23 avril 2025
Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
Deux ans se sont écoulés depuis que la guerre a éclaté au Soudan entre les deux camps du régime militaire que le pays a hérité du tristement célèbre Omar el-Béchir. Alors que la situation au Soudan n’obtient même pas un dixième de l’attention des médias mondiaux que la guerre génocidaire sioniste en cours à Gaza reçoit, l’ampleur de la catastrophe humaine y est tout aussi horrible. Le nombre de morts directement causées par la guerre entre militaires est estimé à plus de 150 000, tandis que le nombre de personnes déplacées s’élève à environ 13 millions et que le nombre de personnes menacées de famine sévère atteint 44 millions – un nombre record qui fait de la guerre au Soudan la plus grave crise humanitaire dans le monde d’aujourd’hui.
Bien sûr, il est facile de comprendre les facteurs géopolitiques qui font de la guerre menée par Israël à Gaza et dans le reste du Moyen-Orient une préoccupation internationale majeure, sans parler de l’invasion russe de l’Ukraine. Cependant, l’inclination raciste qui domine l’idéologie mondiale « spontanée » ne peut être niée. Elle a toujours fait en sorte que l’attention que les médias mondiaux prêtent aux guerres soit inversement proportionnelle au degré de noirceur de la peau des personnes impliquées. La guerre qui a duré cinq ans en République démocratique du Congo (Congo-Kinshasa) entre l’été 1998 et l’été 2003, et qui a fait environ six millions de victimes directes et indirectes, en est un exemple frappant. En dehors de l’Afrique subsaharienne, le monde a fermé les yeux sur les événements au Congo, tout en accordant beaucoup plus d’attention à des événements qui ont fait beaucoup moins de morts, tels que la guerre du Kosovo (1999), les attaques d’Al-Qaïda à New York et Washington (2001), l’intervention américaine en Afghanistan et l’occupation américaine de l’Irak (2003).
En général, les guerres auxquelles ne participent pas directement des soldats blancs du Nord mondial – qu’ils soient américains ou européens, y compris, bien sûr, les Russes – ne reçoivent que très peu d’attention mondiale. C’est le cas du Soudan qui connaît une guerre entre deux parties exclusivement locales, même si elle est alimentée par des forces régionales, notamment à travers leur soutien à la milice génocidaire des Forces de soutien rapide. Le rôle le plus dangereux à cet égard a été joué par les Émirats arabes unis, en alliance avec un acteur mondial, la Russie. C’est le même duo qui a joué le rôle principal dans le soutien à Khalifa Haftar dans la guerre civile libyenne.
La vérité est que les pays occidentaux, même s’ils n’ont pas joué de rôle direct dans la guerre soudanaise, portent la responsabilité principale de ce qui est arrivé au pays. L’envoyé spécial de l’ONU au Soudan, de début 2021 jusqu’à sa démission en septembre 2023, l’Allemand Volker Perthes, a joué le rôle de « l’homme blanc » dans sa mission avec un relent de colonialisme, et a agi de manière désastreuse, bafouant les principes auxquels les Occidentaux sont censés adhérer, peut-être parce qu’il croyait que les Soudanais ne sont pas dignes de la démocratie.
Lorsque le coup d’État mené par Abdel Fattah al-Burhan, interrompant le processus démocratique issu de la révolution de 2019, eut lieu à l’automne 2021, c’était durant le mandat de Perthes en tant qu’envoyé de l’ONU au Soudan. Perthes a cherché à réconcilier les dirigeants militaires avec les civils qu’ils avaient renversés, au lieu de prendre une position ferme contre les putschistes et d’appeler la communauté internationale à exercer une pression maximale sur eux pour qu’ils retournent dans leurs casernes et permettent la poursuite du processus démocratique. Cette indulgence envers les militaires et la tentative de les réconcilier avec les civils, plutôt que d’adopter une position dure à leur encontre, les ont encouragés à convoiter le maintien de leur contrôle total sur le pays. Cela a conduit, deux ans plus tard, à l’éclatement de combats entre les deux composantes de l’armée, les forces régulières et les Forces de soutien rapide, chaque camp se disputant le contrôle exclusif du pays.
La réalité est que la guerre au Soudan n’a que deux issues possibles. Soit les Nations Unies prennent enfin leurs responsabilités, organisent l’intervention de forces internationales, imposent un cessez-le-feu aux deux parties belligérantes, puis les obligent à se replier sur leurs casernes de sorte à permettre au processus démocratique de se poursuivre en lui apportant un plein soutien, y compris les moyens nécessaires pour dissoudre les sinistres Forces de soutien rapide et imposer des changements radicaux aux forces régulières soudanaises afin de les transformer d’armée d’une dictature militaire en armée soumise à l’autorité civile. Soit le Soudan se dirige vers la partition, ce qui perpétuerait le régime militaire dans sa partie orientale et permettrait aux Forces de soutien rapide (anciennement milices janjawids) d’imposer leur contrôle total sur la région du Darfour, où elles poursuivraient la guerre génocidaire raciste qu’elles ont commencé à mener au début du siècle actuel sous la direction de Béchir (il les a récompensés en 2013 en leur accordant un statut officiel de composante des forces armées soudanaises).
Enfin, en ce qui concerne la grande tragédie que connaît le Soudan, il est également nécessaire de souligner l’échec de la solidarité internationale avec le peuple soudanais affligé. Tout en nous félicitant vivement du développement considérable connu par le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien contre la guerre génocidaire sioniste à Gaza, nous ne pouvons que regretter que la solidarité mondiale continue de dépendre de la formation de l’attention médiatique décrite ci-dessus. Il est de la plus haute urgence qu’émerge un large mouvement de solidarité avec le peuple soudanais, en particulier dans les pays occidentaux, mais aussi dans toutes les régions du monde, y compris la région arabe, pour faire pression en faveur d’une intervention de l’ONU afin de mettre fin à cette immense tragédie.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d’abord paru en ligne le 22 avril. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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