Édition du 3 décembre 2024

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Québec

Économie du Québec

Comment planifier l'après-covid ?

Un choix entre l’austérité et la résilience

Deux chercheurs de l’IRIS, Mathieu Dufour et Guillaume Hébert viennent de publier une importante étude intitulée : "Comment planifier l’après-covid ? Un choix entre l’austérité et la résilience. Leur conclusion peut être résumée ainsi : "Bref, depuis dix ans, les questionnements de l’approche hypercapitaliste qui guidait les gouvernements depuis les années 1980 sont devenus de plus en plus pressants face à l’incapacité de l’idéologie néolibérale à satisfaire l’intérêt collectif. Les sociétés post-COVID ne seront plus les mêmes qu’avant la pandémie, et cette évolution doit déboucher sur une remise en question de l’économie capitaliste."

Nous publions ici l’introduction et la conclusion de cette étude.

Pour lire l’étude, cliquez sur l’icöne

INTRODUCTION

Les dépenses engagées par les gouvernements pour faire face à l’impact économique de la pandémie de COVID-19 atteignent des niveaux inédits. Tout comme la propagation du virus conduira à une réévaluation du fonctionnement de la santé publique et des soins de longue durée, l’intervention financière massive de l’État pourrait transformer à court, moyen et long terme le rôle du gouvernement dans l’économie.

Cet interventionnisme accru des pouvoirs publics signifierait en quelque sorte que l’on tire un trait sur l’approche dominante des gouvernements depuis une bonne quarantaine d’années. En effet, même si la taille de l’État n’a guère changé depuis le virage hypercapitaliste des années 1980 [1], les gouvernements ont préconisé durant cette période un recours accru à l’initiative privée pour organiser l’activité économique. Également désigné comme « ère néolibérale », l’hypercapitalisme d’aujourd’hui est en crise.

Sous ce régime, l’État pouvait financer, subventionner, promouvoir les entreprises privées, mais il devait se garder d’administrer lui-même des secteurs économiques. Même pour les missions sociales, l’État a fait de plus en plus appel à du financement privé ou des prestataires privés. Les traités de libre-échange que les États ont signés depuis l’intensification de la mondialisation des marchés ont d’ailleurs souvent servi à installer des garde-fous réglementaires favorables aux firmes transnationales qui tantôt uniformisent et tantôt limitent l’action étatique dans l’économie.

Au fil des ans, cet hypercapitalisme a également transformé notre rapport aux finances publiques. La concurrence fiscale entre les États a tiré vers le bas les taux d’imposition un peu partout dans le monde [2]. Tour à tour, les gouvernements ont réduit les impôts de façon à ne pas risquer de faire fuir les particuliers ou les entreprises. Les tenants des thèses néolibérales ont pour leur part répandu de nombreux mythes au sujet de la fiscalité, dont l’idée selon laquelle l’État est intrinsèquement moins efficace que le secteur privé et que les baisses d’impôt permettent la redistribution de la richesse puisque les détenteurs de capitaux créeraient alors des emplois en réinvestissant dans l’économie. On a aussi prétendu qu’un impôt maintenu à un niveau trop élevé se traduit paradoxalement par des pertes fiscales, que la collectivité gagne à remplacer les impôts par la tarification des services, etc.

Or, l’approche hypercapitaliste a échoué du point de vue de l’intérêt collectif, puisque les réels bénéficiaires de cet ensemble de politiques sont ceux qui détiennent ou ont amassé de vastes fortunes. Au fur et à mesure que l’État cédait des pans croissants de l’économie aux classes. dirigeantes et qu’il réduisait la portée de ses outils fiscaux, une part croissante de la population s’est retrouvée de plus en plus appauvrie, voire dépossédée. La faible hausse des revenus, la précarité croissante des conditions de travail, la hausse des inégalités et de la polarisation sociale, la détérioration de la qualité et de l’accessibilité des services publics et l’affaiblissement du filet social ont épuisé la légitimité du modèle économique néolibéral qui a triomphé au cours des années 1980.

