Édition du 23 avril 2024

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Le 13 août : la Journée des femmes dans une Tunisie en crise

Le 13 août, la Tunisie fête la Journée des femmes et le 63ème anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel (CSP). Entretien avec trois féministes tunisiennes, trois citoyennes engagées depuis le règne du président Bourguiba : Sophie Bessis, historienne, Khadija Chérif, sociologue et Latifa Lakhdhar, historienne et ancienne ministre de la Culture.

Tiré du blogue de l’auteur.

Elles parlent des droits des femmes dans une Tunisie en crise, du féminisme intersectionnel, des théories décoloniales, ... Je leur ai envoyé les questions et chacune a répondu séparément, par écrit.

SOPHIE BESSIS : Pour toutes les Tunisiennes, le 13 août est une date fondamentale dans l’histoire du pays. C’est en effet à partir de la promulgation du CSP et grâce aux acquis qu’il a inscrits dans la loi qu’a commencé leur long chemin vers leur émancipation. Certes, ce code est loin d’avoir octroyé aux femmes une égalité en droit complète. Mais il a ouvert une brèche qui n’a pas été refermée depuis, malgré toutes tentatives des milieux conservateurs et/ou islamistes pour en réduire la portée. Et, mis à part dans les cercles fondamentalistes les plus radicaux, les Tunisiennes se sont appropriées ces acquis. Au CSP lui-même, il faut ajouter la légalisation précoce de la contraception et de l’IVG après l’indépendance, qui a constitué une révolution aussi importance que les changements juridiques. Lors du débat sur la Constitution entre 2012 et 2014, le parti islamiste Ennahdha a tenté de revenir sur certains de ces acquis et d’inscrire dans la loi fondamentale le principe de "complémentarité" entre les hommes et les femmes. Le 13 août 2012, des milliers de femmes et aussi d’hommes sont descendus dans les rues de Tunis pour s’opposer à cette disposition et pour réclamer que l’égalité entre les sexes soit inscrite dans la Constitution. Ce 13 août 2012 a été déterminant pour la suite des évènements. Cette manifestation a été une des plus importantes et des plus porteuses d’espoir de la période immédiatement post-révolutionnaire.

KHADIJA CHÉRIF : Le 13 Août est une date importante pour les Tunisiennes. Le Code du Statut Personnel (CSP) est une rupture avec la tradition arabo-islamique. L’unique évolution réelle ! Dans un seul pays de la région. À ce jour ! Il constitue un acquis par la reconnaissance des droits des femmes, même s’il ne consacre pas la pleine égalité et ne rompt pas avec l’esprit patriarcal. Pour beaucoup et en premier, pour le doyen Ryadh Ben Achour, le CSP est la constitution tunisienne qui a inscrit la Tunisie dans la modernité. Jugé insuffisant pour les unes et les uns, trop avancé pour les autres (conservateurs et islamistes), ce texte est devenu une référence et représente « l’exception tunisienne » dans la région. Ce qui n’a pas arrêté le travail critique des féministes, dès la fin des années 70, en vue de son évolution, la mise en garde et la dénonciation de son instrumentalisation politique. Nous avons sans cesse et fortement dénoncer le « féminisme d’État ». Parallèlement les islamistes dès le début des années 80 s’attaqueront au code. Deux batailles avec eux resteront inoubliables et me marqueront fortement. En 1985, rédaction de la charte de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) : les islamistes membres du comité directeur s’opposent à la référence au CSP et droits des femmes. Nous avons lancé une alerte générale qui a provoqué une mobilisation nationale. Nous avons gagné. Deuxième bataille : la Constituante (ANC), en 2012, après la révolution. La commission des libertés présidée par une députée d’Ennahdha propose de remplacer l’égalité par la complémentarité entre les sexes. C’est le choc national ! Mobilisation et manifestation historique le 13 août 2012. En plein mois de Ramadan des milliers de personnes dans la rue pour exiger l’égalité. L’égalité et la parité sont inscrites dans la constitution de 2014. On voit que le CSP du 13 août 1956 reste LA frontière, le fil rouge à ne pas dépasser. J’espère qu’il en sera toujours ainsi, et que mes petites filles, et les générations à venir resteront bénéficiaires et gagnantes devant les tentatives de régression des islamistes comme conservatrices.

