Dans ce cadre, émerge aussi la question fondamentale de l’étroite articulation existant entre l’universalité des services publics et l’impôt sur le revenu des particuliers (IRP). J’entends réaffirmer ici le rôle prépondérant de ce dernier comme moyen d’assurer, à long terme, le retour à la collectivité, par les étudiantes et étudiants, d’une partie des avantages que leur procurerait la gratuité universitaire. Et cela vaut pour tout service qu’une société décide de dispenser à ses membres en fonction de leurs besoins, critère de distribution des services publics correspondant à un véritable idéal de solidarité sociale.
Le non recours au financement par l’IRP : un blocage idéologique
On l’a évoqué à maintes reprises, y compris du côté du mouvement étudiant, l’IRP est une proposition de financement des universités opposée à celle du gouvernement québécois, qui consiste en un endettement accrû des étudiantes et étudiants. Comme le soulignent Max Roy et Louis Gill, la contribution nette des étudiants prévue pour 2016- 2017 pourrait être versée aux universités sans coût supplémentaire pour le gouvernement par le seul ajout d’un palier d’imposition au taux de 28 % sur les revenus des particuliers supérieurs à 125 000 $ ; la gratuité universitaire (un coût de 580 millions $, soit 8 dixièmes de 1 % des revenus budgétaires de 2012-2013) pourrait être financée par la seule pleine imposition des gains de capital des entreprises et des particuliers (et il y aurait surplus)1. Mais pourquoi le gouvernement a-t-il depuis longtemps écarté cette option ?
Cela vient de ce que, depuis une trentaine d’années, le Québec a choisi, à l’instar de nombreux pays répondant au chant des sirènes du néolibéralisme et des théories économiques qui le cautionnent scientifiquement, de diminuer la progressivité, entre autres, du barème d’imposition2. Ainsi, ce dernier comptait, en 1988, 16 paliers (de 13 % à 28 %), comparativement à trois aujourd’hui (16 %, 20 % et 24 %). Au Canada, le taux d’imposition marginal supérieur est passé de 43 % en 1981 à 29 % en 2010 ; alors que, tel que le souligne l’OCDE, le 1 % des plus riches a vu sa part du revenu total passer de 8,1 % en 1980 à 13,3 % en 2007. Cependant, le barème fédéral compte toujours quatre paliers (15 %, 22 %, 26 % et 29 %). En ajouter un au Québec n’aurait donc, en soi, rien d’incongru.
Mais le blocage idéologique est trop fort : le modèle de citoyenneté
néolibéral obéit à une autre logique. Le remboursement proportionnel au revenu permettra l’endettement étudiant qui est, lui-même, la condition de la marchandisation des services publics. La prochaine étape sera la modulation des frais de scolarité selon les soi-disant coûts réels des formations. Après la « juste part », le « juste prix », qui entraînera de nouvelles hausses de frais, d’autant plus marquées qu’elles concerneront les trajectoires privilégiées par les élites (médecine, « sciences dures », etc.). La reproduction des hiérarchies sociales n’en sera que mieux assurée, de même que le processus transformant l’utilisateur des services d’éducation de citoyen en client.
Une voie opposée : la mise en cohérence de deux principes d’équité
Une voie opposée consiste à renforcer l’universalité des services publics et la
progressivité de l’IRP. Tout d’abord, l’universalité des services publics signifie, dans le cas de l’université, l’accès de toutes et tous à une éducation gratuite ou à très faible coût.
L’universalité renvoie principalement à l’équité horizontale. Selon l’une des déclinaisons de ce principe de justice, on reconnaît que certaines situations (avoir des enfants ; être âgé ; être aux études, etc.) entraînent une charge financière accrue qu’il est légitime, socialement, de compenser partiellement. Ce peut être parce que la société retire des bénéfices de l’octroi universel de ces services. Mais c’est surtout parce que lesdites situations menacent la sécurité économique des personnes concernées. S’éduquer comporte des coûts directs (droits de scolarité, achat de livres et de fourniture scolaire, frais de transport, etc.). Supprimer les frais de scolarité est donc une façon pour l’État d’atténuer la réduction du niveau de vie consécutive au paiement de ces coûts.
Mais, on a tendance à l’oublier dans le débat actuel, il existe une autre portion, autrement plus significative que la précédente, des coûts reliés aux études : ceux qui sont indirects et qui consistent dans le manque à gagner associé aux études. Le travail des étudiants étant, par définition, d’étudier, il remplace l’emploi qui, à la différence de l’activité de formation, procure des revenus. C’est de ce double point de vue que le coût des études risque d’être prohibitif pour les personnes les moins bien nanties, expliquant, en partie, leur présence relativement plus faible à l’université. Ce sont elles qui risquent de ne pouvoir se livrer à une activité d’études à l’université, de l’abandonner en cours de route ou de la pratiquer avec moins d’intensité en raison de l’obligation d’occuper, parallèlement, un emploi (cette dimension de la qualité de l’activité d’étude, qui requerrait, pour être évaluée, le développement d’indicateurs, comme cela a été fait en matière de qualité de l’emploi).