À ce propos, la pandémie vient jeter un éclairage saisissant sur les failles de notre modèle économique. Nous avons d’abord vu comment la santé publique, devenue le parent pauvre d’un système de santé axé sur la médecine curative et le système hospitalier, avait été à ce point laminée que nous sommes aujourd’hui incapables, contrairement à d’autres États, d’organiser une réponse adéquate à la propagation d’un virus. De même, de nombreux ratés grèvent les chaînes d’approvisionnement en produits essentiels. Il a été frappant, par exemple, de constater que le Québec ou le Canada ne possédaient souvent plus les capacités de produire eux-mêmes des équipements de protection personnelle et qu’il fallait participer à une surenchère pour acheter à l’étranger certains biens qui faisaient cruellement défaut au pays.

Même si le Québec a pu éviter les scénarios absurdes observés aux États-Unis où des hôpitaux privés ont mis à pied du personnel après la suspension des procédures médicales garantes de leur rentabilité [3], le système de santé, déjà en pénurie de personnel, s’est révélé incapable, malgré l’urgence, de combler ses besoins en main-d’oeuvre. De plus, des cliniques privées ont continué de pratiquer des chirurgies esthétiques plutôt que de mettre leurs ressources à la disposition du réseau public menacé de débordement [4].

Qui plus est, la fragilité du système économique a rendu nécessaire l’intervention massive du gouvernement fédéral. Si les entreprises et les ménages privés de revenus en raison du confinement s’étaient mis à faire faillite en série, l’économie canadienne se serait complètement effondrée. Ainsi, alors qu’on leur répétait depuis belle lurette que les finances publiques n’avaient guère de marge de manoeuvre, les Canadien·ne·s ont été stupéfaits d’assister à la mise en place d’une « Prestation canadienne d’urgence » (PCU) et d’une série de mesures de soutien aux entreprises dont les coûts ont porté le déficit du gouvernement fédéral à près de 400 milliards de dollars (G$) pour l’exercice 2020-2021 [5].

En ce qui a trait aux travailleurs et travailleuses, il était illusoire de compter sur le soutien de l’assurance-emploi dont la désuétude est apparue au grand jour, forçant le premier ministre canadien à s’engager à la remplacer par un régime « digne du XXIe siècle ». La pandémie est ainsi apparue comme une crise se superposant à un ensemble de crises socioéconomiques parmi lesquelles figurent la croissance intenable des inégalités sociales et l’urgence climatique. En ce sens, la conjoncture actuelle, malgré les drames sans nom qu’elle entraîne, constitue également une occasion de répondre simultanément à un ensemble de problèmes menaçant la stabilité et la sécurité des populations. Autrement dit, un « retour à la normale » n’est ni possible ni souhaitable.

Cette brochure s’intéresse à l’état actuel des finances publiques et formule des propositions pour éviter de retomber dans le cul-de-sac de l’austérité [6]a. Au « cycle de l’austérité », nous opposons une double boucle de l’économie résiliente, qui permettrait d’amorcer une transformation de l’économie québécoise. Nous rappellerons d’abord en quoi consiste l’austérité afin de bien mettre en évidence quelles seraient les conséquences de ce type d’approche à moyen ou long terme. Nous jetterons aussi un coup d’oeil à l’état actuel des budgets québécois et canadien, avant d’aborder le rôle nouveau de la banque centrale dans la conjoncture. Ensuite, nous montrerons que ce qui requiert une intervention urgente des gouvernements sont plutôt les crises liées à la situation sanitaire, à la dégradation de l’environnement et aux inégalités de richesse. Enfin, au moment où ces crises culminent dans une crise générale de légitimité, nous verrons comment pourrait s’articuler une approche novatrice de l’économie et des finances publiques québécoises, qui permettrait d’enclencher une profonde transformation sociale et économique.