LATIFA LAKHDHAR : Le 13 août 1956 est une date mémorable dans la mesure où elle est celle de la promulgation du CSP. La Tunisie avait, en ce moment-là, à peine cinq mois d’indépendance nationale, Bourguiba était chef du gouvernement, l’Etat était encore sous forme de royauté beylicale et les membres d’une Assemblée Constituante étaient déjà élus et étaient en « fonction » depuis le mois de mars 1956. De par mon métier d’historienne, j’ai eu l’occasion d’avoir entre les mains les archives concernant les débats qui avaient eu lieu au sein de l’assemblée Constituante autour des questions en rapport avec l’islam et l’identité comme l’enseignement, la langue, … et je peux vous assurer qu’ils étaient bien âpres. Le nationalisme avait- par la nature des choses- exacerbé la question identitaire pour l’avoir utilisée comme moyen de résistance au colonialisme et à ses agressions culturelles. Bourguiba était, évidemment, loin d’ignorer cette humeur politico-culturelle collective des constituants, mais il était déterminé à mettre fin aux rapports trop inégalitaires entre les hommes et les femmes en Tunisie. S’agissant de rapports régis par le religieux, il était très conscient de l’enjeu que cela représentait et des risques qui pouvaient l’entourer. Sa « ruse » était de faire adopter le Code du statut personnel directement par décret beylical, sur un plan juridique, et d’y impliquer le haut personnel religieux de l’Etat sur un plan politique. Pourquoi avait-il ainsi mis tout son génie pour que la procédure soit rapide et sûre ? Parce que dans son esprit, la réforme des rapports entre les hommes et les femmes représentait la centralité du projet de construire un Etat tunisien moderne, dans son esprit visionnaire, moderniser ces rapports en était la clef, autant du temps immédiat que de l’avenir. Le CSP était une réalisation miraculeuse, elle représente tout le courage politique qu’il a eu de transgresser quatorze siècles d’apartheid imposé aux femmes. Un apartheid agencé par l’organisation patriarcale de la société et légitimé de manière absolutiste par les différentes constructions théologiques islamiques. Le 13 août 1956 représente une avancée incroyable dans l’histoire de la Tunisie. Cela a marqué le passage vers la société moderne de la Tunisie décolonisée et cela a surtout mis sur pied tout le potentiel de résistance aux tentatives de régression sociétale dont nous disposons aujourd’hui dans notre pays.

HEJER CHARF : Depuis la révolution, Il y a eu des avancées juridiques (mariage des musulmanes avec des non-musulmans, la loi contre les violences faites aux femmes, …) mais dans le même temps, des régressions sociales sont en train de saper souterrainement les acquis des femmes. Le communiqué, émis par des associations dont l’ATFD, qui dénonce « la situation alarmante de la santé sexuelle et reproductive des femmes », révèle la mise à mal de la politique de contraception et de planning familial qui depuis l’indépendance, a redéfini la famille et a contribué à l’évolution sociétale du pays. Actuellement, dans plusieurs régions -la plupart défavorisées-, des jeunes-filles, des femmes ne peuvent pas faire une IVG et n’ont pas facilement accès à la contraception. Le désengagement de l’État, l’autorité publique défaillante et le conservatisme moral et religieux ont créé des zones de non-droit qui affectent les femmes des classes populaires, les plus démunies. Le corps des femmes, en Tunisie et dans le monde arabe, est désormais un champ de bataille entre traditionalistes et modernistes. Les loi seules ne suffisent pas. A quoi servent ces avancées juridiques en Tunisie -même si je comprends leur portée à long terme- quand en parallèle, il y a un déclin social qui est en train de menacer voire miner les bases de la société moderne ?

SOPHIE BESSIS : Tu réponds toi-même aux préoccupations actuelles d’une partie de la société tunisienne, je n’ai pas grand chose à ajouter à ton diagnostic. Ce qu’il faut tout de même rappeler, c’est que la situation des femmes serait bien pire si elles n’avaient pas bénéficié de ces avancées juridiques. Certes, celles-ci sont à la fois insuffisantes et menacées par la vague de conservatisme qui affecte la société. Mais elles ont produit des outils de défense par la loi qui ne sont pas négligeables malgré, là encore, le conservatisme d’une bonne partie de la magistrature. Le "modèle" sociétal tunisien est-il menacé par ces régressions ? Ce n’est pas impossible. Dans l’ensemble du monde arabo-musulman, la version la plus régressive de l’islam propagée à coup de milliards de dollars par les monarchies du Golfe et diffusée par leurs relais locaux a gagné tant de terrain qu’on se demande si, dans la phase historique actuelle, la partie n’est pas perdue pour les partisans d’une modernisation de la société qui instaure, entre autres, une véritable égalité entre les sexes. Mais la société tunisienne n’est pas totalement dépourvue de défenses immunitaires. On l’a vu lors du débat sur la constitution. On le voit à l’activisme de la société civile et à la densité de ses associations dans tout le pays. La bataille est rude. Les partisans de la régression ne l’ont pas encore gagnée. Nous sommes dans un entre-deux où tout est possible, le meilleur comme le pire. Constatons que, pour l’instant, la singularité tunisienne a résisté à toutes les attaques dont elle a été l’objet.

