Édition du 10 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Études et mémoires

Mémoire sur les frais de scolarité des étudiantEs internationaux et internationale au Cégep

Depuis sa création, l’ASSÉ n’a cessé de se revendiquer d’une tradition organisationnelle, politique et syndicale qui remonte aux chartes d’Amiens et de Grenoble. Construite dans la lignée de l’ANEEQ et du MDE, l’ASSÉ n’a jamais eu peur d’affirmer qu’elle s’oppose à l’idéologie néolibérale, au dogme du marché et plus largement, à la vision mercantiliste contemporaine. Par conséquent, nous considérons la question des frais de scolarité des étudiants internationaux et étudiantes internationales1 comme un élément d’une vision plus large et différente de l’éducation et de la société.

L’éducation n’a pas toujours été considérée comme une marchandise. À vrai dire, ce phénomène est assez récent et débute dans les années 60, alors que certain-e-s économistes se réunissent dans le but d’uniformiser l’éducation à l’échelle mondiale pour faciliter son intégration, sa soumission au marché.

C’est suite à leurs travaux que débute, en 1998, le processus de Bologne, une entente pan-européenne visant à uniformiser les universités et adoptée par l’Allemagne, la France, l’Angleterre et l’Italie. C’est à ce moment que commence vraiment la colonisation de l’enseignement supérieur par le libremarché. On parle communément des « 3 piliers de Bologne », soit l’assurance-qualité, l’uniformisation des cursus et la division de la matière par crédit pour décrire les trois grandes mesures derrière cet accord.

La finalité du processus de Bologne est de créer un modèle où les travailleurs et les travailleuses sont formé-e-s spécifiquement en fonction des besoins des entreprises, où les universités se battent sur un marché mondial pour attirer le plus de « client-e-s » possibles, où les processus d’assurance-qualité font en sorte que l’on évalue périodiquement la formation donnée pour mieux la modifier et la rediriger sur les demandes futures des marchés dans un processus de rétro-ingénierie constant.

Depuis quelques années, on peut observer un changement graduel dans les mentalités des administrations des cégeps. Des coupures successives dans les budgets2 - alors que ceux-ci auraient dû augmenter selon la sacro-sainte notion d’inflation - ont en effet poussé ces dernières à s’engager lentement mais sûrement vers un plus grand autofinancement. La multiplication des AECsi, l’accent mis sur les CCTT (Centres collégiaux de transfert de
technologie) et la recherche dans les cégeps, et bien sûr l’augmentation de la « clientèle étrangère », plus lucrative que celle qui a droit à la "gratuité scolaire", n’ont été que des manières différentes d’aller renflouer les coffres d’établissements voyant leurs dépenses augmenter et leurs revenus chuter.

Selon nous, il est clair que la question des frais de scolarité des étudiant-e-s internationaux et internationales est directement liée au processus de marchandisation et de mondialisation de l’éducation à la sauce Bologne. À l’instar des universités, les directions collégiales et la Fédération des cégeps veulent leur part du gâteau ; peu rentable actuellement du fait que plus de la moitié des étudiant-e-s internationaux et internationales ont droit à la "gratuité scolaire", elles y voient tout de même une niche à développer à long terme pour « tirer profit de cette nouvelle clientèle »ii et ainsi renflouer leurs coffres.

Ceci dit, nous voyons d’un oeil positif le fait d’accueillir plus d’étudiants internationaux et d’étudiantes internationales dans nos cégeps. Nous considérons cependant qu’il faut éviter de le faire dans le cadre de l’application du processus de Bologne à l’éducation post-secondaire québécoise. On peut donc aborder la question des frais de scolarité sous deux aspects différents, soit l’économique et le social.

Aspect économique

Le ministère établit les frais de scolarité selon trois catégories d’étudiants et d’étudiantes : les étudiant-e-s résident-e-s du Québec, les étudiant-e-s canadien-ne-s ou résident-e-s permanent-e-s du Canada et les étudiant-e-s internationaux et internationales.iii Seul-e-s les étudiant-e-s canadien-ne-s et internationaux et internationales paient des frais supplémentaires. Dans le cas des étudiant-e-s internationaux et internationales, le MELS tente de « proposer des droits qui reflètent les coûts réels, tout en [demeurant] compétitifs sur le marché ».iv

On peut en comprendre que l’objectif est que les étudiant-e-s internationaux et internationales paient ce qu’ils et elles n’auront pas contribué par l’impôt. En 2003-2004, les montants prélevés au collégial représentaient 5% du produit des droits supplémentaires des étudiant-e-s internationaux et internationales – universitaires compris-e-s.v Nous n’avons pas de raison de croire que cette proportion ait augmentée, au vu des variations d’effectifs observées et de la proportion d’étudiant-e-s exempté-e-s des frais. Selon les données recueillies par le CCAFE, le montant récupéré par le ministère (90%) et les établissements (10%) s’élevait à 4,9M$ en 2006-2007.vi En 2011-2012, le CCAFE établissait ce montant, à l’aide d’hypothèses de croissance des effectifs et de hausses des droits, à environ 6M$.vii

