Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Afrique

Dette coloniale et migrations

Cet article repose en partie sur les idées débattues lors d’un atelier réalisé avec de jeunes migrants subsahariens rencontrés à Rabat. Les citations non référencées de ce texte proviennent de cet atelier [1].

photo et article tirés de : [CADTM-INFO] Crise financière, dettes aux Suds, féminisme, écologie, contre G7...

La colonisation, un transfert massif de richesses du Sud vers le Nord

C’est sans doute Potosi et son Cerro Rico qui symbolisent le mieux l’énorme transfert de richesses qu’a constitué la colonisation. De ce hameau des Andes boliviennes partiront, dès le 16e siècle, les tonnes d’argent qui fourniront la base métallique de l’économie capitaliste européenne naissante.

Depuis cette époque, la Bolivie et les autres pays du Sud, riches en minerais, sont condamnés à exporter toujours plus de produits miniers afin d’alimenter les industries des pays développés. Aux produits miniers se sont ajoutés les produits agricoles, les ressources forestières, les hydrocarbures, toutes les productions primaires qui vont alimenter le développement des métropoles.

Aujourd’hui, le Cerro Rico continue à produire, mais la montagne n’est plus qu’un dédale de galeries qui menace de s’effondrer sur les mineurs qui y exercent encore. On retrouve là tout le symbole de la colonisation qui a laissé derrière elle des territoires dévastés par la surexploitation des sols et des sous-sols, une dette non seulement économique, mais aussi écologique.

Ce pillage, ainsi que l’extraversion des économies colonisées, a joué un grand rôle dans le sous-développement actuel des principaux pays d’origine des migrants dits économiques. La plupart des pays colonisés ne se sont pas relevés de ce pillage, qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

Leurs économies restent orientées vers les productions primaires (minerais, produits agricoles et forestiers, etc.) destinées à l’exportation. Bon nombre de concessions minières, forestières ou agro-industrielles sont toujours aux mains d’entreprises occidentales, qui développent ces activités d’exportation avec des objectifs de rentabilité à court terme, au détriment du développement équitable des territoires, des cultures vivrières et de la souveraineté alimentaire.

Ce faisant, les populations ne jouissent pas de leurs propres richesses et sont obligées d’importer leur nourriture et les produits industriels des pays occidentaux.

« On peut dire que dette coloniale et migrations vont ensemble parce que nous quittons nos différents pays pour aller vers l’Occident pour reprendre ce qu’ils nous ont pris dès le début de cette histoire. Parce que l’Europe doit beaucoup à l’Afrique. Ils ont pris des ressources minières, des diamants, du coton, tout ça ce sont des ressources africaines. Ils les prennent et s’en vont avec en Europe. »

Le pillage des pays du Sud ne s’est pas limité aux ressources primaires. La colonisation a également pillé la force de travail, sous des formes extrêmes : épuisement de la main d’œuvre, traite et esclavage, massacres, génocides… Ainsi, dans les îles caraïbes et plusieurs pays du continent américain, la population originaire a été pratiquement exterminée en quelques décennies à peine. Pour remplacer cette main d’œuvre disparue, s’est mis en place, dès le 16e siècle, le commerce triangulaire, marchandises contre esclaves entre l’Amérique, l’Europe et l’Afrique. La colonisation des Amériques qui est à l’origine de la traite négrière, à une époque où l’Afrique n’était pas encore colonisée, va donc également fragiliser les pays africains, ce qui en facilitera la conquête coloniale proprement dite, à partir du 19e siècle.

Près de 8 millions de mineurs sont morts dans les mines de Potosi durant les quatre siècles que dura la colonie espagnole [2].

« La colonisation a laissé derrière elle une dette colossale, démographique, économique, écologique et culturelle »

La construction, de 1921 à 1934, des 520 km du chemin de fer Congo-Océan reliant Brazzaville à Pointe-Noire pour exporter les matières premières congolaises vers la France a été l’une des plus meurtrières de l’histoire coloniale. Sous les rails de cette voie ferrée gisent les cadavres de milliers d’ouvriers, congolais mais aussi indochinois, n’ayant pas supporté des conditions de travail inhumaines [3].

« La colonisation est un crime contre l’humanité » a déclaré avec justesse Emmanuel Macron en février 2017 à Alger. Certes, mais il ne suffit pas de le reconnaître : il faut en tirer les conséquences, juger ces crimes et les réparer.

