Onintza Irureta Azkune et Aiala Elorrieta Agirre 4 juin 20252025-06-04T08:28:08+01:00
Alors que dans de nombreux pays, le syndicalisme connait un certain essoufflement et peine à se renouveler, au Pays Basque, la confédération syndicale Eusko Langileen Alkartasuna (ELA) née il y a plus d’un siècle, est parvenue à se transformer pour s’adapter aux évolutions du salariat et aux exigences des travailleur·ses.
Avec Borrokan !, les Éditions syndicalistes montrent comment ce renouvellement a pu permettre des victoires dans des grèves féministes. Le livre, coordonné par la journaliste Onintza Irureta Azkune et l’économiste Aiala Elorrieta Agirre rejoint le catalogue de la collection Féministes qui veut « contribuer à la féminisation de nos syndicats et à la syndicalisation du féminisme ».
Nous publions ici un extrait qui explique les transformations opérées par le syndicat et revient sur sa structuration, reflétant ses orientations de lutte et démocratiques. Borrokan. Comment gagner une grève féministe, Editions Syndicales, 2025
ELA, un modèle syndical original et efficace
Borrokan ! En lutte ! C’est le mot d’ordre d’ELA, principal syndicat en Euskal Herria (le Pays basque). Mais ce qui fait la force et l’originalité de ce syndicat, c’est qu’il a su faire de cette formule bien plus qu’un slogan. Les militant·es de cette organisation ont su se donner les moyens de mener réellement des luttes et de les gagner, quitte à devoir pour cela bousculer beaucoup d’évidences syndicales solidement ancrées : le poids accordé au dialogue social, la conception masculine de l’action militante, la structuration autour d’une multitude de fédérations de branche, ou encore la focalisation sur le salariat stable. Grâce à cette remise en question permanente, ELA est le syndicat majoritaire en Euskal Herria, avec plus de 40 % de représentativité sur les trois provinces de la Communauté autonome du Pays basque, plus de 100 000 adhérent·es, dont presque la moitié de femmes, soit 10 % du salariat du territoire (c’est environ le taux de syndicalisation en France pour l’ensemble des syndicats)… et une lutte gagnée tous les trois jours.
Mais d’où vient ce modèle syndical qui semble si efficace ? La confédération syndicale ELA, Eusko Langileen Alkartasuna (Solidarité des travailleurs et travailleuses basques), a été fondée en 1911. Elle plonge ses racines dans le courant du syndicalisme chrétien, mais la longue période de la dictature franquiste, la répression et la clandestinité ont changé la donne. En 1976, à son 3e congrès, ELA affirme ses valeurs de base : un projet de construction nationale pour le peuple basque ; un syndicalisme de classe et socialiste. On peut y ajouter une très forte culture d’organisation, notamment interprofessionnelle, ainsi que son indépendance politique et financière.
Grâce à ces appuis solides, ELA a su évoluer peu à peu vers un syndicalisme de contre-pouvoir, délaissant l’intégration institutionnelle pour miser sur l’implantation auprès des travailleurs et des travailleuses, à la base. Cette stratégie porte rapidement ses fruits, et ELA devient le premier syndicat du Pays basque, sans pour autant se reposer sur ses lauriers. Malgré un dynamisme à faire pâlir d’envie la plupart des autres syndicats d’Europe, le congrès de 1990 pose ainsi un constat sans appel : « ELA est refermé sur lui-même, coupé de la société, dénué de capacité d’initiative et incapable de riposter ». ELA anticipe ainsi les transformations en cours du salariat, l’augmentation de la précarité et la destructuration des bastions ouvriers. Pour survivre, la confédération doit sortir de ses viviers de militant·es historiques, et aller au-devant de ces salarié·es plus précaires et fragiles.
Un projet confédéral global
Le cas de cette confédération est particulièrement intéressant sur un aspect : elle a su aller au-delà des constats, et mettre en œuvre les transformations requises dans son organisation et son fonctionnement pour répondre aux évolutions du salariat. Le cadre de ces transformations est l’idée, héritée de la génération issue de la fin du franquisme, que la seule structure qui doit perdurer est la confédération. À l’intérieur, les fédérations comme les unions interprofessionnelles sont des organes fonctionnels, reposant sur les sections syndicales sur les lieux de travail : elles doivent évoluer selon les réalités du salariat et les orientations stratégiques et revendicatives adoptées en congrès. L’organisation interne, adaptée à un moment donné du capitalisme, ne doit pas rester figée pour être en mesure de répondre aux transformations du système productif.
