Édition du 26 mars 2024

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Europe

L’UE choisit de défendre l’intérêt du grand capital contre l’intérêt de la majorité

Éric Toussaint est interviewé par Stefan Slavković pour l’hebdomadaire serbe NIN.

Depuis quelques décennies il écrit sur les systèmes financiers internationaux. Selon Toussaint, il faudrait que leur fonctionnement soit complètement et facilement compréhensible pour tous. Or d’après lui, il n’est pas toujours facile de convaincre les éditeurs de publier vos livres si vous y ajoutez aussi une autre demande : que ces livres soient gratuitement accessibles sur Internet.

tiré de : Objet : [CADTM-INFO] CADTM-INFO] BULLETIN ÉLECTRONIQUE - Mardi 16 janvier 2018

La Serbie n’est pas le seul cobaye

Avec les années il a acquis la réputation d’un auteur souvent lu et cité, ce qui l’aide à trouver pour ses recherches du soutien parmi les citoyens qui veulent des alternatives à mettre en pratique. Son nouveau livre qui est paru en France fin 2017 est intitulé Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (éditions Les Liens qui Libèrent, Paris, 2017). Il avait été précédé, entre autres et à titre indicatif, par les titres Bancocratie (2014) et par 65 questions 65 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale (2013).

L’historien belge, également docteur en science politique, est aussi spécifique par de nombreux autres aspects : il a grandi dans un village belge dont la population compte 2 500 habitants et une trentaine de nationalités différentes, il a renoncé à une carrière académique à Liège pour l’activisme et la recherche. Il est aussi un des membres fondateurs en 1990 du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes qui a participé à la fondation du Forum social mondial. À l’invitation du Centre pour les politiques d’émancipation, il a donné à la faculté de Philosophie de Belgrade une conférence intitulée Pourquoi et comment abolir les dettes illégitimes en Europe ?, où les dettes illégitimes sont considérées comme des dettes créées pour servir l’intérêt d’une minorité privilégiée au lieu de l’intérêt public. Les gouvernements de l’Équateur (2007-2011), du Paraguay (2008-2011), de même que le parlement de la Grèce (2015) ont sollicité l’aide de Toussaint en tant que conseiller à l’occasion de l’audit de leur dette publique et il a aussi participé à quelques initiatives citoyennes pour l’audit de dettes en Europe. Nous lui avons demandé ce qu’il pourrait dire de notre économie, sachant que, depuis 2008, la dette publique a triplé jusqu’à atteindre 65 % du PIB, ou qu’elle est passée de 8 à 24 milliards d’euros.

« Je dirais que la Serbie comme les autres pays des Balkans, de même que le Portugal, l’Espagne, Chypre, appartient à la périphérie dont le Centre est constitué par la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche et surtout l’Allemagne, qui traitent la Périphérie comme un jardin expérimental. Le transfert de capitaux et de technologies du Centre vers la Périphérie est accompagné de conditionnalités politiques et financières via la Commission européenne, la Banque centrale européenne , le FMI , la BEI. En sens inverse, de la Périphérie partent des flux financiers en direction du Centre sous la forme de remboursement de dette, de rapatriement des profits réalisés par les entreprises étrangères qui exploitent la main d’œuvre « bon marché » de la Périphérie, sans oublier la fuite des capitaux et l’évasion fiscale organisée par les capitalistes de la Périphérie. Il faut y ajouter la fuite des cerveaux et de la main-d’œuvre en général qui va de la Périphérie vers le Centre et qui représente une richesse irremplaçable, sa plus grande richesse. On ne peut pas acheter de nouveaux citoyens.

