Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

Un projet de pays contre la polarisation identitaire ?

Face à l’insécurité et au repli identitaires causés par la mondialisation néolibérale, le projet d’indépendance du Québec pourrait être une voie de sortie… à condition de prendre à bras le corps la question sociale.

Tiré de la Revue Relations, numéro 794 - janvier-février 2018
L’auteur, sociologue, philosophe et essayiste, vient de faire paraître Les stratèges romantiques. Remédier aux désordres du monde contemporain (Écosociété, 2017)

Aujourd’hui au Québec, les interrogations autour de la question identitaire ou de l’immigration ne secouent pas seulement les partis de droite ou des forces politiques nationalistes comme le Parti québécois (PQ). Elles touchent aussi la gauche québécoise dans son ensemble. Il suffit de penser aux débats et questionnements passionnés qui ont eu cours à Québec solidaire (QS) ces dernières années sur la laïcité « ouverte » ou « sans compromis », mais aussi aux possibles alliances à nouer avec un PQ jugé ou non trop xénophobe selon le camp où l’on se trouve ainsi que sur la meilleure manière, quand on est progressiste, de faire échec à la montée du racisme.

La gauche québécoise – comme celle d’ailleurs en Occident – est donc elle aussi aux prises avec la question identitaire, mais sans qu’elle paraisse avoir a priori des solutions adéquates à proposer. Elle est en effet partagée entre des réactions premières faites de condamnations et de dénonciations virulentes et le souci de relativiser la portée de la question identitaire eu égard à la question nationale, ou encore d’entreprendre une réflexion plus approfondie quant aux parades efficaces à lui opposer. Car voilà ce qui est inquiétant : pendant ce temps – malgré toutes les condamnations morales qui surgissent ici et là – les actes racistes, réactions xénophobes récurrentes et projets politiques teintés de populisme de droite semblent se répandre comme la peste sans qu’on ne parvienne – ne serait-ce que minimalement – à en juguler la prolifération. Qu’on pense par exemple à l’attentat à la grande mosquée de Québec, en janvier 2017, ou, plus récemment, à l’apparition sur la scène médiatique du Québec des groupes La Meute ou Atalante, et à la difficulté d’en délégitimer efficacement les interventions auprès de la population, notamment à propos de l’arrivée au Canada de demandeurs d’asile haïtiens qualifiés d’« illégaux ».

Des symptômes présents depuis longtemps

Il est vrai que le problème ne date pas d’hier et qu’on en retrouve des symptômes depuis longtemps. Rappelons-nous par exemple le fameux code de conduite d’Hérouxville aux relents islamophobes, en 2007, ou encore la commission Bouchard-Taylor, dont aucune des propositions clés n’a été acceptée[1]. Et que dire de la « Charte des valeurs » prônée par le PQ, instrumentalisant sans vergogne des sentiments islamophobes[2] ou, plus récemment, des positions hautement médiatisées du chef du Parti québécois, Jean-François Lisée, à propos de la burqa ou du burqini[3]. Pas de doute, depuis une dizaine d’années, il y a sur ces questions une sensibilité collective à fleur de peau, de plus en plus préoccupante de par les remugles de xénophobie inquiète qui en émanent et qui ne sont d’ailleurs pas propres au Québec. On les retrouve un peu partout dans les pays dits « industrialisés avancés », en particulier en Europe et aux États-Unis, où des politiciens comme Marine Le Pen et Donald Trump font des ravages en surfant sans états d’âme sur la peur des étrangers et la nécessité de s’en protéger à tout prix, cruellement même, pourrait-on dire.

C’est d’ailleurs l’ampleur du phénomène qui devrait nous mettre la puce à l’oreille : des sensibilités socialement aussi communes, des affects aussi collectivement partagés ne peuvent être balayés du revers de la main ou minimisés, en les réduisant à des réactions superficielles dont on pourrait facilement – à condition de le vouloir fermement – venir à bout, et qui seraient surtout le fruit – avance-t-on spontanément à gauche – de l’ignorance et de la méconnaissance de l’autre ou encore du machiavélisme de démagogiques animateurs de radio.

Des transformations de fond

En fait, ces phénomènes d’intolérance grandissante ou d’hypersensibilité agressive à la différence ethnoculturelle sont la conséquence de transformations économiques, sociales, politiques et culturelles de fond dont on n’a pas suffisamment mesuré la portée. Elles sont d’autant plus lourdes de conséquences qu’elles se renforcent mutuellement, en générant massivement, en particulier dans les pays du Nord, désorientation, perte de sens, crise identitaire et insécurité collective chronique.