La colonisation a laissé derrière elle une dette colossale, démographique, économique, écologique et culturelle. Et si les pays affectés par ce pillage ne s’en sont pas relevés, c’est aussi parce que les chefs d’États qui ont voulu rompre avec la continuité de cette extorsion ont été éliminés par des sbires à la solde des ex-puissances coloniales.

« Je soutiens ce que Thomas Sankara a dit, ce que Sekou Touré a dit, ce que les Kwame Nkrumah, les Nelson Mandela, les Patrice Lumumba ont dit, parce qu’eux ils ont voulu se séparer de la politique de la Françafrique, ils ont voulu couper le cordon, le lien qui se trouve entre l’Europe et l’Afrique, mais tous ils ont été soit emprisonnés, soit assassinés, soit écartés par un coup d’État, et c’est comme ça que sont arrivés d’autres dirigeants, corrompus par les européens qui voulaient pouvoir accéder à tout ce qu’ils voulaient et ont semé la guerre. C’est ce que nous sommes en train de vivre jusqu’à présent. »

L’un des outils de cette continuité de la dépendance des anciennes colonies françaises a été le franc CFA :

« Jusqu’ici l’Afrique n’a pas encore obtenu son indépendance. Pour qu’elle le soit il faut que l’Afrique ait sa propre monnaie, que nous soyons libres de toute domination, parce que tant que nous utilisons le FCFA qui est arrimé au franc français... Donc pour que l’Afrique soit indépendante, nous devons avoir au moins notre propre monnaie. »

Cette question du franc CFA est au cœur des débats actuels, mais n’oublions pas pour autant les autres outils de la domination néocoloniale que sont le système de la dette, les plans d’ajustement structurel
, les accords de partenariat économique, l’aide publique au développement, qui renforcent la dépendance des anciennes colonies et le caractère primo-exportateur de leurs économies.

La colonisation : des transferts humains massifs à travers la planète

S’il est fréquent d’associer la colonisation au pillage des richesses et à l’esclavage, on oublie souvent qu’elle a organisé une circulation massive de populations à travers la planète.

Il y a les colons partis exploiter les pays colonisés, 60 à 65 millions de personnes en quatre siècles et demi. Leurs descendants repartiront au moment de la décolonisation, entraînant avec eux une partie de la population non-Européenne (5,4 millions à 6,8 millions entre 1945 et le début des années 1990) [4].

La colonisation entraînera des déplacements internes aux pays colonisés, l’exode de populations fuyant les combats des guerres d’indépendance, des déplacements liés à l’établissement de nouvelles frontières (partition du Vietnam, de l’Inde, …).

Il y a la traite négrière et l’esclavage colonial, qui a déplacé de 11 à 14 millions de personnes, selon les sources, auxquelles il faut d’ajouter les déplacements de main d’œuvre opérés d’une colonie à l’autre.

« Le système de la dette, les plans d’ajustement structurel, les accords de partenariat économique, l’aide publique au développement, le franc CFA sont parmi les principaux outils de la domination néocoloniale »

Par ailleurs, l’exploitation de la main-d’œuvre dans les pays coloniaux s’est accompagnée d’un transfert de travailleurs vers les métropoles. L’exemple de l’Algérie est particulièrement marquant : alors que la France envoyait 450 000 soldats combattre en Algérie, de 1954 à 1956, le nombre d’immigrés algériens en France passait de 200 000 à 400 000 [5]. Ceux-ci financeront d’ailleurs largement l’armée algérienne de libération !

Les guerres coloniales ont induit des déplacements massifs de soldats français. Quant aux peuples colonisés, ils furent la chair à canon des guerres mondiales, un million et demi de soldats africains furent mobilisés lors des deux guerres mondiales [6]. Les tirailleurs sénégalais en paieront le prix fort. Et lorsque, renvoyés au pays, ils réclament le paiement de leur solde, ils seront massacrés, à Thiaroye, près de Dakar, en décembre 1944, sans considération pour leur dévouement envers la métropole. Les responsables de cette tuerie ne sont toujours pas jugés.

Les travailleurs immigrés ont fortement participé à la reconstruction de l’Europe après la 2e guerre mondiale et à la prospérité des 30 glorieuses. Actuellement, l’empreinte de la colonisation continue à marquer les tracés des routes migratoires.