De plus, avant la crise, un flux financier d’une ampleur énorme allait du Centre vers la Périphérie, principalement via le secteur bancaire allemand, autrichien, français, belge, hollandais et italien. Les dettes privées et publiques se sont accrues et, suite à la crise dans le Centre à partir de 2008, l’afflux financier s’est arrêté. Pour certains pays de la Périphérie, il est devenu dès lors plus difficile de rembourser la dette que ce soit celle des ménages, celles des entreprises ou celles des États. Avant que la crise bancaire n’éclate en Allemagne et dans les autres pays du Centre, il semblait facile d’obtenir de l’argent du Centre, c’était presque un cadeau. Il faut savoir que les banquiers du Centre le faisaient à cause d’un excès de liquidités et de la volonté d’investir en vue de profit. Mais une telle période est toujours suivie par une crise. À vrai dire, la Serbie n’est pas un cobaye isolé. Il en va de même pour l’Espagne, l’Irlande, le Portugal, Chypre, presque tous les pays des Balkans, dont la Grèce,… Bref, les économies périphériques.

Considérez-vous que l’UE représente au moins un moindre mal pour la Serbie ?

Je suppose que l’UE reste toujours attirante vue de la Serbie. Et je comprends pourquoi, surtout si l’on tient compte du mantra sur le manque d’alternative. Outre que je viens d’un pays du Centre, je me suis rendu en Ukraine, en Bosnie, en Croatie, en Slovénie… pour répondre à des invitations lancées par des organisations de gauche. Il faut être un très grand optimiste et un très grand naïf pour penser, en prenant en compte l’expérience des faits, que l’UE choisira l’intérêt du citoyen libre et actif avant l’intérêt du capital. On laisse aux citoyens juste assez de liberté pour que le système, qui fonctionne économiquement contre eux, ne soit pas menacé. Je vous recommande d’être pour le moins prudents quant à vos désirs d’intégration à l’UE.

L’intérêt des créanciers privés et internationaux est bien clair, le manque de responsabilité aussi. Mais quelle est la responsabilité des gouvernements qui ont accepté des crédits nocifs ?

Dans la plupart des pays, la dette publique s’est accrue à cause du sauvetage des banques suite à leur faillite. Une telle transformation de la dette privée en dette publique s’est faite contre l’intérêt de la majorité de la population, les gouvernants qui ont fait cela devraient être punis et les dettes contractées pour sauver les banques responsables de la crise devraient être annulées. Par ailleurs, les affirmations des gouvernements, selon lesquelles une réduction de l’impôt sur les bénéfices des grandes corporations va attirer des investisseurs et des employeurs intéressés par le fair-play, sont tout à fait contestables. La première conséquence de telles décisions a toujours été, sans exception, la réduction des revenus publics. Comme les recettes de l’État baissent en conséquence des cadeaux faits aux capitalistes nationaux et étrangers, le gouvernement doit financer le budget par l’endettement. En outre, les PME n’ont aucun intérêt à la réduction de l’impôt des grandes entreprises, qui mène à l’effondrement de l’économie nationale, pousse l’activité vers le marché noir et diminue encore les revenus publics. Le troisième type de responsabilité des gouvernements est le phénomène de « l’éléphant blanc », le financement de projets très coûteux qui ne servent en rien l’intérêt général. Ici c’est le projet « Belgrade Waterfront » |1| – une entreprise exceptionnellement coûteuse, irréalisable sans financement et emprunt extérieurs et qui n’améliore l’infrastructure économique ni du pays ni de la ville. Les citoyens hériteront de la dette, et non pas les gouvernements qui changent souvent.

Vous avez été pendant un certain temps en contact avec Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis en tant que conseiller pour l’audit de la dette publique. Pensez-vous que la Grèce aurait pu différemment affronter la « troïka » sans conséquences pénibles ?

Après les nombreuses protestations citoyennes d’opposition aux politiques antisociales imposées par la troïka, Tsipras est apparu comme représentant une alternative. Dans son programme, il était prévu l’audit de la dette, la socialisation des banques, la réduction des dépenses militaires… À cause de ses relations tendues avec la Turquie, la Grèce s’est munie d’armement américain, français et allemand dans des proportions invraisemblables et, on peut le dire, inutiles et très coûteuses. Washington, Paris et Berlin ont poussé les autorités grecques à ces dépenses illégitimes et continuent à le faire.