KHADIJA CHÉRIF : Il est vrai que les inquiétudes sont là, les risques de régression ne sont pas à écarter, mais la première des protections n’était-elle d’abord l’adoption de lois progressistes et notre vigilance pour leur application. Le problème est bien le désengagement de l’État face aux tentatives des islamo-conservateurs qui veulent imposer leur modèle de société contraire à ces lois. C’est d’autant plus dangereux dans le contexte où certains pays de la région apportent leur soutien financier et politique aux partisans de ces régressions. Et au-delà de la région, certains autres pays, USA et d’autres pays européens, défenseurs du « droit à la vie ». Cette détérioration des droits sexuels et reproductifs des femmes et les difficultés d’accès à l’ IVG nous interpellent, le contrôle du corps des femmes a toujours été un enjeu, mais la partie n’est pas perdue. Il faut savoir qu’un nombre important de femmes sont attachées aux méthodes contraceptives et à IVG en Tunisie. La législation est toujours là pour les protéger. Les changements des pratiques relèvent plus du refus des praticiens de la santé, sages-femmes et médecins confondus, des services publics, qui découragent ou refusent de pratiquer l’IVG que des femmes elles- mêmes. - Étude sur le Grand- Tunis du Dr Selma Hajri. 

LATIFA LAKHDHAR : Il y a évidemment toujours un risque que les avancées juridiques soient rattrapées par la régression sociale, parce que le juridique a toujours besoin d’être porté et protégé par le politique, or, dans cette phase de transition que nous vivons depuis huit ans, tout est brouillé sur un plan politique. Une partie de cette réalité est liée au phénomène islamiste qui cherche à ruiner les fondements de l’Etat moderne et les acquis que ce dernier a pu réaliser pour l’émancipation des femmes. Pour l’islam politique qui a pu, à la faveur des dernières mutations conservatrices, aussi bien sur un plan local que mondial, encadrer par son hégémonie culturelle une partie de la société tunisienne et la mettre sous hypothèque, le projet sociétal passe en premier lieu par la remise en cause des rapports émancipateurs entre les hommes et les femmes, sinon par le blocage de toute avancée dans le sens de la liberté et de l’égalité. L’une des dernières preuves de cette attitude est la position négative du parti islamiste Ennahdha concernant le projet sur la parité successorale. La régression que nous constatons concernant la politique de la santé sexuelle des femmes et la négligence ou le laxisme concernant les moyens leur permettant de contrôler leur santé reproductive, n’est pas fortuite, elle est intrinsèque à ce nouveau contexte culturel et sociétal crée par la présence sur la scène politique des islamistes. Présents et influents dans les quartiers populaires où s’amasse la pauvreté, l’idéologie islamiste fait de l’affaiblissement de l’Etat et de son désengagement social y compris sur le plan de la santé, dans cette phase de transition politique, un terreau fertile pour propager ses idées sur « les femmes faites par Dieu pour procréer et pour satisfaire aux besoins sexuels des hommes ». Mais je dois dire que je ne m’alarme pas beaucoup, parce que je sais que dans le pays, il existe au moins, un million de femmes actrices, actives, déterminées à défendre leurs acquis, ce qui fera, à coup sûr, de cette régression un phénomène circonstanciel.    

