Édition du 23 avril 2024

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Frédéric Thomas : L’échec humanitaire. Le cas haïtien

Ni année zéro, ni catastrophe naturelle, ni peuple sans histoire, ni victimes sans voix

Cet essai entend interroger la mécanique de l’aide à Haïti et le consensus de la légitimité dont elle se prévaut. 74 pages seulement et pourtant l’essentiel est dit. Je ne traiterai que partiellement des deux premiers chapitres.

Il y a une réelle méconnaissance, ou un refus délibéré de connaître l’histoire du peuple haïtien, Les médias ne voient (sans rien dire de cette construction) qu’une catastrophe naturelle. Pourtant ce territoire n’est ni sans propriété, ni sans propriétaires, ni sans histoire « les combats, succès et échecs du peuple haïtien depuis plus de 200 ans ».

Le « pas de chance », les « malédictions » ne sont que l’expression d’un mépris envers les populations et leur histoire. « Il restera toujours dans la mort d’un être cher une part d’absurde, dont nous ne sous déférons jamais et dont nous porterons la colère inconsolable toute notre vie. Mais l’inexplicable absurdité de cette disparition ne nous condamne pas à l’incompréhension d’un monde dont nous subirions, écrasés par le destin, les lois aveugles. Pour comprendre la catastrophe, il faut changer de point de vue, s’intéresser moins au matraquage d’images qu’au hors champ, et lire le 12 janvier à travers l’étude d’une histoire et d’une situation ».

« Il n’y a pas de catastrophe naturelle ». Frédéric Thomas nous rappelle que si l’origine d’une catastrophe peut-être naturelle « ses contours, ses conséquences… et ses responsabilités » sont toujours « in fine » humaines. Il insiste « sur les causes sociales, les déterminismes historiques et les choix politiques qui y sont étroitement liés ». Et bien sûr, sur notre responsabilité. Car les comparaisons régionales sont parlantes « la vulnérabilité est plus déterminante que le phénomène en soit ».

D’où la nécessite de « réinscrire le séisme dans une trame historique ».

1804, une révolution qui a fait scandale, qui fait toujours scandale « Le formidable soulèvement d’esclaves noirs exigeant et affirmant la liberté et l’égalité constitua une onde de choc qui atteignit l’Europe, bouscula les préjugés ». Cette histoire, cette guerre de libération, cette création d’une « nation libre gouvernée par d’anciens esclaves » que l’auteur présente est régulièrement passée sous silence, niée.

Pour la France de l’époque, « Cette révolution haïtienne paraît inouïe, brûle d’une lumière à la fois éclatante et insupportable ». Et Charles X imposera une indemnisation de 150 millions de francs or, le gouvernement haïtien payera ces indemnités jusqu’en 1883 et les divers emprunts et intérêts de ceux-ci jusqu’en 1952. Soit un paiement au pays colonisateur, une indemnité pour sa propre libération !!! Il serait plus que temps que l’État français restitue ces sommes (relevant de la rapine, du racket ou du gangstérisme international) à Haïti.

Sans oublier les « aides financières internationales » au fils des années et leurs contreparties en terme d’ingérences économiques, le soutien à la dictature Duvallier. « L’indépendance du pays était falsifiée, retournée comme un gant à partir de la »double dette’‘, les ingérences de toute sorte, de gouvernements adossés à la communauté internationale ».

Il convient donc de regarder « du coté de ce qu’on avait fait, défait et laisser faire pendant toutes ces années » plutôt que de regarder du coté de la nature pour parler de la « fatalité » de la catastrophe.

Comme l’indique l’auteur, en citant Enzo Traverso ( L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, La Découverte 2011, Essor de l’histoire globale, retour de l’événement et surgissement de la mémoire ) « S’impose ainsi une recolonisation du regard qui fait du Sud du monde le réceptacle d’une humanité souffrante, en attente d’être sauvée par l’humanisme occidental ».

La situation d’Haïti a été construite politiquement et socialement, contre les intérêts de la majorité de la population, voilà le vrai soubassement matériel, non naturel, le soutènement historique et social des « catastrophes ».

Le second chapitre est une critique virulente et très pertinente des « Logique(s) humanitaire(s) », de « l’humanitaire comme un machine à transformer notre échec en spectacle ».

