Édition du 20 mai 2025

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Afrique

Éthiopie. Au Tigray, « personne ne veut renouer avec la guerre »

Deux ans et demi après la fin du conflit qui a endeuillé cette région septentrionale d’Éthiopie, la menace de nouveaux affrontements plane aux niveaux local, national et même international avec l’Érythrée voisine. Les riverains, les populations déplacées, les responsables politiques et les anciens combattants redoutent et rejettent cet obscur scénario.

Tiré d’Afrique XXI.

Étalé le long d’étroites allées sinueuses et poussiéreuses, un enchevêtrement de tentes estampillées du logo bleu des Nations unies sert de refuge à quelque 28 000 personnes depuis plus de quatre ans. Le camp d’Adi Mehameday est situé à 82 kilomètres de la ville de Shire, dans la région du Tigray, au nord de l’Éthiopie. Il abrite une fraction du million de déplacés qui n’ont pas pu rentrer chez eux, malgré la fin de la guerre entre les Forces de libération du peuple du Tigray (FLPT) et les Forces de défense nationale éthiopiennes, le 2 novembre 2022.

« Nous avions de l’espoir mais nous n’avons toujours pas reçu d’informations concrètes de nos dirigeants. Ils ont parfois annoncé notre retour, mais cela n’a jamais eu lieu », résume Medhin Yalem, les traits tirés. Le manque de nourriture est en train d’avoir raison de son père, trop faible pour marcher depuis un an, tandis que son fils de 20 ans souffre d’anémie. Le foyer fait rarement plus d’un repas quotidien. Comme la plupart des rescapés du camp d’Adi Mehameday, Medhin Yalem est originaire du Wolkait, une zone administrative de l’ouest du Tigray. « Certains de nos voisins ont tenté de retourner à Tselemti [district proche du Wolkait, NDLR], avant de revenir. La zone n’est pas sécurisée », poursuit la quinquagénaire qui se retrouve sans revenus après avoir abandonné ses troupeaux et sa parcelle.

Malgré l’accord de paix, la région du Tigray, actuellement gouvernée par une administration intérimaire liée au FLPT, mais avec le contrôle d’Addis-Abeba comme le prévoient les accords de Pretoria, reste sous la pression de plusieurs factions armées : le Wolkait est toujours occupé par les forces Amhara, une région voisine qui a combattu aux côtés de l’État fédéral et qui revendique ce bout de territoire ; tandis qu’au nord-est du Tigray, les troupes de l’Érythrée, également alliées d’Addis-Abeba pendant la guerre, occupent aussi une partie de la région située à leur frontière.

Depuis, les victimes d’une des guerres les plus meurtrières d’Afrique, qui a tué environ 400 000 militaires et 300 000 civils, selon un rapport publié en juin 2024 par le New Lines Institute, survivent dans un état de « ni guerre ni paix ».

Luttes de pouvoir internes et répression

En mars, des tensions internes au FLPT ont par ailleurs failli ajouter un peu plus de confusion à la situation actuelle. Debretsion Gebremichael, le chef du FLPT, et Getachew Reda, alors président de l’administration intérimaire du Tigray, se sont mutuellement accusés de ralentir la mise en œuvre de l’accord de paix. Le traité prévoyait le retour des déplacés, la libération des zones occupées ou encore le désarmement et la réintégration de 274 000 militaires ayant rejoint les Forces de défense du Tigray (FDT), le bras armé du FLPT. Seuls 17 000 d’entre eux ont participé au programme de démobilisation, a déclaré fin avril la Commission nationale de réhabilitation.

Les désaccords croissants entre Debretsion Gebremichael et Getachew Reda ont conduit, le 15 septembre 2024, à l’exclusion de ce dernier du FLPT. Six mois plus tard, le 10 mars, Getachew Reda a suspendu trois généraux des FDT, fort de son poste de président de l’administration intérimaire. En réaction, Debretsion Gebremichael a imposé ses hommes à la tête de villes où Getachew Reda avait placé ses proches soutiens, incluant la capitale régionale Mekele. « Getachew parlait de réformer les conseils administratifs locaux alors que sa priorité aurait dû être de libérer son peuple. Beaucoup de Tigréens ont trouvé cela prématuré quand ils habitent toujours dans des abris de fortune et n’ont ni nourriture, ni eau, ni vêtements », justifie Debretsion Gebremichael, rencontré le 18 mars à l’hôtel Axoum de Mekele.