D’après une étude présentée au ministère des affaires étrangères et du commerce international du Canadaviii, les étudiant-e-s internationaux et internationales en séjour prolongé dans les écoles de la catégorie « Métier »3 et « Autre post-secondaire »4, ont en moyenne des dépenses de 16 220$ par année uniquement pour les dépenses reliées à la scolarité, ce qui inclut les droits supplémentaires et les frais de scolarité dans les établissements privés.ix On peut y ajouter les divers frais de subsistance qui s’élèvent à 12 305$ par année pour les mêmes catégories et période.x En tout, cela s’élève à une contribution à l’économie québécoise de 28 525 $ par année en moyenne. Les auteur-e-s de l’étude établissent le montant total de la contribution de l’ensemble des étudiant-e-s internationaux et internationales à l’économie à 129 064 000 $5 par an pour les catégories « Métier » et « Autre postsecondaire ».xi

Il faut ajouter à ces sommes les dépenses touristiques liées aux visites des membres de la famille et des proches. La même étude évalue ce montant pour l’ensemble des étudiant-e-s internationaux et internationales à 43 881 570$.xii En considérant que les étudiant-e-s internationaux et internationales au Québec dans les catégories correspondant à notre réseau collégial représentent 12,9% du total des étudiant-e-sxiii, on arrive au montant de 5 660 723 $. Ces montants additionnés, c’est-à-dire les dépenses des étudiant-e-s pour leurs études s’élevant à 129,1M$ environ et les 5,7M$ de dépenses touristiques de leur famille et proches, sont beaucoup plus importants que les 6M$ récupérés directement par le ministère.

Nous faisons donc l’hypothèse que la réduction des frais de scolarité des étudiant-e-s internationaux et internationales compenserait une bonne partie de la perte de revenus des frais de scolarité pour le ministère de l’éducation. Nous le pensons d’une part parce qu’une partie de ces montants se retrouveraient dans les dépenses de subsistance mentionnées ci-haut, les étudiant-e-s étant en mesure de dépenser plus pour mieux se loger, se nourrir et vivre au quotidien, et d’autre part parce qu’il y aurait vraisemblablement une augmentation du nombre d’étudiant-e-s internationaux et internationales et donc une augmentation des dépenses mentionnées plus haut.

En effet, on peut remarquer que la catégorie des étudiant-e-s qui ont droit à des exemptions de frais supplémentaires en vertu d’accords avec des pays étrangers, notamment la France et ses DROM-COM6, est celle qui a le plus augmenté dans les dernières années.7 La corrélation ayant été établie entre la fréquentation des établissements d’éducation et les frais de scolarité,xiv nous expliquons en partie cette évolution par l’absence de frais de scolarité pour les étudiants et étudiantes exemptés. Selon nous, le même genre d’augmentation serait donc appelée à se reproduire si la gratuité scolaire était appliquée à l’ensemble des étudiant-e-s internationaux et internationales.

La question du taux de rétention des étudiant-e-s internationaux et internationales est également intéressante. En effet, d’après les données reprises par une étude du CIRANO, un peu plus de 30% des étudiant-e-s internationaux et internationales décident de s’établir au Québec après leurs études.xv On peut donc considérer que, tel que corroboré par plusieurs études européennes,xvi l’éducation est un excellent facteur d’intégration des immigrant-e-s. Une fois de plus, nous pensons qu’appliquer les même tarifs aux étudiant-e-s internationaux et internationales qu’aux résident-e-s du Québec augmenterait ce taux de rétention et aiderait grandement à l’intégration future de travailleuses et de travailleurs à la fois éduqué-e-s et qualifié-e-s.

De surcroît, nous considérons que les orientations du MELS, telles que reproduites par le CCAFExvii, nous apparaissent contradictoires avec les orientations de la Politique internationale du Québec.

Il s’agirait notamment de xviii :

4. Promouvoir l’identité et la culture du Québec

5. Contribuer à l’effort de solidarité internationale

En effet, pour répondre à ces points en particulier, le nombre d’étudiant-e-s internationaux et internationales devrait augmenter et provenir de tous les pays. Or, on observe depuis 2004 une hausse rapide de la proportion d’étudiants-e-s détenant la citoyenneté française8 au détriment de ceux et celles provenant d’autres pays.xix Il faudrait donc tenter de diversifier la provenance des étudiants et étudiantes.