*************

CONCLUSION

CHOISIR LA RÉSILIENCE PLUTÔT QUE L’AUSTÉRITÉ

L’année 2020 aura apporté son lot de bouleversements. La pandémie de COVID-19 a pris la plupart des pays du monde au dépourvu et a causé de nombreuses tragédies humaines. Au moment d’écrire ces lignes, près de cent millions de personnes ont été infectées par le virus et deux millions en sont décédées. Au Canada, environ vingt mille personnes sont mortes de la COVID, dont près de la moitié au Québec.

Au plan économique, les mesures adoptées par les gouvernements pour freiner la propagation du virus ont amené les États en terrain inconnu. Alors que l’endettement public causé par la dernière crise économique avait souvent été décrit comme un plafond indépassable, les sommes engagées par les gouvernements occidentaux en 2020 font déjà paraître presque modestes les sommes dépensées en 2008-2009 pour sauver le système bancaire.

Bref, depuis dix ans, les questionnements de l’approche hypercapitaliste qui guidait les gouvernements depuis les années 1980 sont devenus de plus en plus pressants face à l’incapacité de l’idéologie néolibérale à satisfaire l’intérêt collectif. Les sociétés post-COVID ne seront plus les mêmes qu’avant la pandémie, et cette évolution doit déboucher sur une remise en question de l’économie capitaliste.

Il est nécessaire de préparer l’après-COVID en faisant valoir les valeurs et les politiques qui devraient guider les gouvernements. Si les États ne changent pas de cap, le modèle économique conventionnel exigera tôt ou tard des sacrifices des populations pour « payer » les coûts liés à la pandémie. Or, nous avons vu à la section 1 de quelle manière l’austérité budgétaire a nui à l’économie québécoise et de quelle façon l’obsession du déficit zéro constitue un véritable éteignoir politique des aspirations collectives.

Même d’un point de vue strictement et froidement économique, les politiques d’austérité sont contre-productives puisqu’elles tendent à étouffer l’activité économique. Or, dans une ère de stagnation où l’investissement privé se fait attendre et où la plupart des ménages sont lourdement endettés, cette voie est impraticable. La pandémie et ses conséquences sur la société devraient être perçues comme la goutte qui fait déborder le vase et qui nous force à une remise en cause du modèle économique en place.

Une approche qui renoue avec un idéal collectif basé sur la solidarité et la démocratie doit remplacer celle qui abandonne les individus à eux-mêmes en vertu de l’illusion selon laquelle un système où des acteurs poursuivent leur strict intérêt personnel en compétition avec les autres est le plus efficace. À cet égard, dans cette brochure, nous avons proposé une double boucle de l’économie résiliente pour transformer profondément l’économie québécoise.

Cette double boucle comprend deux grandes stratégies pour façonner une société plus juste et une économie plus soutenable.

D’une part, il faut une nouvelle politique budgétaire et fiscale afin de mieux redistribuer la richesse et s’assurer que tous et toutes ont un niveau de vie leur permettant de s’épanouir. Pour ce faire, il faut renouer avec une fiscalité beaucoup plus progressive et revaloriser des services publics accessibles et de qualité.

D’autre part, l’économie capitaliste conventionnelle doit être dépassée afin que le développement économique serve réellement l’intérêt de la majorité plutôt qu’une minorité de privilégié·e·s.

Le nouveau mode économique doit davantage faire appel au secteur public et à la sphère non marchande, donc l’économie sociale et solidaire, afin de réaliser la transition écologique dont l’absolue nécessité devient peu à peu l’objet d’un consensus. La démocratisation de l’économie est l’une des clés du succès face à la crise climatique. La transformation écologique, compte tenu de son ampleur, exige une planification démocratique sur une base locale et régionale pour être légitime en plus du développement et du renforcement de la capacité de planification et d’intervention collective dans l’économie. L’économie ne peut plus simplement être l’affaire des chambres de commerce.

