Édition du 23 avril 2024

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Afrique

Energie nucléaire : le prochain scandale sud-africain ?

Alors que l’Afrique du Sud connaît une situation économique très fragile et une instabilité politique après la déconfiture du parti au pouvoir aux dernières élections, la Ministre de l’énergie a fait sensation au Parlement en annonçant la date butoir du 30 septembre pour le dépôt des propositions pour le programme nucléaire.

Tiré du blogue de l’auteure.

L’annonce soudaine d’un calendrier accéléré a choqué tous ceux qui depuis plusieurs années demandent une consultation claire et transparente avant de faire des choix vitaux pour l’économie du pays. Le projet gouvernemental prévoit une production électrique de 9600 MW par de nouvelles centrales nucléaires.

L’Afrique du Sud a déjà une centrale nucléaire en fonctionnement à Koeberg, près de la ville du Cap, mais elle date des années 1980 quand la collaboration du régime d’apartheid avec les pays occidentaux allait bon train. Selon le programme gouvernemental, il s’agirait de construire au moins trois ou quatre nouvelles centrales près de Koeberg ou bien près de Jefferys’s Bay dans la province voisine du Cap oriental.

L’énergie actuelle est essentiellement produite par des centrales thermiques, dont beaucoup sont obsolètes et très polluantes. Eskom, la compagnie nationale est engluée dans des difficultés financières de plusieurs natures. Elle doit payer la facture pour deux nouvelles centrales à charbon, Medupi et Kosile, qui a augmenté au fur et à mesure du retard pris pour la construction et elle doit faire face au scandale du charbon de mauvaise qualité qu’elle achetait au prix fort à la mine Optimum, propriété de Oakbay Investments, propriété de la fameuse famille Gupta qui, prévoyante, a aussi investi dans l’uranium.

Personne ne conteste le fait que le pays a besoin d’améliorer et de diversifier ses ressources énergétiques, de renouveler son parc de centrales et de réseaux de distribution vieillissant, mais le serpent de mer de la construction de plusieurs centrales nucléaires sans véritable consultation et concertation alimente la rumeur depuis des années.

Des accords ont été signés avec plusieurs pays pour la fourniture de centrales nucléaires : la Corée du Sud en 2010, la Chine en 2014, la Russie en 2014, mais aucun de ces accords n’exercerait de contrainte d’achat sur l’Afrique du Sud a affirmé le Président Zuma, pressé de questions par les parlementaires et les organisations civiles opposées à l’introduction massive de l’énergie nucléaire sans concertation et sans transparence.

L’accord avec la Russie reste très opaque et la visite de la Ministre de l’énergie à Bruxelles en septembre 2014 pour signer un nouveau marché avec Rosatom n’avait fait qu’ajouter une embrouille de plus à une affaire déjà bien ténébreuse (voir mes précédents billets). Pravin Gordhan, alors ministre des finances avant d’être remplacé par Nhlanhla Nene, à qui il a succédé après le limogeage de ce dernier en décembre 2015, avait refusé tout net d’accepter un marché qui allait endetter le pays pour des années. Le coût avancé pour l’équipement du pays en centrales nucléaires est de l’ordre de 100 milliards de dollars ! La valse des ministres des finances est rythmée par le tintamarre produit par les scandales qui se succèdent et leur refus d’engager le pays dans un gouffre financier.

Dès l’annonce ministérielle, les associations de défense de l’environnement sont montées au créneau et ont déposé une déclaration sous serment (affidavit) devant la justice pour montrer , preuves à l’appui, que le ministère de l’énergie ne respecte pas la constitution en agissant secrètement et en cachant des documents au parlementaires et à l’opinion publique.

Earthlife Africa et Safcei (South African Faith Communites’ Environment Institute) ont la preuve que la décision d’achat de centrales nucléaires a été prise en 2013, mais n’a été rendu publique qu’en décembre 2015. Les deux organisations depuis 2010 essaient en vain d’obtenir des réponses à des questions légitimes de transparence des procédures et de l’impact qu’aura le choix de l’énergie nucléaire sur l’avenir économique et environnemental du pays.

Beaucoup de voix s’élèvent pour dénoncer un choix très couteux bien au-delà des moyens financiers du pays. Le Professeur Anton Eberhard , un expert conseiller du gouvernement pour la politique énergétique, dit lui-même que ce programme est inutile et un fardeau budgétaire dont le pays n’a absolument pas besoin.

Mais ce qui est difficile à suivre ce sont les prévisions faites par le gouvernement qui reposent sur un plan énergétique qui date de 2010 , or les besoins et la demande ne sont plus les mêmes. Il y a une stagnation de la croissance et une diversification de la production avec les producteurs indépendants d’énergie qui ont recours à l’énergie solaire ou éolienne. Le modèle du monopole centralisée de production énergétique d’Eskom reposant essentiellement sur le charbon est devenu obsolète. On ne peut qu’être étonné de savoir que le FMI a fourni une grosse partie du financement pour la construction des centrales thermiques de Medupi et Kosile , alors que tous les pays cherchent à réduire les émissions de gaz à effet de serre dont la nocivité n’est plus à démontrer.

Pour Chris Yelland, le pays ne connait pas « une crise énergétique, mais une crise de gestion ». Si les centrales de Medupi et Kosile doivent fournir à terme 9600 MW et si le gouvernement veut absolument obtenir 9600 MW d’énergie nucléaire, il en conclut qu’Eskom a l’intention de vendre son électricité aux pays voisins. La question est de savoir à quel prix et dans quelle mesure cette vente lui permettra de tenir l’équilibre financier. Il a sorti sa calculette et les chiffres sont sans appel : en 2030 l’énergie nucléaire sera la plus couteuse : 1,30 à 1,52 rand le kw contre 1 rand pour les énergies renouvelables, 1,30 à 1,52 pour l’énergie thermique.

Alors pourquoi cette précipitation vers l ‘énergie nucléaire alors que tous les pays cherchent à diversifier leur sources d’énergie dans un souci de préservation de l’environnement ? Pour les responsables des organisations civiles, le doute n’est plus permis « Nous avons la preuve évidente que le nucléaire est la forme d’énergie la plus coûteuse et la moins avisée, alors que l’Afrique du Sud est un des pays qui dispose des meilleures sources d’énergie renouvelable au monde. Depuis cinq ans nos lettres restent sans réponse. Les motifs de l’engagement du gouvernement pour l’énergie nucléaire nous semblent bien suspects » déclare un responsable de Safcei.

Pour Andrew Feinstein, ancien parlementaire de l’ANC qui a démissionné de son poste pour protester contre la corruption qui a entaché l’achat de matériel militaire pour l’armée sud-africaine à la fin des années 2000, le scandale qui s’annonce pour l’achat des centrales nucléaires sera bien pire et la facture de 70 milliards de rands semblera de « la menue monnaie » à côté de celle qui attend les Sud-africains. A moins qu’ils n’arrivent à empêcher une bande de prédateurs à faire fortune avec les ressources de l’état... 

Jacqueline Dérens

Blogueuse sur le site de Mediapart (France). Ancienne militante contre l’apartheid, fondatrice de l’association RENAPAS - Rencontre nationale avec le peuple d’Afrique du Sud.

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