Aujourd’hui, les émigrants du sous-continent indien, du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne ou des Caraïbes, continuent de se diriger vers les principales anciennes puissances colonisatrices européennes.

Cette préférence s’explique en raison des liens historiques tissés par la colonisation entre les régions de départ et d’arrivée, mais aussi parce que la décolonisation a ouvert des voies migratoires menant aux sociétés métropolitaines [7].

Une vision raciste et utilitariste de la migration

On se rappelle la Controverse de Valladolid, au cours de laquelle, en 1550-1551, Bartolomé de las Casas avait pris la défense des Amérindiens. Elle se soldera par la reconnaissance de leur qualité d’êtres humains et l’interdiction de les employer comme esclaves (mais des formes de travail forcé continueront pendant des siècles à leur être imposées). Cette interdiction ne s’étendra pas à la traite des Noirs. Ces débats sont-ils vraiment dépassés aujourd’hui ?

Pensons aux centaines d’ouvriers immigrés qui meurent dans les chantiers des Emirats arabes. Au Qatar, près de 400 travailleurs immigrés ont déjà trouvé la mort depuis l’ouverture des chantiers pour la prochaine Coupe du monde programmée en 2022, dans des stades climatisés.

Pensons aux migrants morts dans les eaux de la Méditerranée ou sur les routes du désert. Une liste de 34361 noms a été publiée en juin dernier sans que cela ne provoque une révision des politiques migratoires qui en sont la cause. Comme si les États n’avaient de compte à rendre à personne pour ces assassinats. Pire encore, les marins ou les militants qui viennent à leur secours sont criminalisés et des tractations pitoyables sont menées pour accueillir les survivants.

On reste, comme au temps colonial, dans un monde divisé entre des personnes qui jouissent de plus de droits que d’autres.

Prenons un exemple palpable, un Européen qui se lève un beau matin avec l’envie de visiter l’Afrique, c’est comme s’il quittait sa chambre pour se rendre au salon. Mais un Africain qui décide d’aller en Europe, c’est tout un calvaire. D’abord, on nous refuse le visa. C’est la raison première qui nous pousse à prendre tous ces risques.

Le racisme n’est pas mort et il prédomine toujours une vision utilitariste des migrations Sud/Nord.

« L’uniformisation des règles à l’échelle européenne en matière de migration se fait sur le plus petit dénominateur commun en matière de droits et fonctionne sur deux a priori extrêmement dangereux : l’a priori xénophobe qui fait de tout étranger un indésirable jusqu’à preuve du contraire et l’a priori utilitaire qui ne voit dans la circulation des personnes qu’un moyen de satisfaire les besoins européens en matière d’emploi. Dans les deux cas, l’étranger se retrouve suspect (de terrorisme, d’insécurité, de voleur d’emplois ou de services sociaux) et passible de rejet ou d’expulsion. [8] »

L’imaginaire colonial est à l’œuvre dans la vision négative de la migration Sud/Nord, « ces migrants qui viennent manger notre pain » ; tandis que les migrations Nord/Sud bénéficient d’un a priori positif (les Européens apportent des investissements, la technologie, des devises…) même si les investissements directs étrangers (IDE) correspondent à un transfert de la valeur ajoutée créée au Sud vers le Nord, les transferts de technologie sont faibles, le tourisme peut se révéler destructeur pour la nature, l’économie [9] ou la culture. La décolonisation des esprits reste encore à faire.

C’est encore une vision utilitariste de la migration qui a présidé à la rédaction du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières » dont le texte a été signé à Marrakech en décembre 2018.

« [Le pacte] s’efforce de créer des conditions propices permettant à tous les migrants d’enrichir nos sociétés par leurs capacités humaines, économiques et sociales et de faciliter ainsi leur contribution au développement durable aux niveaux local, national, régional et mondial. [10] »

Les migrants ne vivent donc sur cette planète que pour travailler et créer la prospérité, par ailleurs bien inégalement redistribuée, socialement et géographiquement ? Ce n’est pas ce que nous disent les migrants rencontrés à Rabat. Ils parlent du calvaire qu’ils ont vécu comme enfants des rues, de leur souhait de jouir d’un bon système d’éducation, de leur responsabilité vis-à-vis de familles décimées par les maladies, de leurs arrestations « politiques ». Le mot prospérité ne fait partie ni de leur environnement, ni de leur vocabulaire !