Dès le 25 janvier 2015, suite aux élections, il était clair que Tsipras serait premier ministre et le gouvernement a été formé deux jours après. Sur ces entrefaites, moins d’une semaine après, la BCE interdisait aux banques grecques l’accès normal aux lignes de crédit de liquidités. A partir de ce moment, chaque vendredi, le gouvernement de Tsipras était contraint de demander à la BCE une aide exceptionnelle de liquidités (Emergency Liquidity Assistance, ELA), ce qui coûtait plus cher que les lignes de crédit ordinaires et entretenait un sentiment d’insécurité pour les dépôts bancaires (ce qui a stimulé des retraits massifs pour un total de plus de 30 milliards d’euros en six mois). Il eût alors été normal que le gouvernement adopte une attitude d’autodéfense face à la BCE et qu’il réalise l’audit de la dette, qui avait alors atteint 180 % du PIB. Aucune personne saine d’esprit ne peut penser qu’une telle dette est complètement justifiée. Pourquoi est-ce si terrible de voir de quoi elle est constituée ? Mais Tsipras a succombé à la pression des banques privées étrangères et grecques, de Jean-Claude Juncker, Mario Draghi et du FMI et il n’a pas sanctionné les banques dont la gestion avait été illégale ou suspecte. De même il n’a pas suspendu le paiement de la dette. C’était trop de concessions de la part d’un gouvernement qui se disait progressiste.

Pensiez-vous alors qu’Alexis Tsipras changerait d’avis sur le cours à donner à la politique grecque ?

Beaucoup de gens l’ont pensé après six mois, en juin, quand la rupture avec la « troïka » était inévitable. Le gouvernement a demandé au peuple grec, au demeurant très politisé, s’il souhaitait continuer à se soumettre aux exigences des créanciers ou pas. Quelques jours avant le référendum du 5 juillet 2015, la BCE a de nouveau mis la pression en fermant les banques grecques pour effrayer les citoyens. Malgré ce chantage, le résultat du référendum a été clair. 61,5 % des Grecs ont voté Non et ont rejeté les exigences des créanciers c-à-d. de la troïka. Ce qui était très courageux. Mais Tsipras était moins brave que le peuple qui l’avait élu. Je suis convaincu qu’il demandait au peuple de voter « non » mais qu’il s’attendait et espérait que l’autre option gagne. Il n’a pas obéi à la volonté des électeurs. Cela a provoqué un traumatisme, une terrible déception, non seulement en Grèce, mais aussi partout où existe un désir d’un monde plus juste. Le sadisme de la « troïka » envers la Grèce après le référendum n’a fait qu’approfondir ce traumatisme.

Est-ce que Tsipras et Varoufakis ont fait usage des conclusions et des recommandations de l’audit qui a été réalisé par la commission mise en place par la présidente du parlement grec ?

Ils ne les ont jamais utilisées. L’histoire se souviendra de Tsipras comme d’un traître, ce qui ne peut pas se dire de Varoufakis. Finalement, à l’Assemblée nationale, avec trente autres députés de Syriza et cinq ministres, il a voté le 15 juillet 2015 contre la capitulation face à la « troïka ». On s’en souviendra. En vérité, son nouveau livre « Conversations entre adultes » n’est pas très crédible. Il pensait, tout comme Tsipras, qu’il est possible d’amadouer Lagarde, Juncker, Merkel, Schäuble. D’un côté, le 20 février 2015, il a signé un contrat avec l’eurogroupe où, en tant que ministre des Finances, il s’est engagé à rembourser la dette en respectant le calendrier et à continuer les privatisations. D’un autre côté, dans son livre, il affirme que, dès le mois de mars, il a tâché de convaincre Tsipras de s’opposer au FMI et à la BCE. Pourquoi ne s’est-il jamais personnellement dressé contre la politique avec laquelle il n’était pas d’accord ? De plus, dans son livre, il dit qu’il a écrit sept lettres de démission et qu’il a déchiré chacune d’elles. Il aurait dû être plus transparent et politiquement plus persévérant et radical face à l’UE et au FMI. Il disait une chose publiquement, et pensait tout à fait différemment.

Vous avez mentionné le « sadisme des créanciers » ; d’un autre côté, on insiste sur la paresse et l’irresponsabilité des Grecs. Où est la vérité ?

