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France - Comment préparer la grève reconductible du 7 mars ? Entretien avec Adrien Cornet, raffineur chez Total

Alors qu’une grève reconductible se prépare pour le 7 mars prochain, Révolution Permanente donne la parole à celles et ceux qui la prépare. Entretien avec Adrien Cornet, de la raffinerie Total Grandpuits.

Tiré de Révolution permanente
22 février 2023

Crédits photos : O Phil des Contrastes

Arthur Nicola
Comment préparer la grève reconductible du 7 mars ? Entretien avec Adrien Cornet, raffineur chez Total

Adrien Cornet, CGT Total Grandpuits

Révolution Permanente : Vendredi dernier, la fédération CGT de la Chimie a appelé à la grève reconductible dans les raffineries dès le 7 mars, rejoignant les cheminots et la RATP. Comment préparez vous ce départ en reconductible ?

On est conscients que les périodes de vacances ne sont jamais les périodes les plus propices pour militer. Mais on est dans une période particulière aujourd’hui, et les enjeux posés par le mouvement sont majeurs, c’est donc primordial de préparer le 7 mars, et surtout d’étendre l’appel au maximum d’entreprises : voilà notre priorité. On ne peut pas dire qu’on veut la généraliser la grève et l’étendre à l’ensemble des secteurs et ne pas avoir de démarche envers les secteurs qui ont moins de traditions de grève que nous. C’est à nous de jouer ce rôle-là, et c’est pour cela qu’on s’est organisé avec les militants de la CGT Grandpuits pour participer à une démarche interprofessionnelle à l’échelle du département de la Seine et Marne, ainsi qu’avec les camarades de la centrale de Nogent-sur-Seine dans l’Aube. L’idée est que pendant les vacances, on organise une ou deux actions par semaines pour construire des liens entre les différents secteurs, avec pour objectif d’entrainer plus largement d’autres secteurs qui ne sont pas des bastions traditionnels de lutte, mais qui sont très importants pour élargir la grève reconductible.

La première de nos initiatives a été d’organiser un rassemblement de soutien pour un camarade de Transdev, Laurent, qui a été réprimé suite à une grève dans le secteur des transports urbains. Après une grève exemplaire de 45 jours où ils ont paralysé le réseau, il a été licencié pour des motifs fallacieux. Il passait donc lundi aux prud’hommes pour une première audience de conciliation et on a organisé un rassemblement avec toute l’interpro : il y avait des profs, des travailleurs de la RATP, SNCF, de Transdev, des étudiants.

L’idée, c’est d’aller la semaine prochaine au dépôt Transdev de Vulaines et d’aller les convaincre de rejoindre le mouvement et d’étendre la grève. De la même façon, on a des liens avec les travailleurs de Safran qui sont en grève pour les salaires qu’on va aller soutenir.

Il faut que les cheminots, les électriciens, les raffineurs aillent devant toutes les boîtes où il y a des difficultés à faire grève pour les convaincre, que celles et ceux qui sont convaincus de la grève reconductible, qui ont l’expérience des caisses de grève et des assemblées générales aillent convaincre le reste de notre classe. C’est encore des initiatives qu’on ne fait pas assez dans nos fédérations. Tous les camarades qui ont des difficultés à mobiliser qui sont réelles, il faut que ce soit les plus déterminés qui aillent convaincre les travailleurs qui sont moins convaincus. C’est cette forme de solidarité qui est pour moi une priorité, et parfois il y a un certain attentisme de certaines fédérations qui disent « on va partir, on a une culture de la lutte », mais on sait que les cheminots, électriciens et raffineurs cela ne suffira pas, qu’il faudra brasser plus large.

RP : Comment, sur la raffinerie même, convainquez-vous l’ensemble des salariés Total de la grève ? Quels sont les doutes et comment y répondez-vous ?

Il faut rappeler qu’à Grandpuits, on est sur un site en reconversion. On va passer d’une raffinerie classique à une raffinerie d’agrocarburants. On n’expédie plus de carburant, mais on a toujours des travaux et du pétrole brut qu’on envoie par camion au Havre, ce qui rapporte énormément d’argent à Total. Ce que l’on dit à nos collègues, c’est que le but c’est de marquer le patron au portefeuille, et même si l’on n’a plus le pouvoir impactant qu’on avait avant, on a toujours le pouvoir de taper Pouyanné et ses actionnaires au portefeuille et de leur dire « sans nous, la machine à pognon ne tourne pas ». Notre patron s’est positionné pour la retraite à 64 ans, et le but c’est qu’on le force à demander au gouvernement de reculer sur la réforme. Mais il ne le fera que s’il a peur de tout perdre, s’il y a une véritable grève dans tout le pays. C’est ce qu’on essaye de dire à nos collègues.

