Édition du 16 avril 2024

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Livres et revues

La mondialisation criminelle d'Alain Tarrius

Ne pas se voiler la face ni sur la mondialisation criminelle ni sur la corruption engendrée

Je ne reprends pas ici les éléments traités ou critiqués dans un autre livre récent (Etrangers de passage. Poor to poor, peer to peer, elles-et-ils-sautent-les-frontieres-des-nations-et-ouvrent-celles-des-enclaves/). Alain Tarrius fait référence au fétichisme de la marchandise de Karl Marx. Tout en partageant la référence, il me semble que son usage ici, réduit au « culte mondial de la marchandise », limite la portée de cette notion. (Voir sur ce sujet, Antoine Artous : Le fétichisme chez Marx – Le marxisme comme théorie critique, marchandise-objectivite-rapports-sociaux-et-fetichisme/)

Quoi qu’il en soit, il s’agit bien de mondialisation capitaliste néolibérale, du règne élargi de la marchandise, y compris celle des corps des individu-es…« Cependant, si la mondialisation souterraine des ventes entre pauvres de marchandises d’usages licites fait intervenir des capitaux troubles, combien plus celui des échanges criminels »

En introduction l’auteur présente des trafics internationaux de femmes et de drogues. Internationaux et, dans cette étude, dans un périmètre « euro-méditerranéen ». Transmigrant-e-s pauvres du « poor to poor », économies souterraines mondialisées forment le « préalable à la continuité commerciale transfrontalière des marchandises d’usage licite comme illicite »… Dans ce que l’auteur nomme les territoires circulaires, « les trafics de femmes et de drogues se consacrent donc plus que jamais aux lois de l’échange marchand »

Le vocabulaire utilisé est souvent celui de l’économie, donnant une coloration réelle et cruelle aux trafics évoqués. L’auteur parle de stocks, de diversification de clientèles, d’approvisionnement, de vente aux enchères, de lieux d’implantation, de gestion de bordels… pour ces marchandises, « la marchandise-femme permettant le blanchissement de la marchandise-drogue »

Il introduit aussi à ce qu’il traitera plus particulièrement dans le chapitre 2, le clientélisme des exécutifs locaux en lien avec les dispositifs criminels.

Le premier chapitre « vise à mettre en évidence les mécanismes de répartition, de hiérarchisation et d’articulation entre les différents flux migratoires et populations transmigrantes ». Un chapitre illustré par des paroles de femmes sur leur « chemin buissonnier », sur les prostitutions, les différents « clubs », l’usage de drogues… « de nombreuses femmes « font la route » comme des « malgré elles » de l‘exploitation sexuelle »

Alain Tarrius analyse ces « territoires circulaires », ces « routes en pointillés », « La route n’est pas parcourue selon les règles des logistiques usuelles d’économie de temps dans un espace contraint, mais selon des temporalités variables… ». Il parle de « production originale de rapports sociaux dans l’interface mobilité/sédentarité », traite de « la marchandisation boursière des femmes » en Espagne, de l’obligation résidentielle absolue sous contraintes « productivistes » constantes pour certaines femmes, c’est à dire du fonctionnement de certains bordels. J’ajoute : avec le consentement certain des clients-prostituteurs, en l’occurrence des clients qui devraient être poursuivis pour viols. L’auteur souligne la situation administrative des femmes qui ne possèdent pas de papier. Outre le rappel au droit international sur la libre circulation et la libre installation, je souligne la nécessaire revendication de la régularisation sans condition de toutes les femmes sans papier.

Prostitution, usage et trafic de drogue, il faut « blanchir les immenses bénéfices des trafics de psychotropes opiacés », l’auteur indique « la corruption généralisée consécutive est facilement imaginable »

De ce point de vue, le chapitre 2, déjà signalé, est central : « Clientélismes politiques et irruption d’une mondialisation criminelle – Drogues et prostitution dans un département frontalier français en 2014 »

Alain Tarrius parle de l’association des trafics de femmes et de ceux des psychotropes, de l’apprentissage « de la double marchandisation des corps et de la diversité des stupéfiants », de la Junquera, des Pyrénées-Orientales, du clientélisme local, de l’omerta « pratiquée par l’exécutif politique départemental », de fausse et de vraie continuité transfrontalière, de revenus liés à la garde d’enfants, de « bourgeois-investisseurs locaux », de l’autre face des politiques de décentralisation, des modalités d’extension du dispositif criminel de la Junquera vers la France, de « territoire de moeurs »…

Un chapitre est consacré au « carnet d’enquête », à la position de sociologue. Le suivant sur « le cheminement par les routes et autoroutes de France », dont la « valorisation / dévalorisation : la gestion marchande des femmes », l’attractivité et l’obsolescence des personnes réduites à un produit, donc de la place des plus jeunes. L’auteur parle aussi des parentèles, des films pornographiques, des profils et des parcours, de logistique et d’emmagasinement, de technologies d’information, de la solitude de la prostitution de route, de déshumanisation…

Le chapitre 5 est plus particulièrement consacré aux drogues opiacées, à la cocaïne, aux drogues chimiques et à leurs circulations.

En conclusion, Alain Tarrius souligne, entre autres, « Les économies souterraines de marchandises, objets et personnes, d’usages licites comme illicites, fédèrent les milieux, criminels et officiels, pourvoyeurs de financements », les opérations de blanchiment, les nouvelle formes des milieux criminels. « La marchandisation des humains, la recherche de plus-values monétaire autour du commerce de tout objet ou être inspirant quelque désir, assorties d’une levée des protections, différenciations, interdictions d’origines nationales, sont transversales aux formes les plus diverses d’économies souterraines »

Un livre contre les versions « romantiques » de la mondialisation, des « entrepreneurs », des drogues et du système prostitueur… L’autre face, particulièrement éprouvante, du libre marché et de son culte néolibéral.

Du même auteur :

Etrangers de passage. Poor to poor, peer to peer, elles-et-ils-sautent-les-frontieres-des-nations-et-ouvrent-celles-des-enclaves/

Alain Tarrius – Olivier Bernet : Mondialisation criminelle, frontière franco-espagnole de la Junquera à Perpignan, entre-le-commerce-le-plus-officiel-et-celui-le-plus-enfoui-masque/

Alain Tarrius, Lamia Missaoui, Fatima Qacha : Transmigrants et nouveaux étrangers, dici-et-de-la-bas-et-de-lentre-deux/

Alain Tarrius : La mondialisation criminelle

Editions de L’aube, La Tour d’Aigues 2015, 146 pages, 17 euros

Didier Epsztajn

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