Pour nous, il s’agit donc que les étudiant-e-s internationaux et internationales paient les mêmes frais que les étudiants et étudiantes québécois-e-s : il existerait donc toujours des frais liés à leur accueil et intégration. Cette tentative de diversification, couplée au défi de l’intégration des étudiant-e-s internationaux et internationales, particulièrement en région, où les structures d’accueil sont plus rares que dans les centres urbains, pourrait être mise en place par un financement accru dans ces cégeps de la part du MELS, le tout s’inscrivant dans un plan de revitalisation à long terme de ces institutions d’une importance primordiale pour le développement des régions.

Pour déterminer les montants impliqués, on peut déjà observer les financements existants. Les cégeps récupèrent 10% des droits supplémentaires dans le régime actuel.xx Le montant à investir suite à une abolition des frais de scolarité pour les étudiant-e-s internationaux et internationales, pour l’ensemble des cégeps publics, représenterait donc environ 240 000 $ et 250 000$ pour les établissements privés subventionnés.xxi

Aspect social

L’accueil des étudiant-e-s internationaux et internationales a également un effet social positif qu’il faut considérer dans notre analyse de la question. Comme le mentionne entre autres la Fédération des cégeps xxii, la présence des étudiant-e-s internationaux et internationales peut en effet favoriser la « diplomatie du savoir » chez les résident-e-s du Québec, soit « la capacité et le désir de travailler ensemble et de partager le savoir que nous acquérons et affinons à travers les disciplines et à travers les frontières afin d’améliorer ensemble la condition humaine ».9

Ainsi, leurs expériences et leurs vécus, souvent bien éloignés des québécois-e-s, peuvent apporter une vision des choses différentes et donner un regard nouveau sur plusieurs questions. Cela peut, par exemple, mener à des cours de politique étrangère tout à coup incroyablement plus intéressants du fait que le professeur ou la professeure peut se référer à un événement vécu par une personne dans la classe et lui demander de commenter, ou alors par une percée scientifique importante par l’utilisation de connaissances ou de théories laissées de côté dans l’éducation québécoise, mais mise de l’avant ailleurs dans le monde.

Dans une société tendant de plus en plus vers une diversification ethnique comme le Québec, l’ouverture d’esprit et l’altérité sont des valeurs qu’il importe de mettre de l’avant ; on a pu voir le MELS tenter d’aller dans cette direction avec l’implémentation des cours d’éthique et culture religieuses il y a quelques années.10 Dans le même esprit, la diversification de la population dans les cours au cégep peut permettre de continuer dans cette voie et aider à créer une société non pas tolérante, c’est-à-dire qui accepterait des comportements qu’elle désapprouve, mais bien respectueuse, qui comprendrait et partagerait les valeurs des autres.

Conclusion

Il importe donc pour l’ASSÉ de permettre à un nombre plus grand d’étudiant-e-s internationaux et internationales d’étudier au Québec d’égal à égal avec les étudiant-e-s résident-e-s au Québec. Nous souhaitons une diversification de leur provenance et l’application de la gratuité scolaire complète pour ceux-ci et celles-ci, tant pour des raisons économiques que sociales, et ce dans le but de bâtir à long terme une société meilleure au Québec et partout ailleurs.

Il nous paraît également essentiel de reprendre l’éducation des mains du marché et de l’entreprise privée pour lui insuffler à nouveau l’idéal humaniste qu’elle porte et la sauver d’un naufrage déjà bien avancé. En ce sens, le financement par l’État des établissements d’éducation post-secondaires privés, dont les cégeps privés font partie, représente pour nous une aberration dans un système public. Ainsi, l’augmentation de la proportion des étudiant-e-s internationaux et internationales dans le privé xxiii, attiré-e-s par des prix plus bas qu’au public, nous inquiète.

Notes

1 Nous préférons ici le terme international plutôt qu’étranger car ce premier met moins l’accent sur la différence et est connoté plus positivement.

2 Mentionnons entre autre la loi 100, la révision budgétaire de mai 2011 ainsi que les révisions budgétaires du 15 septembre 2011.

3 Il s’agit, pour le Québec, des programmes professionnels des cégeps publics et des établissements privés
post-secondaires en général.

4 Il s’agit, pour le Québec, des programmes préuniversitaires des cégeps publics ou des établissements privés.

5 Il s’agit de 30 870 000 $ pour la catégorie « Métier » et 98 194 000 $ pour la catégorie « Autre post-secondaire ».

6 Départements et régions d’outre-mer - Collectivités d’outre-mer

7 Soit une augmentation de 311% pour la période 2004-2007, alors que les étudiant-e-s venant d’autres pays ont augmenté de 105% sur la même période.

8 De 20,0% en automne 2004 à 42,5% en automne 2007

9 M. David Johnston, gouverneur général, lors du discours d’ouverture au Congrès des Amériques sur l’éducation internationale, à Rio de Janeiro, au Brésil, le 26 avril 2012

10 Ceci n’est pas une prise de position sur l’implantation du cour, l’ASSÉ n’ayant aucune position sur la question.

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