A l’urgence, nul-le ne semble préférer la prévention, la modification des conditions matérielles et sociales. Urgence, humanitaire, aide, comme logique imposée, comme « ensemble de pratiques, de rapport de force – plus ou moins implicites ou occultés -, d’effets convergents, qui se cristallisent dans une série »d’invariants » ».

Séisme du 12 janvier et « l’alarme médiatique ; l’emballement compassionnelle ; la déferlante humanitaire ; la retombée médiatique, compassionnelle, humanitaire ; et, enfin, traversant et surdéterminant les quatre autres, la dépolitisation du problème ».

L’auteur insiste sur la dépolitisation. Ici (comme ailleurs), des faits, des relations sociales sont naturalisé-e-s, essentialisé-e-s, leurs dimensions politiques sont niées. « L’humanitaire construit un monde à son image, avec des problèmes à la mesure des solutions (toutes faites) qu’il met en œuvre ».

Alors que les premiers secouristes sur place, les plus efficaces, celles et ceux qui ont sauvé le plus de vies, ce sont les haïtiennes et les haïtiens elles et eux-mêmes, les médias et les humanitaires entretiennent la confusion « entre efficacité et visibilité ». Ou, pour le dire autrement, ce qui a été fait mais pas montré n’existe pas. « Pas d’image, donc pas de réalité ».

Frédéric Thomas ajoute qu’au passé-présent-futur se substitue l’urgence et sa glorification « L’urgence de l’humanitaire est le temps du ralliement et du rassemblement, alors que l’histoire et la politique sont ceux de la division et de la dissension ». Exit donc les choix démocratiques, sociaux et politiques, exit les analyses sur « le résultat de l’échec de politiques publiques de prévention, gestion et réponses aux crises ».

« Ivres de bonne foi », les humanitaires oublient leurs hôtels, restaurants, 4×4, etc., ne posent pas la question de l’asymétrie entre elles/eux et les haïtien-ne-s. Exit les questions d’égalité et de dignité. La médiatisation, intrinsèquement liée à l’humanitaire met « en scène leur impuissance et notre dévouement » et, pour le dire différemment, favorise « l’exhibitionnisme dramatisé de la souffrance et d’une même grille d’explication faussement apolitique ».

Je partage le constat dégagé par l’auteur « L’égalité et la dignité sont comme la double mèche d’une machine infernale, posée au centre du regard et des pratiques humanitaires, qui menacent de faire voler en éclats toute cette belle construction idéologique et matérielle ».

L’auteur fait aussi le lien entre néolibéralisme et humanitaire, qui se sont développés dans la même temporalité et « possèdent des affinités – défiance envers la politique et critique de l’État, affirmation d’un engagement individuel, etc . – et ont des effets communs : ils redessinent les frontières de la politique de manière minimaliste ».

Je laisse les lectrices et les lecteurs découvrir les chapitres suivant :

« République des ONG » contre État faible

Un bilan « globalement positif ?

Plaidoyer minimaliste pour une révolution

Comme l’auteur, je pense qu’il faut « repenser le débat, repolitiser les questions et décoloniser le regard ». Les « victimes » sont nos égales/égaux, elles possèdent un savoir et un savoir-faire, une expertise sur les situations et sur les manières d’y remédier. Elles et ils ne sont pas des réceptacles passives/passifs de nos politiques de spectacle sur la misère.

« Pour aider Haïti, il faut casser »nos » politiques, qui condamnent le pays à la dépendance et à la vulnérabilité ».

Je voudrais pour terminer, reprendre une idée personnelle déjà évoquée. Non seulement les dettes contractées par Haïti doivent être annulées (elles sont très largement odieuses et illégitimes) mais l’État français devrait restituer les sommes (relevant de la rapine, du racket ou du gangstérisme international) payées (à titre de punition) pour l’auto-libération des haïtien-ne-s.

En complément possible, Sophie Perchellet : Haïti. Entre colonisation dette et domination, note de lecture : Création de la pauvreté et de la dépendance


Cetri – Editions Couleur livres, Charleroi 2013, 74 pages, 9 euros

Didier Epsztajn

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