Édition du 20 mai 2025

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Planète

Philippe Bihouix : « Le monde d’après sera celui de la sobriété systémique »

Alors que les ressources se raréfient et que le monde s’automatise toujours plus, l’ingénieur pionnier des low-tech Philippe Bihouix prône dans cet entretien une « sobriété systémique » organisée par l’État. Philippe Bihouix est ingénieur. Après avoir été l’un des premiers à alerter sur la pénurie à venir des métaux, il a été un pionnier en France de la low-tech. Il a publié, avec Vincent Perrot, la BD Ressources (éd. Casterman). Cet entretien de notre série Le Monde d’après a été enregistré au Musée des arts et métiers, en partenariat avec celui-ci.

Lisez ce grand entretien ci-après ou écoutez-le ci-dessous ou sur une plateforme d’écoute de votre choix et regardez-le en vidéo.

24 avril 2025 | tiréde reporterre.net |Photo de Bihouix : Mathieu Génon
https://reporterre.net/Philippe-Bihouix-Le-monde-d-apres-sera-celui-de-la-sobriete-systemique

Reporterre — Vous êtes ingénieur et avez été l’un des premiers à alerter sur la pénurie prochaine des matières premières. Comment imaginez-vous le monde d’après le capitalisme ?

Philippe Bihouix — C’est un monde où l’on est réconciliés avec le vivant, mais aussi où l’on a réussi à s’organiser collectivement autour d’une sobriété systémique. Je ne parle pas ici d’un retour à l’âge de pierre — l’image est convoquée chaque fois que l’on évoque une trajectoire autre que l’astrocapitalisme promu par Elon Musk [le patron, notamment, de Tesla] ou Jeff Bezos [le patron, notamment, d’Amazon] —, mais d’un monde où l’on a fait évoluer nos valeurs et, d’une certaine manière, nos rêves.

Les vieux rêves de l’humanité ont peut-être toujours été les mêmes : l’immortalité, l’abondance, la capacité à avoir des esclaves qui nous servent. Dans l’Antiquité, il y avait des esclaves humains, puis il y a eu des esclaves machines, qui désormais ne suffisent plus. On nous promet donc à présent des esclaves robots, avec cette idée que l’on va tous avoir des assistants personnels.

Je pense donc que, dans le monde d’après, il y aura à la fois des enjeux techniques et technologiques autour de la préservation des ressources et de la réduction de l’extractivisme, et surtout un enjeu d’affirmation de valeurs et de rêves. Au fond, il est important d’avoir un récit — c’est par exemple le cas de Donald Trump : on peut lui reprocher mille choses, mais il embarque des gens avec lui. Il faut que l’on trouve des contre-récits : voilà l’enjeu de ce monde d’après.

Qu’est-ce que la sobriété systémique ?

Le mot sobriété s’est invité dans le débat public avec l’explosion des prix de l’énergie liée à la guerre en Ukraine. Et ce terme, comme d’autres qui l’ont précédé — par exemple « développement durable » —, est polysémique. L’acception qu’en a le gouvernement renvoie à la notion d’efficacité, en particulier industrielle, avec l’idée qu’en électrifiant certains process qui fonctionnent aujourd’hui avec des énergies primaires (le gaz, le charbon, le fioul), nous allons pouvoir consommer moins.

Ce mot peut aussi renvoyer à la sobriété individuelle, avec l’idée, par exemple, de baisser le chauffage chez soi. Cela a une efficacité technique indéniable… mais c’est problématique pour les personnes souffrant déjà de précarité énergétique. La sobriété individuelle demande des efforts substantiels.

La sobriété systémique, elle, renvoie à quelque chose de différent : elle ne repose pas sur une somme de gestes individuels et sur l’idée qu’au fond, tout serait toujours un peu de notre faute. La sobriété systémique, c’est quelque chose qui est organisé, favorisé, influencé voire imposé par la puissance publique via des décisions réglementaires et fiscales.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Imaginons que l’on veuille aller vers un monde où les voitures seraient de petite taille. En tant qu’ingénieur, il est évident que pour réduire les émissions de CO2, il faudrait déjà que les véhicules soient moins lourds, moins puissants, moins rapides. La puissance publique pourrait donc réfléchir à une fiscalité sur les gros véhicules, à certaines obligations réglementaires, à des aides fléchées de telle ou telle manière…

Mais aujourd’hui, les entreprises ne peuvent pas se permettre que leurs produits ne se vendent pas. Cela a pour conséquence de créer de l’inflation technologique entre concurrents : si telle entreprise propose tel service pour sa voiture, l’autre doit aussi le faire — ce qui entraîne une utilisation plus importante de ressources. Il y a donc aussi cet aspect culturel à déconstruire.