HEJER CHARF : En Tunisie, la situation économique, politique et sociale est très mauvaise : l’économie parallèle accapare plus de 50% du PIB, la contrebande, le chômage en Tunisie a atteint plus de 15%, la majorité des familles sont endettées, l’inflation, la dévaluation du dinar, l’appauvrissement de la classe moyenne, le délitement de l’État, la menace terroriste, la situation régionale instable, l’instrumentalisation de la religion, le conservatisme ; une scène politique fragmentée qui n’a pas rompu avec les comportements de l’ancien régime : népotisme, corruption, soif du pouvoir. Il est vrai que la révolution est encore très jeune et qu’une transition démocratique est toujours longue et douloureuse mais Simone de Beauvoir avertissait : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Depuis la révolution, beaucoup de femmes, les féministes en particulier sont sur le pied de guerre. Ne craignez-vous pas l’essoufflement, le découragement ? Comment répondre aux forces conservatrices, aux islamistes stratèges qui visent les générations futures ; ils travaillent sur le long terme en semant peu à peu leur idéologie dans toute la société ? 

SOPHIE BESSIS : Là encore, tu réponds en partie à la question que tu poses. C’est en apportant des réponses à la question sociale, en luttant réellement contre la corruption et les pratiques mafieuses, en réfléchissant à une stratégie économique qui conduise à une véritable inclusion des classes et des régions défavorisées que l’on pourra désamorcer, au moins partiellement, l’attrait qu’exercent les rhétoriques islamistes et populistes sur les catégories sociales précarisées. Malheureusement, cela n’a pas été le cas depuis 2011, le personnel politique ayant pour seul horizon son maintien ou son accès au pouvoir. Les gouvernements successifs ont gouverné à vue, cherchant à construire d’éphémères alliances pour conforter leur assise en faisant fi le plus souvent des convictions qu’ils ont affirmé être les leurs. Or ce sont des réformes de fond qu’il faut mener pour consolider les acquis démocratiques et fournir aux Tunisiennes et aux Tunisiens les outils leur permettant de lutter contre toutes les formes de régression. La réforme de l’enseignement est une priorité, elle n’est pas menée. La culture est le parent pauvre de la politique de même qu’une éducation à la citoyenneté. Mais, pour que l’ensemble des Tunisiens s’approprient la culture démocratique, les sphères dirigeantes doivent donner l’exemple. Là encore, ce n’est pas le cas. Or, effectivement, les femmes ont tout à perdre dans les situations de crise et dans les petits arrangements politiciens. La crise, le plus souvent, accroît les replis conservateurs dans lesquels une partie de la population croit trouver des remèdes aux inconnues du temps présent. Et, comme on l’a vu pour les débats autour de l’égalité successorale, cette réforme indispensable a été sacrifiée sur l’autel des tactiques politiciennes.

KHADIJA CHÉRIF : Les féministes, et en général la société civile ne sont pas essoufflées. Mais la bataille est dure, nous devons nous battre sur plusieurs fronts. Les gouvernements successifs et la classe politique sont plus préoccupés par leur carrière, de se maintenir au pouvoir que de résoudre les problèmes de la crise économique. Rien ou presque rien n’a été entrepris pour réduire les inégalités sociales et régionales, peu de réformes ont été menées. C’est le tout libéral qui l’emporte. Les islamistes participent à ce choix économique. Quand ils font du social c’est pour un but idéologique. Ils mènent un travail de formatage des esprits, à travers des écoles coraniques et des jardins d’enfants islamiques. Non mixité, petites filles voilées ! La mise en garde de Simone De Beauvoir est juste et pertinente. Nous constatons une féminisation accélérée de la pauvreté, les femmes payent le prix fort en termes de chômage, marginalisation, exclusion. Comme toujours et partout dans le monde, hélas ! Les Tunisiennes n’y échappent pas. Les conséquences sont sérieuses sur le mode de vie des Tunisiens et en premier des femmes. Loin d’être découragées et essoufflées, Il y a une vigilance accrue de la part des féministes, et de la société civile pour faire face à ce danger. Elles s’adressent, sans cesse, aux institutions et à l’État pour que des réformes de fond soient entreprises autant socio-économique, que du système éducatif et culturel pour sauver « le modèle tunisien », si modèle il y a. Nous voulons freiner la régression des esprits et des mœurs qui s’installe et se nourrit de la crise. 