Après tout, si l’on combine le déploiement sans frein d’un mode de régulation néolibéral, avide de profits sonnants et trébuchants, à la crise aiguë des alternatives politiques ainsi qu’à de nouvelles logiques culturelles nous conviant à magnifier un présent sans cesse ressassé, on aura là un cocktail de facteurs économiques mais aussi socioculturels passablement déstabilisant et susceptible d’alimenter bien des angoisses collectives, avec en prime le surgissement de quelques-uns de ces monstres politiques auxquels les affects collectifs de peur débridée peuvent si facilement redonner vie.

Car d’un côté, marchandisation du monde oblige, nous voyons tous nos points de repère sociaux et culturels se dissoudre ou se fragmenter un à un et, de l’autre, nous avons l’impression d’entrer dans un univers incertain sur lequel nous n’avons aucune prise et qui semble nous proposer, de façon chaque fois plus autoritaire, d’avoir pour seul idéal commun d’appartenir à un « grand troupeau de consommateurs ». Dépossédés de sens à donner à notre vie comme de liens sociaux librement choisis à travers lesquels nous pourrions nous affirmer, nous voilà donc des sortes d’orphelins réduits à la déshérence et à l’impuissance !

Des identités meurtries devenues meurtrières

Quoi d’étonnant, alors, dans un tel contexte, que plusieurs d’entre nous puissent céder à des tentations identitaires totalement improductives et croient voir dans l’autre – l’étranger, l’exilé, le réfugié – un ennemi dangereux menaçant des identités déjà passablement meurtries qu’on voudrait défendre farouchement, par tous les moyens possibles, fussent-ils meurtriers ? Se gorgeant au passage – par le biais d’un ennemi tout désigné transformé en bouc émissaire – de ce sentiment de puissance que procure l’appartenance à un groupe qui s’est forgé devant cette suggestive image d’adversité.

La xénophobie ou les tentations racistes d’aujourd’hui renvoient donc à des mécanismes sociétaux complexes sur lesquels les dénonciations morales ou les jugements vertueux à l’emporte-pièce n’ont guère de prise ou qui sont bien inefficaces s’ils ne sont pas accompagnés d’une approche politique qui tienne compte des soubassements de nos sociétés, avec toutes les tensions et contradictions qui les traversent et s’y sont déposées au fil de l’histoire.

Or, le Québec, de par sa situation historique de nation minoritaire en mal de souveraineté et de reconnaissance, est plus que tout autre pays susceptible de souffrir de ne pas pouvoir s’affirmer pour ce qu’il est, de ne pas pouvoir exister sans ambiguïté comme peuple et comme nation à part entière aux yeux des autres nations de la terre. C’est même ce qui définit en grande partie son destin, constitue le fondement de son existence comme peuple. N’ayant pas réussi à gagner son indépendance au XIXe siècle face à la puissance coloniale britannique, le peuple du Québec n’en a pas moins jamais cessé, sous une forme ou une autre, de résister à l’assimilation, de maintenir à bout de bras – par-delà les siècles – les spécificités de sa propre histoire, de sa langue et de sa culture. Mais sans jamais y arriver complètement ; sans jamais parvenir à être, au sens profond du terme, « indépendant » ; aux prises avec une identité précaire, une identité sans cesse à reconstruire, à réaffirmer et, dès lors, si facilement hantée, lors de périodes incertaines et difficiles, par les tentations de l’ambivalence et de la frilosité, ou encore de la victimisation et du ressentiment, voire des identités meurtrières.

Et aujourd’hui, nous traversons une période incertaine et difficile.

Que faire : la voie de l’indépendance ?

On voit mieux, dès lors, ce qu’il serait possible de faire pour contrer – par-delà les seuls jugements moraux stériles – ces tentations identitaires contemporaines si préoccupantes et réactives. Contre tous ces malaises sociétaux d’aujourd’hui, ces frustrations et ces ressentiments collectifs ravivés par les logiques contemporaines de fragmentation-massification, il s’agirait de proposer une sorte d’antidote positif, inspirant et délibérément tourné vers l’avenir : un projet politique de vivre-ensemble soucieux du bien commun qui permette l’affirmation citoyenne de toute une collectivité à renouveler. Comme le dit l’historien français Patrick Boucheron dans son livre Conjurer la peur (Seuil, 2003) : « Il existe une angoisse sourde qu’on doit « aérer », en faisant quelque chose ensemble. » Et aujourd’hui, bien des peuples de la terre ont besoin, pour faire face aux dangers nés de la mondialisation néolibérale, de « faire quelque chose ensemble », en particulier de réaffirmer collectivement leur souveraineté sur leurs propres conditions d’existence et de réaliser en quelque sorte « une seconde indépendance ».