« La sobriété systémique doit être organisée par la puissance publique »

De façon générale, avec l’arrivée de l’automatisation, de la robotisation et à présent de l’intelligence artificielle — en bref, avec le remplacement des humains par des machines —, nous consommons davantage de ressources. Le problème est que toutes les organisations — entreprises et administrations — sont incitées à fonctionner de cette manière : c’est meilleur pour le résultat net, cela augmente la qualité des produits et, en plus, une machine ne fait pas grève.

Dans le même temps, cela crée des externalités environnementales négatives et entraîne un pillage des ressources. D’autant plus qu’on ne met personne au travail pour réparer tout ce que l’on abîme.

C’est un problème : nous abîmons de plus en plus d’endroits.

Bien sûr. Au-delà du réchauffement climatique, l’époque de l’Anthropocène se caractérise par les milliards de tonnes de ressources extraites par les humains, et par la création de déchets. À un moment donné, il sera nécessaire que davantage de personnes travaillent dans des secteurs ayant pour but de réparer ces dommages. Cela dit, il y a déjà des activités professionnelles qui promeuvent des promesses technoréparatrices de la planète : la géo-ingénierie, la capture et le stockage de carbone…

Mais ces innovations peuvent servir de justification à la continuation des destructions en cours, non ? Tout comme les plans d’adaptation au changement climatique, comme celui lancé par le gouvernement français en mars 2025.

Il y a des gens de bonne foi, des jeunes ingénieurs, qui ont envie de faire des choses allant dans le bon sens. Mais je ne sais pas si, en effet, ces innovations permettent de justifier le maintien de notre trajectoire actuelle.

Dans les années 2010, il y a d’ailleurs eu un débat assez aigu autour de la question de l’atténuation ou de l’adaptation au changement climatique. Durant ces années-là, la plupart des gens qui travaillent sur le climat, les écologistes, ne voulaient pas entendre parler d’adaptation en ce qu’elle était un renoncement à la trajectoire de décroissance qu’ils appelaient de leurs vœux.

C’est seulement à partir de 2020 que finalement, les émissions continuant à croître chaque année, il a été question de mettre les deux fers au feu : à la fois l’atténuation mais aussi l’adaptation.

Au fond, cette situation relève de choix politiques. Par exemple, la non-rénovation énergétique des bâtiments en France est le fruit d’un choix politique de l’État.

Ce n’est en effet pas une fatalité. Mais en l’occurrence, si l’on prend l’exemple du secteur de la ville et du bâtiment, il se caractérise par sa grande inertie. Pour transformer l’ensemble des bâtiments, il faudrait multiplier par vingt la vitesse à laquelle nous allons aujourd’hui, dégager des moyens financiers, impliquer des filières industrielles… Ce n’est pas si évident que cela.

En revanche, il existe déjà des solutions low tech. Elles ne sont pas basées sur l’adaptation du bâti en tant que tel, qui est une chose complexe à mettre en œuvre, mais sur l’adaptation comportementale ou organisationnelle.

On pourrait par exemple s’inspirer de ce qui se passe en Espagne. Que font les Espagnols en cas de forte chaleur ? Ils ne vont pas à l’école aux mêmes heures que d’habitude et ils font la sieste. Il s’agit là d’une adaptation organisationnelle, d’une adaptation des rythmes de vie, d’une adaptation culturelle.

Il y a plein de choses à inventer. Par exemple, concernant l’utilisation de l’énergie en période de pénurie, on pourrait imaginer dans un futur proche de flécher prioritairement celle-ci vers les services essentiels, comme les hôpitaux et les transports. Et que, par exemple, pendant deux jours à la maison, je m’enveloppe dans une couette plutôt que de mettre le chauffage.