Des violences sporadiques, des arrestations arbitraires et au moins une exécution extrajudiciaire se sont ensuivies, d’après les témoignages recueillis par Afrique XXI à Mekele et dans la petite ville d’Adi Gudom, à 40 km au sud. Hadera Kiros, le président de l’Association des jeunes d’Adi Gudom, a passé trois jours en détention au moment du changement de maire que certains qualifient de « coup d’État ». « Les jeunes s’enfuient vers Mekele ou Addis-Abeba car ils ont peur du FLPT et de leurs soldats », témoigne ce père de deux enfants.

Le 11 mars, Alemu Haile, un travailleur du bâtiment de 37 ans, se tenait parmi la centaine de riverains d’Adi Gudom qui protestaient contre le remplacement du maire d’Adi Gudum pro-Getachew par un édile envoyé par Debretsion. Un bandage sur la tête, la voix affaiblie, ce père de deux enfants affirme avoir été touché à la tête par trois balles tirées par des miliciens proches des FDT. « La force ne peut être une solution, déplore son frère aîné, Gebrehiwet Haile. Il est essentiel que les dirigeants dialoguent avec les citoyens. Autrement, ils risquent de déclencher un nouveau conflit entre les soutiens de Getachew et ceux de Debretsion », redoute le fonctionnaire.

Getachew Reda a finalement été éjecté de la tête de l’administration intérimaire au profit du général Tadesse Werede, le 8 avril, avec l’aval d’Addis-Abeba. Pour autant, cette situation n’a pas rassuré les Tigréens. « Je n’ai vu aucun changement, ni aucune solution concrète aux problèmes qui nous affectent. L’instabilité continue. Nous nous sentons en danger et nous vivons dans la peur », détaille Mitslal Abraha, depuis Shire. Le chaos politique et sécuritaire contraint cette pharmacienne sans emploi à repousser, depuis des mois, l’ouverture de sa propre officine. « J’ai besoin de garanties et de stabilité », insiste celle qui a participé à l’effort de guerre en soignant les blessés dans une clinique publique où les salaires n’ont jamais été payés.

Abiy Ahmed et le spectre d’un conflit avec l’Érythrée

La nomination de Tadesse Werede laisse également perplexe Meressa Dessu, chercheur à l’Institut d’études de sécurité basé à Addis-Abeba. « Tadesse a systématiquement minimisé l’échec de l’administration intérimaire. En le nommant, [le Premier ministre] Abiy Ahmed tente de créer davantage de divisions au sein du FLPT et des FDT, », craint Meressa Dessu.

À Addis-Abeba, les bisbilles internes au FLPT ne sont guère commentées. Le Premier ministre, Abiy Ahmed, est occupé par les autres conflits sur son sol, notamment dans les régions Amhara et Oromia. En avril 2023, en Amhara, les milices fanno ont organisé de violentes manifestations contre l’intégration des forces régionales au sein de l’armée et de la police nationales. Ces tensions ont dégénéré quatre mois plus tard en une rébellion armée contre les troupes fédérales avec lesquelles les fanno et les forces régionales avaient pourtant combattu pendant le conflit au Tigray.

Le chef du gouvernement fait en outre planer le spectre d’une résurgence des hostilités avec l’Érythrée à travers une rhétorique belliciste. « La mobilisation militaire se poursuit en Érythrée. De son côté, Abiy Ahmed n’a pas renoncé à son accès à la mer Rouge. Les intérêts incompatibles de ces deux nations, unies jusqu’à l’indépendance de l’Érythrée en 1993, et leur refus de toute négociation mèneront inévitablement à la guerre », avertit Meressa Dessu. Le chercheur précise que les scissions au sein de la population tigréenne bénéficient à la fois à Abiy Ahmed et au dictateur érythréen, Isaias Afwerki.