LATIFA LAKHDHAR : La société civile est très vigilante par rapport à ce risque, sachant que l’histoire a toujours confirmé cette règle. Effectivement, il est confirmé que sont ciblés dans les moments de crise ceux et celles à qui est octroyé un statut de minoritaire, même quand ceux-ci représentent la moitié de la société en l’occurrence ici, les femmes. Beaucoup d’indicateurs sur le plan social et économique -qu’on n’a pas besoin d’évoquer pour ne pas alourdir le propos— le confirment pour la Tunisie. Sur le plan sociéto- culturel, tous les acteurs du conservatisme se sont donnés libre cour pour s’acharner contre la liberté des femmes, des salafistes qui, surtout au moment où la troïka était au pouvoir, pourchassaient dans la rue et dans les quartiers populaires les femmes ne portant pas le voile pour « manquement religieux », des femmes islamistes qui n’en pensent pas moins et dont l’une, actuellement maire, s’est attaquée aux mères célibataires les considérant comme « une infamie et une offense à la société »…., C’est pourquoi, il est primordial pour les femmes que le pays dépasse cette situation de morbidité que lui impose l’état de transition et qu’il retrouve sa santé économico-sociale ainsi que l’élan moderniste qui était au fondement de son histoire post-coloniale.

HEJER CHARF : Est-ce que le projet de loi sur la parité dans l’héritage, initié -un peu par calcul politique- par le président défunt Béji Caïd Essebsi, est menacé d’échec à cause de cette situation politique difficile et de cette année de double scrutin législatif et présidentiel ? La Tunisie n’est pas un État laïc ; l’article 1 de la constitution stipule que l’islam est sa religion. Pensez-vous que cet État séculier, où l’islam reste un repère symbolique signifiant, fragilise le CSP et les droits des femmes même si le projet de loi sur la parité dans l’héritage était adopté ?

SOPHIE BESSIS : Je te l’ai dit, la loi sur l’égalité successorale n’est plus à l’ordre du jour. Il faudra attendre la composition de l’assemblée issue des prochaines élections législatives pour voir si un nouveau rapport de forces se dégage en sa faveur. Je ne suis pas très optimiste car, bien au-delà des islamistes, une bonne partie des forces politiques et de la société sont hostiles à cette réforme qui touche à l’essentiel, c’est-à-dire au pouvoir économique masculin. Cela dit, le débat n’est pas clos. Les féministes tunisiennes ne lâcheront pas ce dossier et continueront à vouloir mettre fin à ce scandale inégalitaire. Jusqu’à ce qu’elles y parviennent.

KHADIJA CHÉRIF : Il est clair qu’il reste peu d’espoir de voir l’Assemblée voter le projet de loi relatif à l’égalité successorale aujourd’hui. Le retard pris par la commission à le programmer et cette période pré-électorale pour les présidentielles et législatives en sont en grande partie la cause. Les calculs politiques et l’absence de courage de ceux qui avaient affirmé leur adhésion au projet de loi contribuent à cet échec. Malgré cette déception il faut relever le fait que le débat autour du projet a été d’une importance capitale. Il a sorti cette question de sa sacralité ; elle est devenue un sujet d’échange et de confrontation dans presque toutes les familles, et au niveau national. Il faut attendre la nouvelle législature, et compte tenu du rapport de force qui se dégagera, établir une nouvelle stratégie, si nécessaire. D’ores et déjà nous allons poser la question pendant la campagne électorale, et en faire un point essentiel pour le choix des candidats. Nous voulons les responsabiliser, et nous assurer de leur engagement une fois élus. Sur la question de l’État laïc ou non, je te rappelle que l’article 2 précise que l’État tunisien est un État CIVIL. 

LATIFA LAKHDHAR : Effectivement, l’article premier de la Constitution de 2014, article qui se caractérise par une grande charge identitaire, pourrait être potentiellement contraignant pour les principes de liberté, d’égalité et de citoyenneté surtout pour des femmes lorsqu’on sait ce que l’orthodoxie islamique (que les islamistes prennent comme idéal) leur réserve, et disons que ceux qui, à l’époque, avaient imposé cet article 1 de la Constitution, l’avaient fait, entre autre, avec l’intention de contraindre la liberté des femmes. Mais, il faut savoir que les débats conflictuels au sein de la Constituante se sont étalés à tout l’espace public et que l’espace de ses acteurs s’est élargi pour impliquer une société civile qui a fait front avec les constituants progressistes et qui conscients, ensemble, des conséquences constitutionnelles que cela pouvait avoir, ont pu imposer l’article 2 qui définit, de la manière la plus explicite, la nature juridique de l’Etat tunisien en stipulant que : « L’Etat tunisien est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit. »