Sur les collègues de la raffinerie, les doutes sont surtout autour de la question de l’impact, vu qu’on est un site en reconversion qui ne produit pas actuellement. Quand tu es raffineur et que tu as pu imposer un rapport de force où tu arrives à assécher les stations essences, tu as un pouvoir dans les mains. Quand il disparait à la faveur d’une reconversion industrielle, il y a la peur de ne servir à rien dans la grève. C’est la même discussion que je peux avoir avec un fonctionnaire territorial qui tond la pelouse et qui me dit « si je m’arrête de travailler, le seul impact c’est que l’herbe va pousser ». Ce qu’on leur rappelle, c’est que lorsqu’on était en grève en 2010 on disait à tous les autres salariés de nous rejoindre parce que les raffineries seules n’allaient pas faire plier Sarkozy. Du coup aujourd’hui, c’est à nous de rejoindre des secteurs qui sont plus bloquants et de se battre avec la même détermination.

RP : Sur les raffineries, comme dans beaucoup d’industries, la place des sous-traitants est très importante, comment essayez-vous d’aller les convaincre de vous rejoindre dans le mouvement ?

On essaye d’aller discuter avec eux au maximum. Dans les raffineries, il y a souvent deux sous-traitants pour un travailleur « maison ». Ce sont des boîtes comme Actemium, Clemessy, Fouré-Lagadec, SPIE, qui sont inconnues du grand public mais sans qui Total ne tourne pas. Les enjeux sont différents, parce que les salaires sont plus bas, les contrats sont plus précaires. On a réussi à les mobiliser sur la question des retraites, et il y avait entre 15 et 20% de grévistes le 7 février. Mais dès qu’on discute avec eux, ils nous disent que ce sont les salaires les plus gros problèmes. On parle de salaires de 1700-1800€ pour ceux qui ont le plus d’ancienneté, le reste est souvent au SMIC. Pour eux, c’est l’inflation qui est le principal problème. Il y a plusieurs collègues sous-traitants qui en sont à un point où ils ont vendu leur voiture, alors qu’on est dans une région rurale où il n’y a pas ou très peu de transports en commun. Ils ne peuvent plus payer le gasoil alors que c’est eux qui le produisent.

La division entre travailleurs Total et sous-traitants, c’est une division artificielle du monde du travail. Ils produisent autant voire plus que nous, et ils sont plus exposés à la pénibilité, aux produits chimiques. Encore hier, un collègue sous-traitant qui est chaudronnier et qui n’a que 41 ans, a été diagnostiqué d’un cancer qui est surement en lien avec l’exposition au benzène. Ce sont toutes ces histoires qui se mêlent dans les discussions.

Pour les sous-traitants, c’est surtout la question de la perte de salaire qui fait peur, c’est ce qui vient immédiatement, à la seconde où tu leur dis qu’il faut construire la reconductible. Quand tu gagnes 1600€, enlever 90€ sur la paye, ce n’est pas possible avec deux gosses à nourrir. Là, ce qui est clair, c’est l’importance de la solidarité. On essaye de se défoncer, en tant que salariés Total, pour faire jouer la solidarité et permettre aux sous-traitants de rejoindre la grève. A la manifestation du 7, on a fait tourner une caisse de grève pour les sous-traitants, et on a réussi à récolter une dizaine de journées de salaires. C’est aussi pour ça qu’il faut investir les manifestations. On s’organise, chacun voit combien il perd avec une journée de salaire, ca dépend de l’ancienneté, de la technicité du métier, et on répartit les pertes, pour qu’on perde tous la même chose, et qu’on soit tous ensemble, soudés. C’est quelque chose que le patron déteste.

Il y a aussi beaucoup de répression face aux sous-traitants qui relèvent la tête, parce qu’ils ont la possibilité de les changer de sites, ils ne sont pas organiquement rattachés à Grandpuits. On pourrait les bouger dans toute la France. Actemium ils peuvent t’envoyer à Gargenville, c’est à 130km de l’autre côté de Paris. Donc on s’organise contre cette répression.

RP : Vous parlez de construire un mouvement qui dépasse les secteurs traditionnels, comment fait-on pour convaincre des salariés qui n’ont pas l’habitude de faire grève ?