Ainsi, à partir de 1993, les 12 fédérations existantes sont peu à peu regroupées en 3 fédérations : services publics, services privés, et industrie-construction. Chaque fédération correspond à des formes d’organisation du travail, et donc à des manières d’organiser les salarié·es, plutôt qu’à des secteurs bien définis : une pour toute la fonction publique, industrie pour les concentrations d’emploi et les lieux où il y a un collectif de travail stable, et services privés pour les lieux d’emplois éclatés, sans communauté de travail cohérente. Un rôle central – et des moyens importants – sont conférés aux structures interprofessionnelles, les 12 comarcas (qui sont des sortes d’unions interprofessionnelles de bassin d’emploi, se rapprochant des Unions départementales françaises) qui rassemblent les 42 Unions locales. Ces comarcas ne correspondent volontairement pas à un découpage administratif, notamment pour éviter la formation de « baronnies » territoriales.
Les fédérations ont perdu leur rôle identitaire, au profit de la confédération : on est d’abord adhérent·es à ELA, qui collecte les cotisations, avant de l’être à une fédération particulière. Plus encore, c’est la distinction même entre les niveaux professionnels et interprofessionels qui s’efface : les fédérations sont représentées dans chaque comarca, les permanent·es ne sont pas cantonné·es à une structure mais sont amené·es à circuler (un·e permanent·e d’une fédération est ainsi amené·e à devenir permanent·e d’une comarca, puis d’une autre fédération, par exemple). Les élu·es du personnel dans les entreprises sont incité·es à mutualiser une partie de leurs heures de délégation pour appuyer les secteurs moins organisés – car ces heures sont dûes à tout le syndicat, et non aux seul·es salarié·es d’une entreprise donnée. On obtient ainsi un modèle confédéral « compact », véritablement décloisonné et au service des salarié·es, capables d’organiser avec succès le salariat précaire. Le fonctionnement n’est pour autant pas dirigiste, avec une forte culture démocratique et des assemblées générales fréquentes dans les entreprises et les territoires, pour favoriser en permanence l’implication des militant·es.
Les champs professionnel et interprofessionnel ne sont pas isolés l’un de l’autre, mais travaillés ensemble au quotidien : activité permanente vers les petites et moyennes entreprises, élections professionnelles, syndicalisation, tournées des boîtes, luttes locales et négociations, services juridiques, mise en œuvre des orientations stratégiques, alliances avec le mouvement social et associatif (notamment dans le collectif Charte des droits sociaux de Euskal Herria ; mais aussi avec le collectif confédéral d’Action sociale, décliné dans les comarcas, et qui permet aux militant·es de ELA d’allier leur militantisme dans le syndicat et dans le mouvement social), etc. C’est ce que ELA appelle la comarca integral : un outil de mise en œuvre des orientations confédérales, adaptées au niveau du territoire, en concevant le syndicat comme une organisation ouverte sur la société, et non pas enfermée sur le seul lieu de travail.
Une véritable autonomie financière
Une clé de ces transformations est l’autonomie du syndicat : les orientations doivent être définies de l’intérieur, et non pour se couler dans les institutions de dialogue social qui financent le syndicalisme. Une autonomie politique donc, mais qui doit être une autonomie financière pour être réelle. ELA s’est désengagée des institutions du paritarisme, se coupant ainsi des financements qui les accompagnaient, et a misé sur une hausse des cotisations mensuelles : 26 € pour un·e salarié·e à temps plein, 20 € pour un·e salarié·e à mi-temps, chômeur·e ou retraité·e, et 13 € pour les plus précaires (très faible temps de travail, retraité·e ou chômeur·e non indemnisé·e…) [1]. Bilan : aujourd’hui, ELA est financé à plus de 90 % par ses ressources propres – les cotisations de ses membres. Le syndicat est ainsi matériellement autonome de tout support extérieur.
À quoi servent ces cotisations ? Un quart sert à alimenter la « caisse de résistance », caisse de grève confédérale qui permet à ELA de tenir et de remporter des conflits très longs et très durs, de plusieurs mois, voire plusieurs années. La caisse permet de verser une indemnité de 1400 € (par mois et par gréviste), supérieure au salaire minimum, qui peut être renforcée à hauteur de 1600 € si l’entreprise compte suffisamment de syndiqué·es ELA ; voire, si la grève présente un intérêt stratégique pour la confédération, de plus de 2200 € (l’indemnité de grève ne peut pas dépasser le salaire perçu en temps normal). Des dizaines de millions d’euros ont déjà été versés par la caisse, avec à la clé de nombreuses victoires, de meilleurs salaires et plus de syndiqué·es… et donc plus d’argent pour la caisse de grève.