De la liberté de circulation comme réparation de la dette coloniale

Dans les pays africains et les diasporas, la question des réparations ne fait pas l’unanimité. Mais pour nos jeunes migrants, la question est tranchée :

« Les Européens ont beaucoup fait souffrir l’Afrique. Nos parents ont beaucoup fait pour eux. Maintenant ils doivent nous rembourser cela. »

Cependant, pour eux, des réparations n’auraient aucun sens dans la situation de dépendance dans lesquelles se trouvent leurs pays.

« Le Mali ne peut pas se développer sans la Guinée, sans la Côte d’ivoire ; la Côte d’ivoire ne peut pas se développer sans le Mali. Nous devons enlever ces frontières »

« Pour qu’on puisse nous restituer quelque chose, il faut d’abord notre liberté et notre indépendance. Ce n’est qu’après cela que l’Afrique pourra se retrouver, essayer d’évoluer et de se développer. Qu’ils arrêtent aussi de nous corrompre, de corrompre les dirigeants, les dirigeants africains sont corrompus et cela tue encore plus l’Afrique. »

Cela suppose une sortie du franc CFA, des gouvernements réellement choisis par les populations, la fin de la corruption. Un programme que les pays africains, pris isolément, auront bien du mal à mettre en œuvre.

« Le Mali ne peut pas se développer sans la Guinée, sans la Côte d’ivoire ; la Côte d’ivoire ne peut pas se développer sans le Mali.(…) Nous devons enlever ces frontières. Faire une seule nation, la nation noire. Oui. »

Par ailleurs, les réparations ne peuvent être seulement financières. « L’argent peut être remboursé mais un être humain ne peut pas être remboursé. » Il convient de réclamer aussi le retour des œuvres d’art et des documents d’archives, la construction d’écoles, d’hôpitaux…

« Les Européens, ils ont tout pris à l’Afrique et ils nous commandent toujours en fait. C’est pour cela que nous tous jeunes africains allons en Europe pour avoir un peu, parce que c’est envers nous qu’ils sont endettés. Il y a eu tant de guerres, tant de batailles, tant de pertes humaines, mais ils ne font que prendre à l’Afrique pour aller en Europe avec, c’est pour ça que nous allons récupérer ce qui nous revient pour revenir en Afrique avec. »

« Nous quand on part de nos différents pays pour aller vers l’Occident, on reprend ce qu’ils nous ont pris… »

Les pays développés ont pillé les pays colonisés, et ce pillage continue, ce n’est donc que justice que les citoyens de ces pays puissent circuler librement afin de se réapproprier en quelque sorte dans les anciennes métropoles, même de façon bien minime, ce qui leur a été volé ou détruit : leurs richesses, leurs cultures, leur enseignement, leur santé, etc. Oui, la revendication de la liberté de circulation pour tous est l’un des aspects que peut prendre la réparation des crimes coloniaux.

La décolonisation en Afrique. Philippe Rekacewicz - visionscarto.net (avec l’autorisation de l’auteur)

Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397

Notes

[1] Un grand merci à Mamadou, John, Nourrisson, Moussa, Boubacar, Anderson, Alpha et tous les autres, qui ont enrichi cet article de leur apport.

[2] Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Pocket, Terre humaine poche, 2001.

[3] Le 25 février 2014, l’État et le groupe Spie Batignolles ont été assignés en justice pour crime contre l’humanité, pour la mort de 17.000 travailleurs africains recrutés de force pour construire la ligne ferroviaire Congo-Océan.
http://geopolis.francetvinfo.fr/ligne-congo-ocean-100-ans-apres-les-morts-toujours-presents-31029

[4] Ibid.

[5] Gregory Jarry et Otto T., Petite histoire des colonies françaises, Éditions FLBLB, 4 vol., 2008-2012.

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bilan_économique_de_la_colonisation_en_Afrique

[7] Bouda Etemad, Op. cit.

[8] Lucile Daumas, « Les politiques migratoires européennes : une institutionnalisation de la xénophobie », avril 2009. http://www.cadtm.org/Les-politiques-migratoires

[9] Rodolphe Christin, L’usure du monde, 2014, http://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/usure-du-monde

[10] Global compact for safe, orderly and regular migration. En anglais sur https://refugeesmigrants.un.org/sites/default/files/180711_final_draft_0.pdf. Trad. française de l’auteur.

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