Cette perspective peut donner du sens à la politique suivie par un pays comme le Danemark, qui, non seulement n’impose aucun frais d’inscription dans les établissements éducatifs publics, mais, de plus, accorde en bourses et en prêts une aide financière substantielle à tous les étudiantes et étudiants âgés de 18 ans et plus. On y voit généralement l’approfondissement de l’application de la logique universaliste, couvrant, cette fois, les frais de subsistance. D’aucuns préconisent cependant ce type de politique en tant que forme de compensation du manque à gagner salarial, à partir d’une conception large du statut de salarié. De ce point de vue, une telle politique obéirait encore à une logique d’équité horizontale, s’apparentant dans ce cas, avec les réserves qui s’imposent, à l’assurance sociale, laquelle est une technique de la sécurité sociale permettant le remplacement d’une proportion donnée du salaire antérieur (ex. assurance emploi, assurance parentale, rentes du Québec, etc.).
En somme, une politique universelle supprimant les frais de scolarité est équitable, car elle pose comme seul critère d’accessibilité aux services d’éducation le fait d’en avoir besoin. Cette compensation reste très partielle eu égard à l’ensemble des coûts consentis, ne touchant que les coûts directs. Dans cette optique, la revendication de suppression des frais de scolarité portée par le mouvement étudiant, n’est pas radicale politiquement puisqu’on l’a vu, une société peut donner à la solidarité un sens beaucoup plus extensif (même en considérant l’ensemble de notre programme de prêts et bourses, avec les crédits d’impôt l’accompagnant).
Ajoutons que l’universalité comporte d’autres avantages, dont le fait d’éviter la stigmatisation causée par les politiques ciblées sur les pauvres et de favoriser la cohésion sociale : plus les politiques sociales couvrent un large spectre de la population, mieux elles sont, en général, supportées politiquement, parce qu’un plus grand nombre de personnes en bénéficient. Cela est une leçon des pays nordiques en matière de sécurité sociale, ces derniers étant ceux qui ont le plus développé l’approche universaliste dans la distribution des transferts et des services publics.
Comme l’universalité subventionne indirectement les classes aisées, dont les enfants fréquentent l’université en proportion relativement élevée, un autre levier doit intervenir pour atténuer cette régressivité. On parle alors de l’objectif d’équité verticale. Ce dernier principe renvoie à la distribution qui s’opère entre les classes de revenu, des riches vers les pauvres. Ce levier, c’est l’IRP, qui est le seul prélèvement fiscal dont la caractéristique est de favoriser une plus forte récupération fiscale en provenance des classes aisées, en raison de sa structure de taux s’élevant avec le revenu. Ce dernier s’avère ainsi le complément indispensable de l’universalité des services d’éducation mais, plus encore, de l’ensemble des transferts et services publics universels (pension de la sécurité de la vieillesse, services de garde à la petite enfance, soins à domicile aux personnes âgées, etc.).
Plus qu’un mode de financement alternatif, l’IRP solidarise à long terme le remboursement des coûts de l’éducation supérieure : le lien social en vertu duquel les plus nantis paieront leur « juste part » est pérennisée, car, bien au-delà des années de remboursement de leur prêt étudiant, c’est durant toute leur vie professionnelle que les enfants issus des classes aisées verseront leur dû à la société. Le financement est collectif et mieux prévisible, plutôt qu’individuel et aléatoire, comme dans le cas de formule comme le remboursement proportionnel au revenu, assurant ainsi au contrat social une plus grande stabilité. Enfin, plus forte sera la progressivité de l’IRP, en termes notamment de barème d’imposition et de fiscalisation du revenu, plus l’équité verticale, et le type de justice sociale qui lui correspond, sera efficacement assurée.
Renforcer l’universalité des services publics et la progressivité de l’IRP participe donc d’une même orientation de politique publique, tout comme la mise en cause actuelle de la première a été préparée par l’affaiblissement passé de la seconde. Cette dernière tendance doit être renversée. L’amélioration du modèle québécois de transferts et de services publics universels en dépend. Le dénouement durable de la présente crise sociale aussi.
Texte tiré du site Économie autrement : http://www.economieautrement.org/spip.php?article204
Notes
1 M. Roy, L. Gill. 2012. « Droits de scolarité. La réalité camouflée par les chiffres de la CREPUQ », SPUQ Info, Bulletin de liaison du Syndicat des professeurs et professeures de l’Université du Québec à Montréal, no 288, avril, p. 3 ; http://www.spuq.uqam.ca/documents/x_documents/298_spuq‐info_288.pdf.
2 Voir à ce sujet : S. Morel 2012. « Baisser l’impôt des plus riches : une réorientation s’impose », dans Bernard Élie et Claude Vaillancourt (coord.), Sortir de l’économie du désastre, austérité, inégalités, résistances, Réseau pour un discours alternatif sur l’économie, Éditions M, Montréal, p. 91-103.