« Je ne veux pas perdre de temps avec la guerre »

Ces tensions inquiètent les Tigréens. « Nous redoutons que la situation ne s’embrase entre l’Éthiopie et l’Érythrée, assurait Debretsion Gebremichael mi-mars. Nous espérons que les différends seront réglés diplomatiquement. Car même si nous n’y participons pas, les combats auront forcément lieu ici, sur nos terres, compte tenu de notre position géographique. » En février, le média spécialisé Africa Intelligence révélait « une réunion confidentielle inédite, fin janvier, à Asmara » au cours de laquelle Isaias Afwerki aurait « assuré les officiers des FDT de sa protection en cas de conflit avec l’Éthiopie ». Interrogé, le chef du FLPT nie tout contact avec les autorités érythréennes.

En revanche, les relations restent exécrables entre les hommes de Debretsion Gebremichael et Addis-Abeba. « Plutôt que de se concentrer sur la réhabilitation de la population du Tigray, qui a subi une guerre génocidaire, le gouvernement éthiopien a eu recours à des actes malveillants tels que le blocage de l’entrée de produits essentiels dans la région du Tigray, comme le carburant, et l’arrêt des activités qui permettent de sauver des vies. Ces actions mettent en jeu la vie et les moyens de subsistance de la population du Tigray », dénonce le FLPT dans un communiqué daté du 26 mars.

Et la plupart des anciens combattants des FDT sont formels : ils ne reprendront pas les armes. « La guerre n’aide personne. Vous perdez beaucoup de vies et vous vous retrouvez avec un accord qui ne change rien », tranche Kaleab, qui témoigne sous pseudonyme. En 2021, ce peintre de 25 ans s’était engagé après le décès d’un proche. Exaspéré par les querelles de pouvoir entre les dirigeants tigréens, l’artiste se réjouit d’avoir obtenu un visa pour les États-Unis : « Je suis jeune, je peux accomplir beaucoup de choses. Ma famille attend beaucoup de moi. Je ne veux pas perdre davantage de temps avec la guerre. »

La malnutrition fait déjà des victimes

Dans une ruelle de Mekele, à l’abri des oreilles indiscrètes, Abebe (un prénom d’emprunt) confie qu’il préférerait lui aussi quitter l’Éthiopie plutôt que de remettre l’uniforme. « Nous connaissons désormais les conséquences de la guerre, souligne le trentenaire. J’ai perdu mes deux petits frères et des amis. Les responsables politiques doivent ramener la paix et cesser de travailler pour leurs propres intérêts. » Faisant partie de la majorité des ex-membres des FDT qui n’ont pas été démobilisés, ce médecin qui officie dans un hôpital militaire de Mekele craint d’être forcé de se battre en cas de nouveaux affrontements. Sa ville natale est toujours occupée par les troupes érythréennes, empêchant ses parents de quitter le camp de déplacés qui les héberge. « Les Tigréens se sont sacrifiés et ont relevé tellement de défis que personne ne veut renouer avec la guerre », conclut-il.

Retour à Adi Mehameday. L’agricultrice au chômage Medhin Yalem citée plus haut décrit la manière dont la communauté qui accueille les déplacés a fini par leur tourner le dos. « Les habitants en ont assez de nous. Ils n’ont plus suffisamment de nourriture à partager car ils subissent eux-mêmes les effets du conflit », regrette la mère de famille. Or la malnutrition progresse au Tigray. Début mars, la faim a emporté Abeba Teklu, mère de trois fillettes. « Cela faisait deux à trois ans qu’elle souffrait de malnutrition. Son état s’est dégradé et elle a développé une insuffisance rénale », raconte son veuf, Tesheger Tagegne.

L’Institut de recherche en santé publique de Mekele enregistre une hausse de 43 à 48 % d’enfants et d’adolescents de moins de 18 ans malnutris entre juillet 2024 et janvier 2025. « Les tensions aux différents échelons et la crainte d’une nouvelle guerre contribuent à la malnutrition et à l’instabilité alimentaire », indique Hayelom Kahsay, le directeur de cet institut. Le gel des financements de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid), décrété par le président états-unien Donald Trump le 20 janvier, a encore aggravé une situation humanitaire qui deviendrait catastrophique en cas de reprise de la guerre.

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