attributs du droit de propriété (sous la forme de droits d’accès, d’usage, de prélèvement ou d’exploitation) entre différentes parties prenantes, connaissent aujourd’hui un formidable regain ».

S’il faut défendre les services publics, comment faire pour ne pas retomber dans les ornières de l’État-propriétaire ?

Et il ajoute : «  Autour d’eux se noue en effet un espoir fort de transformation sociale à partir d’institutions ou d’entreprises proposant des ressources en accès ouvert et partagé. Des logiciels libres open source ou aux plateformes ouvertes permettant l’auto-partage des biens les plus variés en passant par les nouveaux “communs informationnels”, les communs se présentent aujourd’hui comme des formes de résistance et des alternatives à l’idéologie propriétaire et à l’exclusivisme qui lui sert de fondement […] Dans le monde industriel lui-même, on voit se multiplier des formes associatives : pools de brevets, consortiums, licences croisées qui, lorsqu’elles ne visent pas à créer des monopoles, constituent des arrangements organisationnels incorporant des formes de mutualisation et de partage qui les rapprochent de certaines des dispositions à la base des “communs”. »

Ces premiers exemples permettent d’identifier la double aspiration des communs : dépasser les logiques propriétaires et refonder la démocratie en trouvant des formes collaboratives de partage et de gouvernance, tout à l’opposé des systèmes verticaux d’autorité qu’induit la propriété, privée ou publique.

On bute toutefois assez vite sur une difficulté. Car on mesure bien les formes de partage ou de mutualisation, dans le cadre d’une gouvernance démocratique, qu’autorisent certaines catégories de biens. Tout au long de son œuvre, Elinor Ostrom s’arrête sur ce qu’elle appelle des « réservoirs communs de ressources » - système d’irrigation d’eau au Népal, forêts, etc. - pour étudier les systèmes de propriété partagée qu’ils permettent, conduits par des communautés qui s’autogouvernent.

Mais, dans la France du XXIe siècle, et quand il s’agit de biens de première importance ou de très grande taille, comment cette aspiration au partage et au contrôle démocratique peut-elle se concrétiser ? S’il faut défendre les services publics, comment faire par exemple pour ne pas retomber dans les ornières de l’État-propriétaire et les inscrire dans la logique des communs ?

Organiser le contrôle démocratique des biens communs

Pierre Dardot et Christian Laval esquissent une réponse : « On a le sentiment évidemment fondé qu’il n’y a pas de plus grande urgence que de défendre les services publics contre les politiques néolibérales […] La question est donc de savoir comment transformer des services publics pour en faire des institutions du commun ordonnées aux droits d’usage commun et gouvernées démocratiquement. Il s’agirait non plus de concevoir l’État comme une gigantesque administration centralisée mais plutôt comme un garant ultime des droits fondamentaux des citoyens au regard de la satisfaction de besoins collectivement jugés essentiels, tandis que l’administration des services serait confiée à des organes incluant des représentants de l’État mais aussi des travailleurs et des usagers-citoyens. »

Cette piste retient l’attention, car elle ouvre la voie à des renationalisations à la condition qu’elles ne soient pas la répétition des histoires passées, des renationalisations qui devraient avoir pour préalable une réforme radicale de la fonction de l’État.

Dans une contribution pour un colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle (Manche) en septembre 2017 (Hermann Éditeurs, 2017), Christian Laval prolonge cette réflexion, en ouvrant cette perspective : « Si l’on donne au terme de commun un sens mieux défini, comme nous essayons de le faire, c’est-à-dire comme principe démocratique selon lequel toute activité de mise en commun doit être accompagnée d’une élaboration collective, doit être le fruit d’une décision démocratique, doit faire l’objet d’un gouvernement par les intéressés eux-mêmes, alors on doit en conclure que cette administration publique du commun via les actuels services publics est encore bien loin de correspondre à ce que nous pouvons entendre par “institutions du commun” ou mieux par “institutions communes”. En d’autres termes, ce qui est en jeu dans la réflexion que nous devons mener sur les services publics, c’est la transformation de l’État et des institutions publiques dans leur ensemble dans un sens démocratique. » Le sociologue observe, non sans raison, que cette question de l’État est laissée « en friche depuis des décennies ».

Des pouvoirs élus doivent être au cœur de la décision de crédit
François Morin, économiste

Alors quelles renationalisations faudrait-il envisager, sous cette réserve posée par Christian Laval ? Et quelles formes d’autogouvernement faudrait-il envisager, par exemple pour des services publics administrés non plus par l’État mais par leurs usagers ? À l’aune de ces questions, on mesure combien la gauche pourrait défricher des terrains nouveaux, si elle avait l’envie ou l’énergie de sortir de la crise qu’elle traverse. Car si des intellectuels explorent ces questions, leurs travaux ne donnent pas toujours lieu à une confrontation et donc à un travail critique collectif.
Une seule illustration : dans le lot de ces renationalisations possibles, faudrait-il par exemple concevoir qu’elles concernent les plus grandes banques françaises ? Dans son livre Quand la gauche essayait encore, l’économiste François Morin pose la question dans des termes qui retiennent l’attention, mais apporte une réponse qui mériterait débat.

