Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

Noor Hindi, écrivaine américano-palestinienne : “Ce sol me tourmente sans que je l’aie jamais foulé”

Lettres de Palestine - La poétesse américaine d’origine palestinienne Noor Hindi signe un texte intime dans le magazine de gauche “The Nation”. Elle y confie sa difficulté à être palestinienne en Occident et son attachement à une terre qu’elle n’a pourtant jamais foulée. Un sentiment qui se transmet de génération en génération, tout comme la douleur de l’exil.

Tiré de Courrier international. L.égende de la photo : Displacement - Cette toile de 2020, signée du peintre Gazaoui Mohamed Alhaj, a été exposée à Londres dans une exposition consacrée à la Palestine. Lire l’article original.

[Cet article est extrait du dossier publié dans notre hebdomadaire daté du 7 mars 2024 (CI n° 1740). Une sélection de témoignages, de récits et d’images de poètes, d’artistes et d’intellectuels palestiniens, qui donnent à voir la vitalité et la richesse de la culture, de l’histoire et de l’identité palestinienne alors que le conflit entre Israël et le Hamas entre dans son sixième mois.]

Il n’y a pas longtemps, j’ai posé une question très simple à mon père : “Y a-t-il encore de l’espoir ?” J’étais dans notre cuisine, à Dearborn, dans le Michigan, en train de couper des mangues, et je le voyais dans le salon, comme à son habitude, les yeux rivés sur son téléphone, affaissé sur le canapé, les traits tirés. Il était déjà en train de regarder les infos.

Je ne suis jamais allée en Palestine. Mais je ne connais que trop bien le chaos des informations en provenance de notre terre. Ainsi que ce passé qui nous hante. Quand j’étais enfant, je m’endormais sur les genoux de mon père au son d’Al-Jazeera. Lors des réunions de famille, j’écoutais nos histoires : celle de ma grand-mère qui a survécu à la Nakba à 5 ans, l’enfance de mon père dans le camp de réfugiés de Kalandia [village situé en Cisjordanie occupée], les arbres que mon arrière-grand-père avait plantés autour de sa maison à Al-Koubab (aujourd’hui Ramleh), l’un des 418 villages palestiniens détruits entre 1948 et 1949.

Une nuit, l’année dernière, j’ai rêvé de la Palestine. Dans mon rêve, j’étais agenouillée aux côtés de mon père, et j’avais dans la bouche une poignée de terre de Palestine. Je me suis réveillée, tourmentée par une soif brûlante, un manque qui me serrait la gorge et me vidait physiquement.

Une perte insondable

Je connais très bien ce sentiment de perte insondable, le néant du chagrin, son emprise autour de mon cou. J’ai appelé mon père un peu plus tard dans la journée. “Nous irons en Palestine, lui ai-je promis. En octobre 2024.” Il n’a exprimé qu’une seule exigence : il voulait y aller en août “pour la saison des figues”, et je pouvais l’entendre sourire à l’autre bout du fil.

Je veux pouvoir goûter l’amertume de la terre de Palestine. Depuis des années, ce sol me tourmente sans que je l’aie jamais foulé. Je veux trouver le lieu exact de ma souffrance, les coordonnées spatiales de ce manque. Je l’appelle de toutes mes forces. Et dernièrement ce besoin est devenu impérieux.

Récemment, lors d’une manifestation à Dearborn, j’ai dû m’éloigner de la foule et me mettre à l’écart sous un arbre. J’avais du mal à reprendre mon souffle. Mon corps me jouait des tours, je suppliais mes pieds de s’ancrer dans le sol, de trouver du réconfort dans ce pays pour lequel je ne suis pas faite. J’ai vu un père essayer de rattraper son fils. L’enfant était pieds nus. Il riait à gorge déployée. Il avait ramassé une feuille rouge et la lançait dans les airs. Un condensé de joie pure et de vie. J’ignore quel avenir nous allons lui laisser.

Depuis des mois, les Gazaouis s’assurent que les violences que leur inflige Israël sont indiscutables. Bien avant de faire leur deuil, de constater l’étendue de tout ce qu’ils ont perdu, avant même de prendre Allah à témoin, ils sortent leurs téléphones pour tout filmer et tout prendre en photo.

Des images indescriptibles

Je ne veux pas redonner vie à ces images ici. Et décrire l’indescriptible. Mais voilà ce que je peux dire. En octobre, des médecins de Gaza ont tenu une conférence de presse à l’hôpital baptiste Al-Ahli Arabi. Ils étaient entourés d’une mer d’enfants morts, des petits corps enveloppés dans des draps blancs. Pourtant Israël continue d’en tuer des milliers d’autres. Sous les yeux du reste du monde.

En novembre, les enfants de Gaza ont tenu leur propre conférence de presse devant l’hôpital Al-Chifa. Ils s’exprimaient en anglais. Ils nous suppliaient de les protéger. Pourtant Israël continue d’en tuer des milliers d’autres. Sous les yeux du reste du monde.

Le deuil empêché

Sur Instagram, des Gazaouis comme Motaz Azaiza [il a depuis quitté l’enclave palestinienne] et Bisan Owda, armés seulement de leur téléphone et de leurs témoignages, documentent leur propre génocide. Les bombardements incessants, les déplacements de masse, l’eau empoisonnée, la faim imposée, l’inconsolable peine. Pourtant, Israël continue d’en tuer des milliers d’autres. Sous les yeux du reste du monde. Que faut-il de plus ?

Nous, les Palestiniens, ne pouvons pas faire le deuil de nos morts. Nous devons prouver notre humanité, prouver que nos traumatismes sont bien réels, prouver encore et toujours que nous n’avons pas mérité notre sort. Cela fait soixante-quinze ans que ça dure. Telle est la genèse de ma frustration, cette anxiété personnelle qui s’invite dans le moindre de mes gestes du quotidien : nous n’avons rien d’autre que nos histoires à utiliser comme bouclier. Et ce n’est pas suffisant.

Il n’y a rien de plus éprouvant que d’assister impuissant au génocide de son peuple : sur Twitter, sur Instagram, dans les salles d’attente des médecins, à la radio et dans toutes les tâches les plus élémentaires de survie. Il n’y a rien de plus démoralisant que de voir le reste du monde nier cette violence pourtant constatée et diffusée par les gens qui la vivent au quotidien.

Malgré tout, l’espoir

Les titres des journaux m’agacent. Tout comme les “solutions”. Ou encore cette injonction de l’Occident à prendre en compte la “complexité” de la crise – une complexité qui ne vaut que pour les morts palestiniens – ou à forcément commencer toute conversation sur le sujet par le 7 octobre, alors que nous savons bien que cette date ne marque pas le début de la crise, tant s’en faut. Je refuse. Je veux qu’on me rende mon pays. Ce n’est pas compliqué.

J’écris en prévision d’un avenir dont j’ignore s’il est encore possible. Je mets mon art au service d’un avenir dont j’ignore s’il est encore possible. Je rêve d’une Palestine que je ne connaîtrai sans doute jamais. Pourtant je continue de rêver. Quand je demande à mon père s’il y a encore de l’espoir, il n’hésite pas une seconde. “Bien sûr qu’il y a de l’espoir. — Mais où ? — Je n’ai pas perdu espoir.”

C’est cela être palestinien. Dans cette vie, dans la prochaine et la suivante encore, nous choisirons toujours la Palestine. Rien ne peut nous faire renoncer à l’espoir. Face à l’inimaginable, je m’accroche à cette espérance.

Noor Hindi

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Noor Hindi

Poétesse palestinienne.

https://noorhindi.com/

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