Pour être dans la logique du droit et dans sa rationalité, on peut dire, comme l’ont montré beaucoup de juristes-constitutionnalistes, que cet article 1 est inévitablement déterminé par le sens de l’article 2. Il va sans dire qu’un Etat civil est un Etat séculier, non religieux. Ainsi l’identitaire impliqué par l’article premier ne peut, en aucun cas être servi par les implications juridiques de l’article deux. Mais, d’un autre côté, me dirais-tu, le poids des rapports de forces politiques peut défier toute logique et toute rationalité, c’est pour cela, qu’en dernière instance, le sort du projet sur la parité dans l’héritage sera plus déterminé par le politique que par le religieux. Or sur un plan politique le pays est en train de naviguer à vue, rien ne lui est acquis « ni sa force, ni sa faiblesse » aurait dit le poète Aragon, donc comme disent les anglaisistes : Wait and see.

HEJER CHARF : Chaml, un groupe de jeunes féministes sont « désirantes de déconstruire le mythe de "La femme tunisienne". » Il existe de plus en plus de collectifs de jeunes féministes tunisiennes, comme l’association Chouf, et autres. Beaucoup de ces nouvelles féministes se réfèrent aux études de genre (maintenant enseignées à l’université tunisienne), au féminisme intersectionnel, aux groupes racisés, aux théories décoloniales ; elles lisent Les subalternes peuvent-elles parler ? de Gayatri Spivak, elles citent Bell Hooks, Judith Butler… Ces jeunes féministes tunisiennes ne me semblent pas en rupture avec les féministes historiques mais elles prônent d’autres féminismes. Quel regard posez-vous sur ces féminismes ? Quelles sont vos relations avec les nouvelles féministes tunisiennes ?

SOPHIE BESSIS : Il convient de savoir ce que l’on met dans le terme de féminisme. Depuis quelques années on y met n’importe quoi : la religion, le voile, l’héritage colonial et bien d’autres thèmes encore. Revenons aux sources : les mouvements féministes dans le monde entier, dont la naissance remonte à plus d’un siècle en Occident et à presque un siècle dans certains pays arabes dont la Tunisie, ont toujours eu pour objectif de mettre fin à la domination patriarcale et de parvenir à l’égalité entre les sexes. Voilà, d’abord, et pourrait-on dire seulement, ce qu’est le féminisme. Il n’en demeure pas moins qu’il prend des formes différentes selon les sociétés dans lesquelles oeuvrent les mouvements qui s’en réclament car les priorités ne sont pas les mêmes. C’est ainsi que, chez nous, le combat pour l’égalité en droit n’est pas terminé alors qu’elle est acquise dans une bonne partie des pays occidentaux. Par ailleurs, la condition des femmes n’est nulle part uniforme : les formes de l’oppression qu’elles subissent sont différentes selon le groupe social ou ethnique auquel elles appartiennent et des opressions peuvent s’ajouter l’une à l’autre. Ainsi, les femmes des couches aisées ne subissent par l’exploitation dont sont victimes celles des classes populaires. Dans les pays où existe une diversité raciale ou ethnique comme aux Etats-Unis, la ségrégation vient s’ajouter à l’oppression économique et sociale. C’est pourquoi le concept d’intersectionnalité développé au départ par les féministes noires américaines a beaucoup apporté à la mouvance féministe en soulignant la diversité des formes d’oppression et les inégalités existant au sein de la population féminine elle-même. Cette notion a donné naissance à la définition d’un féminisme social et d’un féminisme dit des "racisées" qui définit des priorités différentes selon les groupes auxquels les femmes appartiennent.