D’abord, il fait ce constat, auquel on ne peut que souscrire : « Le temps long des activités humaines et celui encore plus long de notre planète ne sont pas compatibles avec le modèle de croissance financière qui régit aujourd’hui notre économie. Il faut donc en changer. C’est une urgence citoyenne et démocratique devenue absolue. La première proposition politique pour répondre à cette urgence est de refaire de la monnaie un bien public. Aujourd’hui totalement concédée à des forces privées, l’émission de la monnaie doit revenir à des pouvoirs citoyens. L’enjeu est le contrôle démocratique de la distribution de crédit, autant dire de la souveraineté économique, sans laquelle il n’y a pas de véritable démocratie. »

Puis, on sent poindre une forme de pessimisme de sa part, car il suggère que la nationalisation des banques n’est sans doute plus adaptée « au monde globalisé et financiarisé qui est le nôtre ». Pourtant, il en appelle à un contrôle démocratique de la distribution de crédit : « Dans chaque zone, l’idée qu’il conviendrait d’avancer est la suivante : des pouvoirs élus doivent être au cœur de la décision de crédit et, par là, de l’émission de monnaie nouvelle. À chaque niveau, des assemblées élues doivent définir les critères d’attribution des prêts, la nature des attributaires et les montants alloués, non pas de façon individuelle mais par grande catégorie d’activités […] Un contrôle maîtrisé politiquement de la distribution de crédit par un pouvoir citoyen élu est le gage d’une politique d’investissements publics à une large échelle et d’un retour des services publics correspondant à des besoins fondamentaux. »

On ne peut là encore que souscrire à une semblable proposition, mais est-il vraiment raisonnable d’espérer parvenir à ce contrôle démocratique sans procéder à une nationalisation du crédit ? Si l’on veut briser les reins de la finance, qui a provoqué tellement de ravages ces dernières années, ne doit-on pas élaborer des mesures autrement radicales ?

La regrettable étatisation de la Sécu

Autre question : comment dans cette perspective des communs pourrait-on envisager une reconquête de la Sécurité sociale ? À la lumière de la crise sanitaire historique, la question a évidemment une considérable importance. Car l’hôpital en particulier, et plus généralement l’assurance-maladie et même la Sécurité sociale, sont des exemples de la dépossession dont ont été victimes les citoyens ou, dans ce cas précis, les assurés sociaux.

Jusqu’au milieu des années 1960, ces régimes étaient gérés de manière paritaire, les cotisations sociales étaient considérées comme des salaires différés et les partenaires sociaux en assumaient la gestion. Or, au fil des ans, l’État a procédé à une véritable nationalisation des organismes de Sécurité sociale - ou, plutôt, une étatisation –, transformant de facto le budget de la Sécurité sociale en un budget annexe du projet de loi de finances de l’État. Et les assurés sociaux ont été expulsés des régimes de Sécurité sociale qui étaient les leurs.

On connaît la suite de l’histoire. L’État ayant pris indûment la main, il a poussé à la privatisation rampante et à la marchandisation de l’hôpital public, et plus généralement de la Sécurité sociale. Si l’on veut en finir avec les logiques comptables et redonner la priorité aux logiques sanitaires, il faudra donc immanquablement que les citoyens reprennent le contrôle de ce qui est leur bien.

Dans Le Monde diplomatique d’avril 2020, le professeur André Grimaldi rêve de L’Hôpital, le jour d’après : « L’hôpital public de demain sera hautement technologique, mais il devrait garder sa place de recours médical et social ; à la fois maintenir sa fonction d’hospitalité et permettre l’innovation scientifique. Son financement serait alors majoritairement assuré par un budget global évoluant en fonction des besoins définis avec les professionnels et avec les représentants des usagers – et non en actionnant la calculette de Bercy. Soignants et usagers devront être inclus dans la “gouvernance” des établissements. L’application de la règle du “juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité” remplacera la recherche de la rentabilité pour chaque établissement. »

La piste est enthousiasmante mais appelle une réserve : pourquoi se borner à dire que « soignants et usagers devront être inclus dans la “gouvernance” » ? Il y a dans la formulation comme une forme de timidité, alors que la crise sanitaire doit inciter à des remises en cause radicales : l’État ne devrait pas avoir son mot à dire sur l’avenir de l’assurance-maladie, qui est le bien commun des assurés sociaux, financé par leurs cotisations.

C’est dire qu’il y a sûrement mille et une façons, comme nous y invite Benoît Borrits, d’aller « au-delà de la propriété ». Avec les communs, c’est dans cette histoire longue qu’il nous propose de nous inscrire. Pour déboucher sur de nouveaux espoirs. Il y a tellement de confrontations à mener, tellement de domaines à défricher.

C’est en cela que le débat de la campagne présidentielle de 2022 apparaît comme une formidable occasion ratée : ce sont toutes ces questions, décisives pour l’avenir, qui sont le plus souvent passées sous la table…

Laurent Mauduit

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