Une partie finance également les services juridiques d’ELA, qui comptent une centaine de personnes, et ont monté des milliers de dossiers chaque année. La présence de juristes permanent·es dans chaque comarca permet de développer la syndicalisation, en particulier des salarié·es les plus précaires, qui viennent souvent pour une assistance juridique immédiate.
Assistance juridique individuelle et collective, accès à la caisse de grève : avec de tels arguments, pas besoin de débattre longtemps des taux de cotisation trop élevés : les syndiqué·es voient bien où va leur argent, et les salarié·es sont prêt·es à adhérer.
Le résultat parle de lui-même : une lutte victorieuse tous les 3 jours en 2023, un niveau de grève au Pays basque qui est le plus élevé d’Europe, des salaires largement supérieurs à ceux du reste de l’Espagne dans de nombreux secteurs… et une marginalisation des syndicats qui ont joué le jeu du dialogue social (CCOO et UGT), en perte de vitesse depuis des années.
Un syndicat en expérimentation permanente
L’autonomie véritable de ELA permet à son fonctionnement et à ses valeurs cardinales de se concrétiser et d’évoluer en fonction des débats, des analyses et des bilans sur la situation politique et socio-économique et les évolutions du salariat.
Par exemple, après avoir appuyé le statut de la Communauté autonome du Pays basque (qui regroupe trois provinces situées sur la partie espagnole), comme cadre pour avancer vers la construction de relations professionnelles et sociales propres au Pays basque, ELA se rend compte que ce statut n’est plus un moyen adapté pour y arriver. Lors de son dernier congrès confédéral en novembre 2021, la confédération adopte la revendication d’une République basque indépendante. Le statut d’autonomie est un cadre épuisé.
On n’entrera pas ici dans les détails des orientations de ELA sur les questions socio-économiques, écologiques, internationales, etc. Elles sont proches de celles que l’on retrouve en France à la CGT, Solidaires ou la FSU. ELA a notamment mis l’accent sur le rôle clé du syndicat dans la transition écologique, et pose « la nécessité d’un changement de système de production, de distribution et de consommation permettant de répondre à la nécessité de faire décroître l’utilisation des ressources ». Cette transition devra faire le passage du « système capitaliste actuel, hétéropatriarcal, raciste, colonialiste et écocide, à un modèle social, féministe, antiraciste et éco-socialiste qui place en son cœur la vie et le soin » [2].
Vers un syndicalisme féministe
Le travail de questionnement et d’évolution permanente de la confédération s’est matérialisé sur un autre thème : celui du genre. ELA s’est donné pour objectif de devenir un syndicat féministe, et après un travail de diagnostic et de réflexion commencé en 2014, le syndicat a adopté un plan d’équité de genre en 2021. Ce plan fait l’objet de bilans d’étapes réguliers, et prévoit des évolutions sur le plan revendicatif comme sur celui du fonctionnement interne du syndicat. Il vise à faire adopter une grille d’analyse en termes de genre à chaque échelon de l’organisation : dans les négociations, la conduite des grèves, le travail juridique, les élections, la formation…
Ce plan ambitieux a pu être effectivement mis en œuvre grâce à la mise en place d’une « architecture de genre » au sein du syndicat : celle-ci consiste en un réseau de militant·es, les Irule, chargé·es de faire le lien entre ce que prévoit le plan d’équité de genre et chaque domaine d’action du syndicat (juridique, formation, négociation collective, bureau d’études, etc.). Grâce à un temps de décharge dédié à cette tâche, iels apportent une perspective de genre à tous les niveaux, et sont aussi chargé·es de collecter des informations et de partager les expériences, via différents lieux de coordination sur le sujet. Cette démarche interroge également le fonctionnement de la confédération, et veut « démanteler le modèle du syndicaliste idéal » en s’attaquant aux obstacles concrets au militantisme des femmes, notamment pour celles qui doivent s’occuper de leurs enfants et ne peuvent militer sur leur temps libre.
Un aspect central de la démarche d’ELA sur le sujet est la stratégie volontariste en direction des secteurs les plus féminisés et les plus précaires. L’organisation du syndicat, avec des services juridiques efficaces et surtout une caisse de grève solide, se sont révélés être des outils très efficaces pour y mener des grèves, dont plusieurs ont été très longues et sont devenues emblématiques. Ces conflits, pas forcément vécus comme féministes au départ par les salariées qui se battent notamment pour des augmentations de salaire, sont devenus des occasions de politisation féministe.
