Édition du 23 avril 2024

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Karl Marx est-il philosophe ?

Avec Philosophies de Marx, Franck Fischbach met en évidence les rapports pluriels de Karl Marx à la philosophie et aux philosophes. Contre l’idée répandue selon laquelle le penseur de Trêves aurait rompu avec la philosophie pour passer à la science, l’auteur nous invite à comprendre la transformation marxienne de la philosophie sous le prisme d’une Critique et d’une nouvelle façon de philosopher qui se déploie en trois mouvements corrélatifs. A une philosophie de l’activité et à une philosophie sociale succèderait une philosophique critique qui serait comme un aboutissement des deux premières. Franck Fischbach se sert de la catégorie d’aliénation pour dégager une philosophie sociale marxienne, à partir de son concept-clé, le capitalisme.

Cette philosophie sociale est selon lui marquée par une pratique doublement ancrée dans la théorie et dans les autres pratiques sociales. D’où la thèse centrale de l’ouvrage : « On peut sans doute avancer dès maintenant, comme par provision, que Marx a transformé la philosophie précisément en la concevant comme une pratique, certes de nature discursive et essentiellement théorique, mais inscrite parmi les autres pratiques sociales et en interaction avec elles ».

L’auteur soutient dès le départ qu’il n’ya pas une philosophie de Marx, mais qu’il y a de la philosophie. D’où le sens du pluriel dans le titre pour signifier sa non-unification, ce en quoi il rejoint Etienne Balibar (La philosophie de Marx, 2014) selon lequel « il n’y a pas et il n’y aura jamais de philosophie marxiste ». Il n’y a pas de doctrine marxienne, contrairement à ce que soutenaient Roger Garaudy (Humaniste marxiste, 1957), G. Labica (Le statut marxiste de la philosophie, 1976) et, à un certain moment, Lucien Sève (Une introduction à la philosophie marxiste, 1980). La pensée de Marx, estime Franck Fischbach, est trop riche pour s’enfermer dans un système. Selon lui, pour bien cerner le ¨philosophique marxien¨, il faut cesser de ¨stabiliser¨ cette pensée dans une vision idéologico-politique.

Fischbach nous invite à repartir des idées de Karl Marx sur la philosophie pour comprendre ce qu’il y a de philosophie chez lui, ce qu’il appelle une ¨philosophie de la philosophie¨ par laquelle Karl Marx critique la fonction sociale et historique de la philosophie, pour s’opposer à «  la fonction de justification et de légitimation de la réalité sociale existante, pour lui donner celle de la transformation sociale  ». Avec Karl Marx, la philosophie devient « critique » afin de jouer son rôle scientifique de production de connaissances.

La philosophie critique dont parle l’auteur dépend de deux éléments majeurs étroitement liés : le premier consiste à puiser l’essence de l’homme dans ses actions, ce qui explique qu’il est un être agissant. Cette dimension permet de saisir le rapport dialectique entre les hommes et les circonstances : les circonstances changent les hommes qui en retour changent les circonstances et eux-mêmes. Il y a, écrit l’auteur, unité du changement des circonstances et de l’activité humaine. L’autre élément vise une critique de la politique déployée vers la société. Selon l’auteur, Karl Marx aurait déplacé la politique sur le terrain du social, sans la nier. C’est ce qu’il conceptualise sous la forme d’une « philosophie sociale », même si Karl Marx n’en a jamais fait mention dans ses œuvres.

Pour comprendre la philosophie critique de Karl Marx, il faut se référer à l’état de la philosophie allemande de l’époque, nous dit l’auteur. Karl Marx exprime ses réserves face aux hégéliens qui voient en Hegel la réalisation de la « philosophie-monde » sans poser la question de quoi faire après. Il rejette cette conception de la critique en y ajoutant la fonction de transformation, qui impose de faire de la philosophie en tant que critique (ou la pratiquer comme critique) pour qu’elle atteigne cette fonction. ¨La critique est le nom de cette figure transformé de la philosophie, elle est pour Marx le nom du maintien de la philosophie envers et contre tout, c’est-à-dire dans l’époque de sa suppression et réalisation, c’est-à-dire de son brusque retournement (Umschlag). La critique est le nom de la philosophie dans l’époque de sa crise¨, écrit Franck Fischbach pour expliquer le fondement de cette critique.

A la question classique de décider si Karl Marx est ou n’est pas un philosophe, l’auteur n’apporte pas de réponse. Néanmoins, il affirme qu’il y aurait de la philosophie chez Karl Marx, celle faisant rupture avec la forme contemplative. Avec Franck Fischbach, on peut dire que Karl Marx reste attaché à la philosophie jusqu’à ses derniers livres (comme Le Capital) tout en la transformant à l’aune d’une critique du capitalisme.

Franck Fischbach, Philosophies de Marx, Editions Vrin, Paris, 2015, 208 pages, 12 euros.
Jean-Jacques Cadet
Doctorant en philosophie

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