L’État, avec sa capacité de régulation et d’investissement, doit servir de bougie d’allumage à cette transformation. Il doit utiliser la marge de manoeuvre qu’on lui redécouvre en contexte de pandémie alors que se révèle des capacités financières largement supérieures à celles que les populations se figuraient durant les dernières décennies. Nous avons vu que tant que les limites humaines et physiques ne sont pas atteintes, un État souverain qui contrôle sa propre monnaie peut injecter davantage de liquidités dans une économie. Il est néanmoins vital de faire un bon usage de cette marge de manoeuvre afin de rendre l’économie véritablement résiliente.

Nous faisons le pari qu’une fois la double boucle lancée, ses retombées alimenteront un cercle vertueux permettant d’accroître continuellement la qualité de vie de la population et l’équilibre vivifiant des écosystèmes. Les citoyennes et citoyens y trouveront leur compte en matière de résilience sociale et économique, tout en reprenant le contrôle de leurs vies. En somme, le choix entre l’austérité et la résilience en est un entre la déliquescence définitive de nos institutions démocratiques et une réplique collective, solidaire et ambitieuse face aux immenses défis de l’ère post-COVID.


[1a. Dans cette brochure, nous utiliserons « hypercapitalisme » et « néolibéralisme » de façon interchangeable. La période néolibérale représente une rupture avec l’ordre économique d’après-guerre (1945-1975) durant lequel les salarié·e·s avaient réalisé un certain nombre de gains, où le capitalisme était assez fortement encadré par les pouvoirs publics et où la richesse était davantage redistribuée. L’idéologie néolibérale – présentée par certains comme une nouvelle rationalité – a largement transformé les institutions de la société salariale, mais aussi le rapport des individus à la société. Quarante ans après son avènement, le néolibéralisme ne saurait cependant être dépassé par un retour au modèle économique d’après-guerre. Pour une réflexion en profondeur sur ce concept : Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, Éditions La Découverte, 2009, 498 p.

[2GODBOUT, Luc et Michael-Robert ROBERT, La fiscalité québécoise converge-t-elle à la tendance de l’OCDE ?, Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques (CFFP), Université de Sherbrooke, octobre 2020, 38 p., cffp.recherche.usherbrooke.ca/wp-content/uploads/2020/10/cr_2020-16_la-fiscalite-quebecoise-converge-telle-a-la-tendance-de-ocde.pdf.

[3NPR, « As Hospitals Lose Revenue, More Than A Million Health Care Workers Lose Jobs », NPR, 8 mai 2020, www.npr.org/2020/05/08/852435761/as-hospitals-lose-revenue-thousandsof-health-care-workers-face-furloughs-layoff.

[4GERBET, Thomas, « Les chirurgies esthétiques se poursuivent au privé pendant que les hôpitaux craquent », Radio-Canada, 15 janvier 2021, ici.radio-canada.ca/nouvelle/1763440/covid-chirurgiesesthetiques-hopitaux-personnel-quebec-solidaire.

[5GOUVERNEMENT DU CANADA, Énoncé économique de l’automne de2020, Ministère des Finances, 30 novembre 2020, www.budget.gc.ca/fes-eea/2020/home-accueil-fr.html.

[6a Pour leur contribution à ce document, les auteurs remercient Alexandre Bégin, Eve-Lyne Couturier, François Desrochers, Pierre-Antoine Harvey, Philippe Hurteau, Audrey Laurin-Lamothe, Minh Nguyen, Julia Posca, Nicolas Viens et Olivier Viger-Beaudin.

Mathieu Dufour

Mathieu Dufour est détenteur d’un doctorat en sciences économiques de l’Université du Massachusetts à Amherst. Il est professeur dans le département d’économique du John Jay College of Criminal Justice (City University of New York). Il s’intéresse aux questions touchant les crises financières, le développement économique, la distribution du revenu et la politique industrielle. Il collabore au site de l’IRIS.

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