Édition du 16 avril 2024

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Portrait de Netanyahou et du « bibisme »

Un livre de Jacques Bendelac « Les années Netanyahou. Le grand virage d’Israël » paru chez L’Harmattan.

À six semaines des élections où le leader de la droite israélienne tente, pour la cinquième fois en quatre ans, de reprendre le pouvoir, il faut lire son portrait-bilan global que propose l’économiste israélien Jacques Bendelac dans son livre « Les années Netanyahou. Le grand virage d’Israël » paru chez L’Harmattan.

Tiré du blogue de l’auteur.

Benyamin Netanyahou tentera une cinquième fois, le 1er novembre prochain, de redevenir Premier ministre d’Israël. Cette fonction, il l’a déjà exercée durant 15 ans, dont 12 sans interruption : de 2009 à 2021. C’est dire qu’il a eu tout le temps – hélas – de façonner le pays à son image.

Et pourtant, en France, il reste peu connu. Quatre livres à caractère biographique lui ont été consacrés. Largement au-dessus du lot, il faut rappeler Main basse sur Israël. Netanyahou et la fin du rêve sioniste, publié il y a trois ans par Jean-Pierre Filiu à La Découverte. Son ouvrage était centré sur la politique de celui qui après Zeev Jabotinsky, Menahem Begin et Ariel Sharon, a incarné la droite du mouvement sioniste, que le livre opposait, son sous-titre en témoigne, à sa gauche – trop sans doute, tant les convergences stratégiques de l’une et de l’autre, par-delà les divergences tactiques, sont importantes.

Docteur en économie et chercheur en sciences sociales à Jérusalem, auteur de nombreux livres [1], Jacques Bendelac ambitionne, lui, de peindre un portrait global de « Bibi » et de sa politique avec Les années Netanyahou. Le grand virage d’Israël, paru au printemps chez L’Harmattan. Il s’agit d’un livre engagé, dont l’auteur résume clairement le propos en quatrième de couverture. « Après trente années de bibisme, écrit-il, Israël n’a pas résisté à la vague illibérale : l’État juif est devenu un régime ultraconservateur qui a renforcé ses racines ethno religieuses et affiché une tendance autoritaire tout en continuant à chercher sa légitimité dans les urnes. »

Netanyahou mérite-t-il pour autant qu’on ajoute un « isme » à son nom pour ériger sa pensée et son œuvre en doctrine ? Il est permis d’en douter, car toutes deux s’inscrivent dans un triple cadre largement préexistant : le projet colonial dans la version la plus radicale propre au sionisme révisionniste, le libéralisme économique antisocial qui lui a toujours été lié et l’autoritarisme politique commun à Jabotinsky et au fascisme de l’entre-deux-guerres [2]. Bendelac souligne d’ailleurs d’emblée combien l’idéologie de « Bbi » ne l’empêche pas de manifester, tout au long de sa vie, « un opportunisme à toute épreuve »…

Quoiqu’il en soit, le livre de Bendelac atteint son objectif : il analyse tour à tour les diverses faces de Netanyahou et les différentes dimensions de sa politique. Il présente ainsi l’histoire personnelle, professionnelle et politique d’un homme élevé dans le sérail jabotinskyste. Suit une analyse originale des « piliers » de son pouvoir : le soutien américain, la « menace » iranienne soigneusement manipulée, la manne gazière, l’amitié des milliardaires et bien sûr l’appui de sa famille, en premier lieu de sa femme Sarah et de son fils Yaïr [3]. Puis l’auteur détaille la « doctrine Netanyahou » en matière de politique, de religion, d’économie, de minorités, de défense et de diplomatie : un « populisme à l’israélienne ».

Bendelac ne s’en tient pas à la « pensée bibiste », il explore aussi les résultats concrets de sa mise en œuvre. Du néo-libéralisme dont Netanyahou est le véritable pionnier en Israël – et ce dès son accession au ministère des Finances en 1997–, il dresse, derrière les bons indices macro-économiques, le redoutable bilan pour une société autrefois égalitaire : niveau de vie inférieur d’un quart à la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), explosion de la pauvreté et des inégalités, privatisation et donc démantèlement des services publics, réduction de la protection sociale, accès sélectif à la santé, record du monde du coût du logement, crise de la haute technologie autrefois florissante, etc. [4].