On est aussi souvent confrontés au manque de tradition syndicale. Les salariés nous disent « on ne sait pas faire » « ça fait 20 ans qu’il n’y a rien eu sur la boite » ; « les anciens n’ont pas l’habitude de se battre, chez nous c’est la course aux astreintes et aux heures supp ». Donc ce sont des choses avec lesquelles on discute : le fait qu’on se défonce au travail, et c’est la santé qui y passe, avec la vie sociale et familiale, pendant que Total fait 34 milliards de bénéfices en 2022. Et ce n’est pas parce qu’il n’y pas marqué Total sur ton bleu que tu n’as pas participé à créer ces richesses. C’est tout une histoire à briser dans nos syndicats, pour faire le lien avec les sous-traitants. Le patron nous décrit comme des donneurs d’ordres, alors qu’on est juste des collègues. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas le même uniforme, ou la même nationalité qu’on n’a pas les mêmes intérêts. Ceux qui montent les échafaudages, qui sont 100% du temps avec nous, ce ne sont que des immigrés.

Nous on est dans une période où on reconstruit une usine, mais nos traditions, de préparer la grève, des caisses de solidarités, notre détermination, tout cela n’a pas été perdu. On essaye au maximum de transmettre l’histoire des luttes qu’on a mené avec celles et ceux qui ne les ont pas vécu pour montrer qu’il est possible de gagner. Il y a le poids des défaites qui peut peser aussi, avec des collègues qui se sont battus en 2010 ou en 2016, et on essaye d’expliquer que le contexte politique est différent. On a non seulement 93% des actifs qui sont contre la réforme, 60% des habitants qui pensent nécessaire de bloquer le pays, et on a même Laurent Berger qui est obligé de se positionner pour l’arrêt du pays mais seulement pour une seule journée, alors qu’il était contre le blocage des raffineries cet automne. On a une mobilisation qui est extrêmement profonde, qui rassemble beaucoup plus que tous les derniers mouvements sociaux : on a une chance pour faire reculer le gouvernement comme on a rarement eu, il faut pousser cette masse à radicaliser le mouvement par la grève reconductible.

Finalement, il faut aussi convaincre que la stratégie proposée par l’intersyndicale ne suffira pas. Si beaucoup de salariés pensent qu’il faut un mouvement plus dur, ce n’est pas ce que proposent les directions syndicales. Laurent Berger lui-même ne cesse de dire qu’il ne veut pas de grève reconductible, qu’il ne veut pas de « bordel ». Ce qu’il veut faire le 7 mars, c’est une nouvelle journée de 24h de grève, pour faire pression non plus sur l’Assemblée mais sur le Sénat. On essaye de dire à ceux qui n’ont jamais suivi un mouvement social que les journées carrées nous mènent dans le mur : on rappelle les expériences de 2010 et 2016, qui ont été de dures défaites, sous la direction de ces mêmes directions. Il faut qu’elles prennent acte de ces défaites et changent de stratégie. L’histoire du mouvement ouvrier est pavée de défaites ; elles doivent nous servir à ne plus les reproduire, à tirer des leçons. Pour l’instant, ni Laurent Berger ni Frédéric Souillot ni Philippe Martinez ne semblent tirer ces leçons.

Tu as beaucoup parlé de la question des salaires, comment penses-tu qu’il faille mettre cette question plus en avant ?

Pour moi, les fédérations qui appellent d’ores et déjà à la grève reconductible devraient sortir une communication claire, ce que ne fait pas l’intersyndicale, sur des mots d’ordres offensifs : retraite à 60 ans, 55 ans pour les travaux pénibles, sans condition d’annuités, indexation des salaires sur l’inflation, et augmentation de 400€ pour tous.

C’est quelque chose de très réel chez nous. Le risque, chez Safran près de chez nous par exemple, c’est de partir sur une grève dure sur les salaires, puis de devoir choisir entre la bataille des salaires et la bataille des retraites. A un moment donné, c’est ce dilemme qui va se poser, et ça va se poser dans toutes les boîtes. On voit dans la presse de plus en plus de grèves victorieuses, y compris dans des boites d’une centaine de salariés : les patrons ont peur et commencent à lâcher. C’est le moment de partir, et on a de plus en plus de boîtes du CAC40 qui font des profits faramineux, pendant que les travailleurs subissent l’inflation. Les patrons ne peuvent plus se cacher.

Les directions des syndicats doivent parler de l’inflation, en le mettant en rouge en gras sur les tracts et en parlant dans les médias, comme ils savent le faire. Notre combat, à côté de la retraite à 60 ans, cela doit être l’indexation des salaires sur l’inflation, de vraies augmentations de salaires, et c’est seulement en partant tous ensemble, sur ces mots d’ordres, qu’on gagnera.

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