Or, au Québec, nous avons peut-être plus facilement qu’ailleurs la possibilité de redonner sens et force à ces volontés ou aspirations si vitales d’affirmation nationale et communautaire, justement parce que nous pouvons les enraciner dans notre histoire, les arrimer concrètement aux luttes des générations passées qui n’ont jamais cessé d’être en quête d’affirmation, de souveraineté ou d’indépendance. À condition, cependant, de le faire en se campant d’abord et avant tout sur le terrain politique de la citoyenneté, pensée de la manière la plus large et inclusive possible, en l’armant de la défense d’une langue, d’une culture publique commune et d’un territoire partagé et en lestant le projet d’indépendance – comme l’avaient pensé les Patriotes de 1837 – de valeurs politiques de gauche (celles de justice sociale, de démocratie, de pluralisme, de tolérance et d’inclusion) permettant ainsi leur réalisation effective.

Il s’agit donc d’un projet politique de vivre-ensemble qui se fixe l’objectif d’une indépendance progressiste ancrée dans la défense collective du bien commun et qui embrasse d’un même mouvement question nationale et question sociale. Cela aurait l’insigne avantage de résoudre bien des difficultés dans lesquelles se débat la gauche aujourd’hui, notamment en faisant de la lutte pour l’indépendance une lutte qui, en cette période difficile et incertaine, permettrait au Québec de contrer efficacement la montée de l’intolérance, du racisme et de la peur. Non pas en brandissant une figure du peuple construite sur les seules bases ethniques, sombrant ainsi dans le piège des identités meurtrières et de la stigmatisation de boucs émissaires, mais en favorisant plutôt – comme le propose entre autres la démarche constituante de Québec solidaire – la co-construction participative du pays du Québec avec ceux et celles qui pouvaient jusqu’ici s’en sentir exclus, notamment les peuples autochtones et les minorités ethnoculturelles. Ce projet de pays indépendant, bâti avec ces nouveaux alliés, pourrait redonner force à un sentiment d’appartenance collectif et jeter les bases d’une communauté politique faisant désormais bloc face aux tutelles grandissantes et délétères de la mondialisation néolibérale.

Autre exemple possible : celui de la laïcité. Celle-ci pourrait être définie, avec toutes les nuances qui manquent tant aujourd’hui, sur le mode de l’ouverture, en tenant compte de la diversité dont est fait le Québec actuel, mais en ne craignant pas, en même temps, d’affirmer ses propres principes républicains (notamment celui de la séparation de l’État et des institutions religieuses) et de les défendre par l’intermédiaire d’un État qui n’a plus peur de s’imposer, tout à la fois comme expression collective du bien commun et comme solide rempart contre les prédations économiques, écologiques et culturelles induites par les intérêts bien comptés d’une poignée de grands financiers et d’oligarques néolibéraux.

On comprend, dans ce contexte, combien la question de la lutte pour l’indépendance du Québec devient, pour la gauche en général et pour Québec solidaire en particulier, une question d’ordre stratégique prioritaire. Pas seulement comme élément d’un programme qui en compte bien d’autres (le féminisme, l’écologie, la justice sociale, l’altermondialisme, etc.), mais comme seul projet capable d’articuler ensemble différentes luttes au sein d’un horizon de refondation par la base de l’État québécois, permettant ainsi, en cette période difficile, de tenir en lisière efficacement les monstres de la xénophobie grandissante ou du populisme de droite. Saura-t-on, à gauche, en prendre acte et en saisir toute l’importance vitale ?

Notes

[1]. N’ont été appliqués ni le déplacement du crucifix du Salon bleu de l’Assemblée nationale, ni l’interdiction des signes religieux pour les personnes en fonction d’autorité au sein de la fonction publique.
[2]. À titre d’exemple, la charte projetée visait à bannir des institutions et des services publics les personnes portant des signes religieux apparents mais essentiellement associés à la pratique de l’islam, tout en autorisant la présence du crucifix à l’Assemblée nationale ou dans les conseils municipaux.
[3]. « En Afrique, les AK-47 sous les burqas, c’est avéré », disait le chef péquiste. Voir Robert Dutrisac, « Lisée propose une « discussion » sur l’interdiction de la burqa », Le Devoir, 17 septembre 2016.

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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