Le caractère liberticide du pouvoir« bibiste » n’échappe pas non plus au regard critique de l’auteur. Outre l’accumulation de lois portant atteinte aux droits des citoyens, il démontre aussi la volonté du Likoud d’affaiblir tous les contre-pouvoirs : offensive contre la Cour suprême et plus généralement contre la justice, réduction du rôle de la Knesset, criminalisation de l’opposition, mainmise sur les médias audiovisuels et écrits, marginalisation des syndicats et répression des associations, etc. N’oublions pas, également relevé par Bendelac, le prix payé par Netanyahou pour s’assurer, sous couvert de messianisme, le soutien des partis ultra-orthodoxes : un renforcement incessant de l’emprise des haredim au détriment de la majorité laïque du pays [5]. Autant de coups qui ont provoqué, de loin en loin, des réactions que le livre passe enfin en revue, à commencer par la grande révolte de 2011, mais sans jamais déboucher politiquement, faute d’alternatives.

Sans doute est-ce là le revers de la médaille. À force de vouloir peindre le « bibisme » dans sa globalité, Bendelac relativise, volens nolens, ce qui en reste le cœur et à quoi tout est subordonné : l’écrasement du mouvement national palestinien. On aurait aimé que le livre montre plus longuement comment, depuis 1996, Benyamin Netanyahou a été, après Ariel Sharon, le champion toutes catégories de l’ultranationalisme sioniste : opposant n°1 aux accords d’Oslo, principal meneur de la campagne de haine qui conduisit à l’assassinat d’Itzhak Rabin, croque-mort en chef du « processus de paix », animateur de la colonisation à marche forcée de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie dont il a fini par proposer l’annexion formelle, avec la complicité active de Donald Trump. Quitte à sacrifier, non seulement les Palestiniens, mais aussi une bonne partie des Israéliens et peut-être l’avenir de leur pays. En attendant, l’incitation à la peur et à la haine des Arabes est devenue le principal argument de Netanyahou.

Qui se souvient du fanatisme de son père ? Engagé dès les années 1930 à la droite du mouvement sioniste révisionniste, Benzion Netanyahou fut même en 1940 le dernier secrétaire de Vladimir Zeev Jabotinsky. Après la mort de ce dernier, il devint le directeur exécutif de la Nouvelle organisation sioniste d’Amérique, rivale extrémiste de l’organisation officielle. Il poussa l’aveuglement idéologique jusqu’à préférer vivre avec sa famille aux États-Unis plutôt que dans un Israël qu’il considérait comme « socialiste ». Son fils Benyamin a repris le flambeau, fidèle pour l’essentiel à la vision du fondateur du Betar. Pis : pour tenter de sauvegarder son trône, le « roi Bibi » a remis en selle l’extrême droite fasciste et raciste incarnée par Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir. En 2021, il leur rouvre les portes de la Knesset, laquelle avait interdit voici quarante ans le parti de leur idole, Meir Kahane. Cette fois, il se dit prêt à les associer au gouvernement, s’il l’emporte…

Notes

[1] Israël mode d’emploi, Plein Jour, Paris, 2018 ; Israël-Palestine : demain deux États partenaires ?, Armand Colin, Paris, 2012 ; Les Arabes d’Israël : entre intégration et rupture, Autrement, Paris, 2008 ; La Nouvelle société israélienne, Page après page, Paris, 2006 ; Israël à crédit, L’Harmattan, Paris, 2000.

[2] Le fondateur du sionisme révisionniste était proche du régime de Mussolini. Le Duce aidait son mouvement, le Betar, politiquement et matériellement : il avait même mis à sa disposition un émetteur radio couvrant tout le Moyen-Orient à Bari ainsi que des locaux pour son école de cadres à Civitavecchia. Lors de l’inauguration de celle-ci, les étudiants entonnèrent Giovinezza, l’hymne fasciste, et crièrent : « Vive l’Italie ! Vive le roi ! Vive le Duce ! ». Mussolini expliqua ce soutien en 1935 à David Prato, futur grand rabbin de Rome : « Pour que le sionisme réussisse, il vous faut un État juif, avec un drapeau juif et une langue juive. La personne qui comprend vraiment cela, c’est votre fasciste, Jabotinsky ». Voir Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators (Croom Helm, Londres et Canberra, 1983).

[3] En 2020, Yaïr Netanyahou a orné de son visage et de son nom une affiche du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) qui prônait une « Europe libre, démocratique et chrétienne ». Il faut croire que le fascisme importe plus au fils de « Bibi » que la judéité…

[4] Lire aussi Dominique Vidal, « Israël, meilleur élève de la classe néolibérale », Confluences Méditerranée Israël : contradictions d’une démocratie coloniale, 2021/4 n°119 : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2021-4.htm

[5] Lire aussi Dominique Vidal, « Une aspiration croissante à la laïcité », Confluences Méditerranée, op. cit.

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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