Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

L’audacieux amendement salarial du syndicat des profs du Cégep de Sherbrooke

Justice salariale et prendre soin des gens et de la terre-mère s’y harmonisent

Après les élections du 3 octobre qui ont vu un renforcement marqué du vote de droite dans un contexte mondial du pareil au même — mais salut aux peuples iranien, birman, soudanais, palestinien et français qui ne lâchent rien — la gauche québécoise qui n’est pas obnubilée par le parlementarisme jette son dévolu sur les très prochaines négociations du secteur public. On se dit que la reconstruction partielle du Front commun, même par le haut bureaucratique, n’est pas sans susciter quelque espoir. On y voit la possibilité de lutte contre l’inflation par une clause d’indexation des salaires au coût de la vie ce que l’on retrouve effectivement dans le Cahier de négo du Front commun. Faudrait-il pour autant mettre entre parenthèses la cruciale lutte climatique et même la bonification des services publics à commencer par la santé qui est loin d’être sortie de la crise pandémique que les gouvernements ont envoyé sous le tapis et dont la continuelle détérioration revient hanter le gouvernement caquiste ?

La renonciation à l’enrichissement par les hauts salariés sans renoncer à la masse monétaire

Le Syndicat du personnel enseignant du Cégep de Sherbrooke a proposé une telle articulation par le moyen d’amendements à la proposition salariale, rien de moins, mais rejetés par l’assemblée des représentant-e-s des syndicats de professeurs de cégeps moins par refus de fond mais plus à cause de la surprise de la nouveauté de la proposition sans débat préalable. N’en reste pas moins qu’il vaut la peine de décortiquer ces amendements pour fin de débat public si ce n’est que pour de simples raisons de déblocage idéologique mais aussi peut-être de retour du boomerang par la porte arrière, Dieu-sait-comment.

La substantifique moelle des amendements est, une fois assurée l’indexation au coût de la vie, la renonciation à l’enrichissement par le personnel syndiqué gagnant plus que le salaire médian d’un ménage québécois tel que calculé par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) mais sans aucune renonciation à la masse monétaire correspondante. Cette masse servirait de base pour « de nouvelles revendications […] permettant de contribuer concrètement à l’objectif de la transition écologique dans une perspective de justice sociale, de décroissance, de démarchandisation des besoins et d’amélioration de la qualité de vie. »

Une démarchandisation de la société tout en bâtissant l’appui du grand public au Front commun

Resterait à spécifier démocratiquement ces nouvelles revendications. Comme le dit l’argumentaire de la proposition d’amendement : « Plutôt que de revendiquer une plus grande capacité d’acheter, nous devrions revendiquer d’accroître la satisfaction de nos besoins par des moyens soustraits au marché : une démarchandisation de nos besoins et services essentiels. » On pense d’entrée de jeu à des embauches supplémentaires lesquelles en même temps améliorent les conditions de travail de tout le personnel syndiqué — on pense au temps supplémentaire obligatoire — et la qualité des services publics ce qui contribue fortement à bâtir l’appui du grand public à la lutte du Front commun. Ce peut être aussi « revendiquer des titres d’accès au transport en commun » ou même subventionner l’achat de vélos ou « revendiquer une réduction du temps de travail pour mieux nous occuper de notre santé mentale, poursuivre d’autres implications sociales que le travail, prendre soin de nos proches, etc. ».

On pourrait objecter que tous et toutes ont droit à une hausse de son salaire réel. De répondre l’argumentaire de la proposition : « Demander à s’enrichir davantage (plus que l’IPC) revient à demander une croissance de notre pouvoir d’achat et donc une croissance de notre capacité à consommer. Or, passé un certain revenu, ceci est un contre-sens dans la conjoncture écologique actuelle. Surtout en Amérique du Nord où l’empreinte carbone per capita est 2,5 fois supérieure à celle de l’Europe et 10 fois supérieure à celle de l’Inde. » À l’objection de la nécessité de la hausse pour la rétention et le recrutement, l’argumentaire répond : « L’attractivité du secteur public ne dépend pas que des salaires. Elle dépend aussi des conditions de travail, de la retraite, des congés, des avantages divers, de la santé mentale au travail, de la syndicalisation, etc. ».