Cela dit, il ne faut pas tout confondre. L’intersectionnalité ne conduit pas forcément au "féminisme" décolonial qui est, lui, une forme dévoyée du féminisme. Né dans les pays occidentaux, il est le fait de groupes sociaux éduqués issus de l’immigration et ayant en partie gravi l’échelle sociale dans leurs pays, mais insatisfaits de la lenteur de leur ascension. Ils mettent leur insatisfaction, souvent légitime, sur le dos de la "nature" coloniale des Etats occidentaux. S’il n’est pas question d’occulter les héritages négatifs de l’histoire coloniale, cette dernière ne peut pas non plus être invoquée pour tout expliquer et servir de paravent à des réclusions identitaires qui enferment encore davantage les femmes issues de l’immigration au sein de leurs structures communautaires. Les théories décoloniales ont essentialisé l’Histoire en faisant de la "colonialité" un quasi-invariant historique et en ne lisant la réalité qu’à travers ce prisme. Les rhétoriques identitaires de leurs défenseur.e.s les conduisent à exonérer les hommes "racisés" de toute conduite machiste - laquelle quand elle existe serait une conséquence directe de l’oppression coloniale, ce qui est absurde - et à défendre le port du voile mué en étendard de la revendication identitaire. Ce faisant, elles nient en outre toutes les problématiques liées à l’histoire longue et aux évolutions post-coloniales. En refusant de prendre en compte la complexité du réel, elles ne combattent pas réellement pour la liberté des femmes issues de l’immigration. Par ailleurs, les questions qu’elles soulèvent sont loin des préoccupations des femmes du sud de la Méditerranée. Mais leurs rhétoriques peuvent séduire dans la mesure où il est toujours commode de trouver des coupables aux problèmes que l’on rencontre. Les puissances occidentales ont d’écrasantes responsabilités dans la situation de domination que vivent nombre de pays du Sud. Mais exonérer les pouvoirs et les sociétés du Sud de leurs propres responsabilités n’est pas leur rendre service.

KHADIJA CHÉRIF : Les nouvelles associations de jeunes féministes dans leur majorité, ne sont pas en rupture avec celles que l’on appelle « historiques », de mon point de vue. Je trouve qu’elles participent à l’enrichissement de la réflexion et des débats, et qu’elles apportent de nouvelles manières de militer, et notamment sur le plan culturel. Mais nos buts sont les mêmes : combattre le système patriarcal. Les arguments de lutte contre les discriminations, des groupes de l’intersectionnalité, des groupes des femmes racisés… c’est-à-dire que les discriminations à base de classe , de race ne peuvent être dissociées et sont les nôtres sans être exclusifs. Notre lutte est aussi intersectionnelle et transversale, cette approche a fait avancer la cause des femmes et a permis de rendre visible les multiples discriminations qui se renforcent les unes par les autres. Il a été souvent relevé que les discriminations à l’égard des femmes est la situation la mieux partagée dans le monde. Les discriminations diffèrent d’un pays à l’autre, d’une classe à l’autre ou d’un groupe à l’autre. Ce qui pose problème pour moi, c’est la revendication de « décoloniser le féminisme » ; ceci risque de sacrifier l’universel au profit du spécifique et de l’identitaire. Et plus encore, certaines militantes se réfèrent à ce mouvement pour mettre en cause la légitimité historique du mouvement féministe maghrébin, et notamment tunisien.

LATIFA LAKHDHAR : Toutes les expressions féministes en lutte pour sauvegarder, accomplir et parachever le long processus d’émancipation et de liberté des femmes à partir des problématiques spécifiques aux genres et à ce que C.L. Strauss appelle « l’invariant anthropologique universel » à savoir le système patriarcal, ne peuvent être que d’un apport enrichissant à ces luttes. Cependant, il y a des courants qui s’énoncent d’emblée comme courants conflictuels avec le féminisme que la question nomme « traditionnel ». En ce sens, celui qui apparemment voudrait se démarquer et être le plus clivant, est le féminisme décolonial qui se présente comme une réaction au féminisme universaliste qu’il n’hésite d’ailleurs pas de traiter de tous les noms de l’infamie en le nommant féminisme blanc, bourgeois, colonial….. Or, en suivant à la fois, les arguments de cette théorie de féminisme décolonial, les paradigmes qu’il construit à propos des sociétés « du Sud » et de leurs cultures, son lien au contexte politique mondial et aux nouveaux enjeux géopolitiques du monde, on constate qu’il représente plus une stratégie qu’une réaction. Il est lié aux thèses des experts néo-orientalistes qui, dans le but de promouvoir l’islam politique, pour ce qui concerne nos pays, enjambent plus de deux siècles de pensée universaliste, à fin de nous ramener encore une fois à l’exceptionnalisme, au relativisme et au déterminisme culturels, qui étaient de l’essence même de la politique colonialiste. Souvenons-nous que pour la Tunisie par exemple, le colonialisme français a réformé toutes sortes de droit (pénal, foncier, administratif…) ; mais il s’est bien gardé de toucher à celui régissant le rapport entre les hommes et les femmes au nom justement du « droit à l’identité ». Alors, « décolonial » ?, je n’en suis pas très sûre, par contre je crains réellement que cela représente une fausse piste et une perte d’énergie. 

