Cette révolution citoyenne a d’abord un contenu culturel. C’est-à-dire en finir avec la mentalité du résigné qui pense qu’on ne peut pas faire autrement. En finir avec l’idée que, puisque c’est comme ça, c’est trop compliqué de changer. Non ce n’est pas compliqué de changer ! Il faut le vouloir et le décider ! » [1] C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon résumait le concept de révolution citoyenne, lors d’une réunion publique à Florange en janvier 2017. En effet, d’après le populisme tel qu’il a été théorisé par la philosophe belge Chantal Mouffe et l’intellectuel argentin Ernesto Laclau [2], le nœud du problème ce ne sont plus les relations d’exploitation mais les relations politiques. Nous n’aurions plus affaire à une classe sociale (la classe ouvrière ou même les classes populaires) mais à un peuple. Et par conséquent, n’importe quel acteur pourrait faire bouger la société. [3] On retrouve également cette notion de peuple dans l’expression, séduisante mais néanmoins fausse, popularisée par le mouvement Occupy Wall Street avec son slogan « We are the 99 % » [ « Nous sommes les 99 % » ]. Dans un édito récent du Monde Diplomatique , Serge Halimi résumait bien la critique : « À 100 °C, l’eau bout, c’est certain. Mais mieux vaut ne pas attendre que la vie des sociétés se plie aux lois de la physique. Certes, 1% de la population s’attribue la majorité des richesses produites sur Terre ; cela ne fait pas pour autant des 99 % qui restent un groupe social solidaire, encore moins une force politique en ébullition. » [4]
Pour les populistes, les classes sociales n’ayant plus de signification historique, il s’agit de reconstruire une identité autre que l’identité de classe. Comment faire ? En utilisant ce qu’ils appellent des « chaînes d’équivalence », c’est-à-dire en agrégeant l’addition des mécontentements adressés au système par des gens qui outil à rejeter en soi, on pourrait imaginer qu’au lendemain d’une révolution victorieuse, une telle assemblée soit convoquée afin de refonder une nouvelle organisation de la société et de nouveaux outils démocratiques. Cependant, on peut douter du caractère réellement subversif d’une constituante convoquée « à froid » après une élection présidentielle. Et les expériences latino-américaines nous ont montré que dans deux cas sur trois, les présidents élus ont par la suite de nouveau modifié la constitution afin de pouvoir briguer plusieurs fois le poste de chef suprême. C’est qu’on prend vite goût à être le chef...
Un « réformisme radical »
Mais revenons à notre question de départ : la révolution citoyenne prétend-elle aller jusqu’à la révolution sociale ? Si on regarde la base théorique des populistes, on y trouve le concept d’« agonisme » théorisé par Chantal Mouffe (qui le développe à partir de la pensée du juriste – et en passant penseur nazi ! – Carl Schmitt). Le terme s’oppose en fait à celui d’« antagonisme », entendu comme quelque chose qui déchire ou peut détruire une société. On pourrait résumer l’agonisme de la manière suivante : organiser le conflit entre les différentes parties du système, sans que celles-ci ne le remettent en cause fondamentalement. La révolution citoyenne ne remet donc pas en cause les rapports de production, ne vise pas à changer la société ni le capitalisme, elle n’est donc pas une révolution. D’ailleurs, Chantal Mouffe estime qu’« on peut encore transformer beaucoup à l’intérieur des institutions démocratiques libérales. Je nomme ça le ‘réformisme radical’ ». (7) Or il ne peut y avoir de changements démocratiques radicaux si on ne modifie pas les rapports sociaux. Ce que refuse de faire le populisme qui prétend « construire » (Mélenchon, détournant Lukács, parle de « peuple en soi et peuple pour soi » !) le peuple face à l’oligarchie. Il y aurait « eux » (le 1 %) et « nous » (les 99 %). Mais l’oligarchie est rarement définie précisément (ceux d’en haut, les dirigeants corrompus, l’élite, les médias, etc.) et surtout jamais en tant que groupe. Par exemple, l’ennemi n’est non pas la bourgeoisie capitaliste en tant que classe mais uniquement les capitalistes mondialistes qui n’investissent pas dans l’industrie française ! [5]
Un populisme de gauche ou une gauche des classes populaires ?
Si le populisme n’apporte pas les bonnes réponses, il a cependant le mérite de poser des questions qui sont incontournables pour toute reconstruction d’un projet de rupture conséquent. Car comment rester sans réponse en sont exclus pour faire groupe. Mais comment trouver un point commun entre des revendications sociales, économiques, écologiques, féministes, etc. ? En pointant le système capitaliste ? Non répondent les populistes, en jouant sur les affects (la vengeance de la plèbe contre les puissants), en utilisant des signifiants vides (mots fourre- tout dans lesquels tout le monde peut se retrouver, comme « peuple »)... et en articulant le tout autour d’un chef ou d’un leader qui « unifie dans un moment populiste ».
« Le césarisme de Macron ne peut pas tenir, il n’a pas de base sociale ; mon césarisme l’emportera ! »
C’est donc autour de la figure du chef qu’est censé s’incarner le peuple. Ce dernier en devient donc superflu, puisque le chef fait, incarne le peuple. C’est là qu’on glisse sur une pente dangereuse ... Ainsi quand Jean-Luc Mélenchon déclare, à propos de son mouvement de la France insoumise : « Nous ne voulons pas être un parti. Le parti, c’est l’outil de classe. Le mouvement c’est la forme organisée du peuple (...) le but du mouvement de la France insoumise n’est pas d’être démocratique mais collectif ». [6] Ou lorsque, parlant du césarisme d’Emmanuel Macron, il répond : « Le césarisme de Macron ne peut pas tenir, il n’a pas de base sociale ; mon césarisme l’emportera ! » [7]
La stratégie de la France insoumise s’articule également autour de l’idée d’une assemblée constituante qui, une fois le leader arrivé au pouvoir, serait convoquée afin de fonder une 6e République. Cette idée a déjà été mise en œuvre au Venezuela, en Bolivie et en Équateur notamment. Si ces processus constituants ont permis des avancées législatives parfois importantes (en termes de reconnaissance des droits des peuples indigènes notamment), force est de constater aujourd’hui qu’il ne suffit pas qu’un droit soit écrit dans la constitution pour qu’il soit respecté. L’assemblée constituante n’est pas un substitut aux questions fondamentales que sont : comment unifier la classe ou les classes populaires et comment recréer une conscience de classe ?
Notre objectif doit être d’unifier, à partir et au travers de leurs luttes, celles et ceux qui sont salarié.e.s, exploité.e.s, opprimé.e.s (plutôt entre 75 et 80 % de la population, quand même !) Notre ciment doit être un projet politique et un projet de société réellement émancipateur. Voilà pourquoi il est fondamental de revendiquer l’intersectionnalité de ces luttes, et de relier chacune d’entre elles à la lutte contre le capitalisme. Nous devons également mener une vraie bataille culturelle contre l’individualisation et remettre à l’agenda la nécessité fondamentale de la révolution sociale. Enfin, nous aurions tort de persévérer à résumer le mouvement ouvrier au seul parti politique, il s’agit là d’une carence majeure. C’est en se désaliénant par la pratique qu’on crée une société désaliénée. Nous avons donc tout intérêt à nous investir dans des luttes et des alternatives concrètes qui tentent, dès aujourd’hui, de remettre en cause le système d’exploitation et d’oppression capitaliste.
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