La consommation du 50% le plus riche, surtout du 10%, dépasse les limites pour le 1.5°C

On notera la critique de la notion même de « pouvoir d’achat » que l’on pourrait qualifier d’intrinsèquement néolibérale :

La notion même de « pouvoir d’achat » est très problématique tant du point de vue syndical que d’un point de vue écologique, elle n’est pas adaptée aux enjeux de notre temps. La revendication d’un meilleur pouvoir d’achat est :

• Individualiste. Elle vise à accroître la richesse des individus. Ce faisant elle passe sous silence les problèmes systémiques comme les inégalités sociales et la répartition des richesses.
• Apolitique et technique. Cette notion dépolitise nos revendications en n’intervenant pas sur nos conditions de travail ni sur la sphère de la production. Elle nous ramène purement et simplement au rôle de consommateurs dans une société de consommation. Elle revendique en fait notre intégration plus grande et plus forte dans les circuits de consommation.
• Consumériste. La notion ne s’interroge pas sur les structures économiques derrière la consommation qu’elle revendique (circuits d’approvisionnement, conditions de travail, empreinte écologique, utilité sociale des biens et services). On demande du pouvoir d’achat, peu importe ce qu’on achète.

L’aplatissement de l’échelle salariale par le haut avec comme plafond le revenu médian du ménage — un salaire ajusté à la taille et au revenu des autres personnes dans le ménage serait certes plus égalitaire mais d’une complexité démobilisatrice — fait écho au fait

que l’empreinte carbone est largement déterminée par les inégalités de revenu. Plus on est riche, plus on pollue. Ceci est vrai tant à l’échelle mondiale qu’à l’échelle des continents et des pays (voir le Rapport 2022 sur les inégalités mondiales du Laboratoire sur les inégalités mondiales, https://wir2022.wid.world/chapter-6/). Au Canada par exemple, les émissions moyennes per capita sont actuellement de 19,4 tonnes par habitant par année. Mais les émissions du 50% le plus pauvre de la population est de 10 t./hab/année, la moitié de la moyenne nationale. Celle des 40% de la population du milieu est de 21 t./hab/année, dans la moyenne nationale. Celle du 10% le plus riche de la population est de 60 t./hab/année, trois fois la moyenne nationale. Et celle du 1 % le plus riche est de 190 t./hab/année, 10 fois la moyenne nationale. Notons que la cible de réduction des GES que se donne actuellement le Canada (qui est par ailleurs insuffisante pour maintenir la température moyenne sous une augmentation de 1,5 degrés par rapport à l’ère préindustrielle) est de 12 t./hab./année.

Une ouverture qui sonne l’alarme à condition de la dépasser pour attaquer le mode de production

On constate tout de même que ce sont les émissions de GES des 10% les plus riches de l’humanité qui font problème, particulièrement celles du 1% dénoncé par le mouvement Occupy. L’atteinte des cibles du GIEC exige la réduction drastique de leur mode de consommation quitte à augmenter le bien-être du 50% le plus pauvre de la population mondiale par avant tout une alimentation essentiellement végétarienne, des services publics bonifiés dont le transport collectif sans véhicule privé, des logements collectifs écologiques et des produits durables sans obsolescence programmée. Quant aux couches moyennes (le 40%) dont font partie le personnel syndiqué le mieux payé, elles leur revient de donner le ton pour enclencher le mouvement.

L’essentiel est cependant de viser le 10%, en particulier le 1%, moins cependant comme goujats de la consommation que comme propriétaires et contrôleurs des moyens de production, comme maîtres de l’univers et de ses lois, ce qui est la source de leurs revenus pour leur consommation luxueuse et ostentatoire. C’est cette source qui doit être tarie en coupant court à la propriété privée des moyens de production. Pour convaincre le personnel syndiqué haut salarié de rompre avec l’habitus de l’enrichissement salarial, la critique impitoyable de la classe sociale dominante par le mouvement syndical est indispensable jusqu’à et y compris la grève politique pour de profondes réformes sociales et au-delà.

L’erreur fatale serait se satisfaire de s’attaquer au mode de consommation, ce qu’il faut aussi faire, sans révolutionner le mode de production sur lequel il repose et qui le détermine. Il faut comprendre l’audacieuse proposition d’amendement de Sherbrooke comme une ouverture qui déséquilibre les forces de l’inertie à condition de ne pas en rester là afin de s’attaquer au mode de production. Si ce coup de barre est aussi de responsabilité syndicale, il est particulièrement du ressort proprement politique. En cela il interroge Québec solidaire dont le plan Vision 2030 ne va pas au-delà du capitalisme dont pourtant son programme appelle le dépassement.

Marc Bonhomme, 29 octobre 2022

www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

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