Les Grecs les plus riches ont réussi à éluder l’impôt, mais les classes moyennes et inférieures ont dû le payer. En Grèce, quand vous ne payez pas l’État vous êtes dans l’illégalité et vous ne pouvez pas jouir de vos droits sociaux minimaux. Vous n’êtes littéralement plus un citoyen. Cela n’a rien à voir avec la paresse. Par exemple, avant que Tsipras n’arrive au gouvernement, deux millions cent cinq mille Grecs étaient dans cette situation d’exclusion à cause d’une dette inférieure à 3 000 euros. Nadia Valavani, la vice-ministre de Varoufakis, a proposé une mesure excellente : permettre aux gens de payer leurs dettes en cent versements mensuels de 20 euros minimum tout en en annulant une partie |2|. Dès le premier mois, environ sept cent mille personnes sont rentrées dans le système, ce qui a rapporté au gouvernement grec une somme importante de recettes imprévues. Pensez-vous que la Commission européenne et le FMI ont soutenu ce pas ? Non, elle a introduit au sein du troisième mémorandum une mesure selon laquelle celui qui est deux fois en retard de paiement de dette de 24 h est rayé du système. En juin 2016, 250 000 personnes avaient été éjectées du système de régularisation mis en place grâce à Nadia Valavani. Maintenant il y a un demi-million de citoyens de plus qu’auparavant dans l’illégalité.

Que pensez-vous du mouvement DiEM25 de Yanis Varoufakis ?

Je n’ai pas signé le manifeste de DiEM25 et je n’ai pas adhéré à ce mouvement crée en 2016 par Varoufakis. Bien que de nombreuses personnes que j’apprécie beaucoup participent au travail de cette organisation, je ne la soutiens pas. DiEM25 tâche de créer d’en haut une organisation transnationale de la gauche européenne avant les élections pour le Parlement européen de 2019 alors qu’il faut un processus enraciné à la base dans les luttes et dans les résistances. DiEM25 plaide pour la réforme de l’UE et des organisations financières, mais Varoufakis, en tant qu’ex-ministre des finances, devrait savoir mieux que quiconque que l’UE ne fait que semblant de pouvoir être réformée. Les accords sur lesquels est fondée l’UE ne peuvent être modifiés qu’avec l’approbation unanime des pays-membres, ce qui est irréalisable.

On parle de l’élargissement et du renforcement de la zone euro. Quelles en seraient les conséquences ?

L’influence sur l’économie européenne serait petite, peut-être serait-ce la croissance d’un pourcent du PIB. Mais, même si la zone euro est proche du gouffre, elle ne va pas s’effondrer car il n’y a pas d’alternative proposée. Dans le cas d’un élargissement, les économies les plus fortes et les grandes entreprises privées seraient encore plus puissantes, parce qu’il n’y a pas de risque de dévaluation, et parce que la Commission européenne et la BCE les soutiennent farouchement. Ce sont les peuples des pays de la périphérie qui entreraient dans l’UE qui sentiraient à quel point celle-ci restreint la liberté de prendre des décisions démocratiquement. Et tout simplement, l’euro en Allemagne et l’euro en Serbie (même si elle rentre dans l’UE et la zone euro) ne sont pas le même euro et ils ne le seront jamais. L’euro est une monnaie qui renforce les économies dominantes et qui vassalise les économies périphériques.

Traduit du serbe par Natalija Stevanetić et Bertrand Fonteyn
Source : L’hebdomadaire serbe NIN

Notes

|1| https://www.nouvelobs.com/immobilier/monde/20150428.OBS8123/belgrade-3-milliards-de-dollars-pour-reamenager-le-quartier-populaire-de-savamala.html
https://www.courrierdesbalkans.fr/Serbie-Descendre-dans-la-rue-pour-aider-les-gens-a-surmonter-la-peur
Voir le site du promoteur immobilier : https://www.eaglehills.com/our-developments/serbia/belgrade-waterfront

|2| Voir Grèce : Troisième mémorandum - Le renversement d’un renversement

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