Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Élections québécoises 2012

Encore un effort ?

(Texte de Marie-Claude Loiselle publié dans 24 images, numéro 157, 2012 - 27 avril 2012)

« Encore un effort ! » Cela pourrait ressembler à un slogan utilisé en période de guerre. C’est pourtant la formule qui court sur toutes les lèvres de nos dirigeants aujourd’hui, ce qu’ils martèlent sans relâche de façon à ce que l’on comprenne qu’il ne s’agit pas là d’un encouragement mais bien d’une injonction : effort exigé des étudiants que l’on intime de « faire leur part » en usant de cette formule comme d’un véritable outil de matraquage propagandiste, effort imposé aux peuples grec et espagnol pour redresser une économie en déroute, etc. La lutte économique qui se joue sur fond de catastrophe imminente est sans merci, et c’est toute la société et nos esprits qui sont formés, assujettis, mobilisés pour participer à cette machine de guerre. L’économie capitaliste veut nous posséder corps et âme.

Ce monde, nous l’avons vu changer sous nos yeux en quelque trente ans. C’est ainsi que ce qui a commencé par se faire souterrainement, de façon tacite, se passe aujourd’hui au grand jour et devient une conduite normale, intégrée comme une nécessité. Le doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal peut ainsi ouvertement demander à tous les directeurs de département de se mettre au service du Plan Nord et des attentes du premier ministre Charest en concevant des projets de recherche liés au développement économique du Nord1 ; le gouvernement Harper peut abandonner la recherche fondamentale pour réorienter les fonds vers les entreprises qui financeront elles-mêmes les recherches utiles à leurs intérêts (budget 2012) ; il peut aussi envisager de faire participer les entreprises à la sélection des immigrants qui seront bientôt accueillis au Canada en fonction des emplois à combler et des besoins de l’économie2, tout cela suscite de moins en moins de résistance et en est venu à être accepté au nom des impératifs de la compétitivité internationale. Pour combien de temps encore… ?

Les décisions idéologiques qui compromettent l’accès de tous à l’université et affectent certaines institutions dites culturelles (réductions budgétaires de 11 % imposées dans le dernier budget fédéral à l’Office national du film, à Téléfilm Canada et à Radio-Canada) sont consternantes non pas parce que nous voyons dans ces lieux les derniers bastions de la connaissance, de l’art et de la culture – ce qu’elles ne sont pas, et même de moins en moins –, mais bien parce que les coups portés à ces biens collectifs sont les signes sans équivoque de la crise morale qui affecte la société actuelle. Comment accepter que la culture et l’éducation soient toujours davantage réduites à une marchandise ? Or c’est cette acceptation-là que le gouvernement attend des étudiants en leur demandant de sacrifier le libre accès aux études supérieures pour permettre aux universités québécoises de devenir compétitives sur le marché international. Demande dont n’ont pas été dupes les centaines de milliers d’étudiants descendus dans la rue ce printemps…

C’est aussi cette acceptation-là que l’on attend des artistes aujourd’hui, que l’on imagine pourtant être les premiers à se dresser contre cette dérive suicidaire de la société et à former un des ultimes remparts contre l’expansion illimitée de la marchandisation du monde. Ce que l’on constate, bien au contraire, c’est qu’ils sont de plus en plus nombreux à intégrer comme allant de soi cette idéologie qui réduit chaque individu à sa fonction économique, au point que bien des artistes qui se prétendent « subversifs » s’affichent, au même titre que les plus conformistes, comme des marques de commerce. C’est ainsi qu’écrivains, peintres, chanteurs, comédiens, cinéastes, pour faire leur place et durer, gèrent leur carrière comme des entrepreneurs, investis dans une autopromotion permanente de leur travail autant que d’eux-mêmes. La question qui se pose bien sûr aux créateurs face à la menace de disparition qui pèse sur les œuvres non consensuelles c’est : Comment les faire exister tout en résistant à cette obligation d’apparaître ? À ce jeu de conquérant, les cinéastes se retrouvent en première ligne, qui doivent constamment séduire un éventuel « partenaire », un décideur, un sélectionneur de festival ou quelque personne influente. Le monde du cinéma a d’ailleurs adopté une « technique de vente » performante dont le but est de convaincre en deux phrases un décideur de s’intéresser à un projet. Pour répondre à cette exigence, un nombre croissant d’ateliers, de stages, de livres ont vu le jour, enseignant l’art du « pitch » qui permet à tout moment et en toutes circonstances d’être prêt à promouvoir son idée.

Les principes de l’industrie qui se sont insinués dans toutes les sphères de l’existence comme seul horizon possible incitent chacun à pratiquer une stratégie de survie qui attise sans cesse la violence des relations sociales. Le sentiment que nous n’avons pas le choix de nous plier à ces principes pénètre de plus en plus profondément les esprits. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en acceptant de participer au jeu de la marchandisation intégrale, en soumettant la création artistique, culturelle, intellectuelle à ses impératifs, nous collaborons au processus d’effondrement de la vie politique. On attend de l’État qu’il protège la culture par de meilleures politiques culturelles alors que c’est plutôt la vie politique même qui dépend de la culture, et donc de la constance avec laquelle nous en préservons la force de parole, de critique, d’expression, de transformation ; cette force capable de libérer la pensée du carcan où l’enferme l’ordre économique actuel en même temps que de concevoir de nouveaux possibles. Les attaques répétées contre la culture et l’éducation, tout comme le mépris de la parole populaire qui s’est exprimée ces semaines-ci dans la rue, visent intentionnellement à affaiblir la vie politique pour imposer comme irrévocable la domination capitaliste et financière sur toutes les activités. Comme le dit éloquemment Isabelle Stengers : « La barbarie ne craint pas la critique. Elle se nourrit bien plutôt de la destruction de ce qui, rétroactivement, apparaît comme rêves, utopies, illusions comme ce à quoi la “réalité” impose de renoncer. Elle triomphe lorsque cela fait ricaner ou soupirer »3. Il faut refuser d’êtreraisonnables, refuser de croire que « nous n’avons pas le choix » d’agir en petits entrepreneurs et en clients du monde que nous partageons. Là où nous n’avons pas le choix, c’est bien de résister pied à pied en cherchant par tous les moyens à rendre possible un avenir qui ne soit pas barbare.


1. « Plan Nord : la grande séduction des universités », dans Le Devoirdu 9 mars 2012.

2. « La solution d’Ottawa ne fait pas l’unanimité », dans Le Devoir du 8 mars 2012.

3. Au temps des catastrophes, Paris, Éditions La Découverte, 2009, p. 144.

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