HEJER CHARF : La scène politique en Tunisie est déplorable. Elle est en rupture totale avec les besoins de la société et les aspirations de la révolution. Des politiciens opportunistes, immoraux et chantres du néolibéralisme. La classe politique est en continuité avec l’ancien système dont elle est issue -même le nouvel arrivant, le premier ministre Youssef Chahed soutenu par les islamistes, est un neuf-vieux-.Y a-t-il une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques qui est en train d’émerger ? Une jeune classe politique qui romprait avec le passé et serait capable d’amorcer un nouveau modèle économique et politique ?

SOPHIE BESSIS : Il est évident qu’une nouvelle génération post-2011 est en train de se former à la chose politique, en particulier au sein d’une société civile très dense et très active, qui prend en charge nombre de domaines désertés par l’action publique. Mais ce n’est pas parce qu’une nouvelle génération a vocation à succéder à l’actuel personnel politique que les choses changeront forcément. La jeunesse n’est pas homogène. Elle est elle aussi fracturée par des clivages économiques, sociaux, culturels et l’avenir sera à bien des égards déterminé par les rapports de force politiques et sociaux qui s’instaureront dans les prochaines années. Pour reprendre la question de Gayatri Spivak dans un autre contexte : les subalternes de la société tunisienne pourront-ils parler, se faire entendre, participer à la définition d’un projet socio-économique, ou resteront-ils à la marge ? Là est la question essentielle au-delà du nécessaire renouvellement du personnel politique tunisien.

KHADIJA CHÉRIF : La scène politique est déplorable, inquiétante. Le décès du Président a montré un spectacle affligeant dans la course à la candidature. Nous sommes dans une situation critique de deux contre -révolutions en marche : le retour des anciens et l’islam politique. Face à eux, division et éclatement des démocrates. Étant de tempérament optimiste, je pense que nous vivons les derniers soubresauts de cette classe politique vieillissante en âge et en esprit. Quant à l’accès des jeunes au pouvoir et précisément celui du chef du gouvernement, ce n’est pas encourageant voire bien décevant, mais on ne peut condamner tous les jeunes. Nous observons des jeunes dans tous les domaines qui ont beaucoup de talent, créatifs, innovants y compris dans le domaine politique. Ils sont en train de poser les fondements d’une nouvelle société. Ce qui me rend optimiste par rapport à la situation actuelle, c’est que rien n’est joué. Les résistances sont nombreuses aux stratégies des fondamentalistes, des religieux, des conservateurs, et de la peur du changement qui est, nous le savons, très répandue. L’utopie d’une société « exemplaire » démocratique, qui m’a portée depuis de si longues années est partagée aujourd’hui par la jeune génération qui saura faire le travail aussi bien que nous, sinon mieux. J’y crois, parce que je crois que la vie gagne tous les combats contre les idées mortifères.

LATIFA LAKHDHAR : Franchement, je ne vois rien venir dans ce sens et j’avoue que nous sommes empêtrés dans un schéma qui s’est imposé à nous tous, une fois passés les premiers moments de la révolution. Car souvenons-nous, à l’origine cette révolution avait pour cause primordiale la fracture régionale qui exprimait la dimension la plus grave de la cassure sociale en Tunisie. Certains avaient considéré, à raison, que la révolution du 14 janvier 2011, celle de la capitale et des grandes villes, avait confisqué la révolution du 17 décembre 2010 qui s’est déclarée dans les régions. La suite des événements avait achevé ce processus en marginalisant sérieusement ces premiers acteurs de la révolution qui, en plus, étaient en grande partie très jeunes. Depuis, les choses se sont affirmées dans le sens d’une « révolution réformiste » qui s’est faite par le droit tout en se basant sur les cadres de l’ancien Etat. Au final, la situation a bizarrement fait que, d’un côté, ceux qui étaient acteurs du changement n’ont pas pu accéder au politique et que, de l’autre, ceux qui ne portent pas de vrai projet de changement forment la plus grande partie de la classe politique agissante. Mais, savoir que nous ne sommes qu’au début d’une nouvelle page d’histoire qui s’ouvre pour nous, pourrait nous permettre, d’un autre côté, d’avoir une marge d’optimisme n’est-ce pas ?

Hejer Charf

Blogueur sur Mediapart, France

Sophie Bessis

Féministe tunisienne.

Khadija Chérif

Féministe tunisienne.

Latifa Lakhdhar

Historienne et féministe tunisienne.

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