Ce livre raconte deux de ces luttes, étalées sur plusieurs années : celle des maisons de retraite de Bizkaia d’abord, qui totalise des milliers de jours de grève au fil des négociations des conventions collectives successives [3]. On y voit la construction par étapes d’une mobilisation puissante, qui a su sortir des frontières de l’entreprise et mettre en mouvements des milliers de salariées éparpillées dans des établissements répartis sur toute la province… et la naissance d’une véritable conscience de classe sans besoin de regrouper ces salariées dans une fédération propre à leur secteur.
Le deuxième texte relate la lutte des travailleuses du nettoyage, menée sur une base originale[4] : elles ne se sont pas contentées de pointer les écarts de salaire au sein d’une même entreprise ou d’une même branche, mais ont mis en avant l’écart de salaire entre des secteurs dont les salarié·es présentent des qualifications proches. D’un côté, le nettoyage urbain, très masculin, de l’autre, le nettoyage des bureaux, très féminisé. La dimension territoriale de la lutte touche des travailleuses d’employeurs différents, du secteur public comme du secteur privé ; une manière d’adapter nos combats aux évolutions du système capitaliste et l’organisation du travail qui en découle.
Cet ouvrage rend compte de la puissance de l’organisation collective à la base quand elle dépasse les frontières habituelles du syndicalisme. Ce récit de conscientisation, organisation et mobilisation, ce récit de grève, est une leçon d’émancipation dont nous avons tou·tes à apprendre si nous voulons construire un syndicalisme qui soit réellement de lutte de classes.
Aux Éditions syndicalistes comme au sein du collectif Syndicalistes !, les pratiques d’ELA et les victoires rapportées ici nous enthousiasment et nous inspirent. Il est urgent que nos syndicats se transforment à leur tour en profondeur pour aligner les discours et les pratiques. Nous voulons rendre nos luttes plus efficaces et fédératrices au-delà des cercles militants déjà convaincus. Nous voulons nous aussi que multiplier les victoires et unir les classes laborieuses.
Bibliographie en français sur ELA
Christian Dufour & Adelheid Hege, « 12e congrès de ELA, confédération syndicale basque », Chroniques internationales de l’IRES, no 117, 2009, p. 27-36 [en ligne].
— , « Congrès de ELA : redéfinir les priorités syndicales en temps de crise », Chroniques internationales de l’IRES, no 140, 2013, p. 41-54 [en ligne].
— , « À son 14e congrès, la confédération ELA présente un projet “plus politique que jamais” », Chroniques internationales de l’IRES vol. 2, no 158, 2017, p. 27-39 [en ligne].
« Vers une métamorphose féministe », Enbata, 2022 [en ligne].
Jon Las Heras & Lluis Rodriguez, « Un peu de réalisme stratégique. Ou comment faire une caisse de grève efficace », Syndicalistes !, 2023 [en ligne].
« 30 novembre : grève féministe générale en Euskadi » [en ligne] et « Euskadi : succès de la grève générale féministe ! », Syndicalistes !, 2023 [en ligne].
Leire Gallego, « Un bilan de la grève générale féministe du 30 novembre 2023 », Syndicalistes !, 2024 [en ligne].
SDR Amazon : une brèche dans le colosse, Manu Robles-Arangiz Fundazioa, 2025 [en ligne].
*
Traduction, prologue et notes par Baptiste, Laura et Michel, qui participent au site syndicalistes.org
Illustration : Célébration de la victoire le vendredi 27 octobre 2017 après plus de 2 ans de luttes des maisons de retraite privatisées de Biscaye.
Notes
[1]Pour comparaison, le niveau moyen de cotisation à la CGT est inférieur à 13 € par mois, alors même que les salaires sont largement supérieurs en France, et que la cotisation syndicale est ensuite remboursée aux 2/3 par les impôts…).
[2]Résolution au 15e congrès confédéral de ELA.
[3]Cette partie est la traduction d’un ouvrage de Onintza Irureta Azkune (journaliste au média Argia), Berdea da more berria. Bizkaiko egoitzetako grebalarien testigantzak (Le vert [couleur de ELA] est le nouveau violet [couleur de nombreux mouvements féministes] : témoignages de grévistes des résidences de Bizkaia), paru en 2019 chez Argia.
[4]Cette seconde partie est la traduction d’une brochure de Aiala Elorrieta Agirre (économiste à la fondation Manu Robles-Arangiz), Nola garbitu soldata arrakala (Comment combler l’écart salarial), publiée en 2023 par la fondation Manu Robles-Arangiz.
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