« On pourrait imaginer dans un futur proche de flécher prioritairement l’énergie vers les services essentiels »

En fait, aujourd’hui, nous sommes très capricieux en tant que citoyens-consommateurs, alors que la plupart des services auxquels nous avons accès fonctionnent au cordeau. Prenons l’exemple du train : quand je prends un TGV roulant à 300 km/h et qu’il s’arrête en pleine voie, si, dans les deux minutes, je n’ai pas d’explications de pourquoi le train est arrêté, je vais twitter rageusement et dire que les employés de la SNCF sont des feignasses. Je simplifie bien sûr en disant cela, mais je pense que nous sommes vraiment devenus très exigeants en tant que consommateurs [Philippe Bihouix est ingénieur à la SNCF].

Peut-être que demain nous reviendrons à des logiques où l’on acceptera des dégradations de performance, lesquelles auront été décidées de manière plus démocratique que technocratique.

Ce monde où tout marche parfaitement ne marche pas si parfaitement que ça. Par exemple, le tissu ferroviaire a disparu, et les gens sont obligés de prendre leur voiture parce qu’il n’y a plus de services publics à proximité.

Il est certain qu’il faut remettre la priorité sur les trains du quotidien. Cela dit, il faut toujours faire attention aux comparaisons avec le passé. La situation du ferroviaire a beaucoup évolué : le nombre de trains qui circulent a énormément augmenté, mais le réseau est quasiment resté le même. Le nombre de trains du quotidien est tellement énorme aujourd’hui que toute perturbation génère des problèmes en cascade. La situation est donc compliquée.

Quoi qu’il en soit, il est évident que des choix politiques et financiers sont faits aujourd’hui, et que certains secteurs sont laissés pour compte. Je pense notamment à la justice ou à l’hôpital public. Que se passe-t-il à l’hôpital ? À l’image de ce qui se passe dans le monde agricole, on assiste à une inflation technologique. Le problème est que les machines et leur maintenance coûtent extrêmement cher. Cela fait que de plus en plus d’argent est investi dans les machines au détriment des humains.

Voilà pourquoi le discernement technologique est important : les machines permettent un certain nombre de choses souhaitables et bénéfiques — en permettant aux humains de s’éviter certains actes professionnels pénibles — mais, dans le même temps, il y a une course en avant stupide qui crée des besoins artificiels et, par ricochet, de la production qui permet de les assouvir. L’idée serait de trouver une espèce de juste mesure entre les deux.

Les « low-tech » sont-elles la technologie du monde d’après ?

Les low-tech, au départ, renvoient à la question des ressources. Je suis passionné par les notions de ressource non renouvelables et d’inéluctabilité de la consommation des ressources. Lorsqu’il est en fin de vie, le recyclage est en effet beaucoup plus complexe et donc impraticable malgré ce que l’on nous dit. Or l’un des paramètres de cette question du recyclage est l’inflation technologique : les objets qui nous entourent contiennent de plus en plus de choses bizarres. Des circuits intégrés miniaturisés, des écrans, des afficheurs… Cette course extractiviste nous éloigne d’une possible logique de circularité. L’idée est donc de ne pas produire des objets se caractérisant par leur haute technologie, mais plutôt par leur basse technologie.

Cela renvoie à un monde de sobriété, d’économie de ressources et de durabilité. À l’heure où la question des ressources vient heurter celle des limites planétaires, et alors que l’on assiste à une raréfaction des ressources, il faudrait faire de la sobriété tout court, en renonçant à des choses dont nous n’avons pas besoin. Ensuite, nous pourrions faire de la sobriété de dimensionnement, d’usage, de fonctionnement, par exemple en partageant des voitures, des bâtiments, des objets…

Par ailleurs, nous pourrions aller vers un monde avec beaucoup plus de réparation, de maintenance et d’entretien des objets. Cela demanderait évidemment des évolutions réglementaires et fiscales. Mais, au fond, si nous avons tendance à acheter du neuf, c’est tout simplement parce que c’est moins cher. Nous pourrions donc bricoler un peu plus — de quoi sauver un peu la planète mais aussi nous rendre plus résilients et souverains par rapport à des chaînes de valeur mondiales très complexes, dont nous ne savons pas si elles survivront à des chocs géopolitiques.

Et puis, cela permettrait la mise en œuvre d’activités sociales intéressantes, de choses à faire ensemble, de savoirs à se transmettre. Auparavant, il y avait la fierté ouvrière et artisanale. Dans le futur, nous pourrions très bien développer une fierté autour de notre capacité à savoir maintenir des objets.

Hervé Kempf

Le Monde

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