Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

La mise en tourisme de la « Riviera maya » : à quel prix ?

Version écrite et augmentée (!) de l’entretien mené par la journaliste Caroline Chapeaux (LN24) avec Bernard Duterme (CETRI), coordinateur du livre La domination touristique. Entretien consacré à la touristification de la « Riviera maya » au Mexique, à ses coûts et à ses bénéfices, à ses gagnants et à ses perdants, à l’injonction ambivalente de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) à plus et à moins de régulation, etc.

Tiré de Entre les lignes et les mots

* La vidéo de l’entretien (23 min.) : https://www.cetri.be/Tourisme-au-Mexique-predation-ou

Caroline Chapeaux : Pour commenter le documentaire « Tulum : le nouveau paradis mexicain des hippies chics » [1] et parler du tourisme au Mexique, je reçois Bernard Duterme, directeur du CETRI, le Centre tricontinental. Un centre de recherche et de formation sur les rapports Nord-Sud et sur les grands enjeux liés à la globalisation, c’est bien cela ?

Bernard Duterme : Exactement. Un centre d’étude des rapports Nord-Sud et des mouvements sociaux d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, basé à Louvain-la-Neuve.

CC : Vous connaissez bien le Mexique. Aujourd’hui, la plupart des tour-opérateurs conseillent encore Tulum comme une destination touristique quelque peu épargnée sur la côte des Caraïbes, à côté des villes voisines Playa del Carmen ou Cancún qui ont, elles, été ravagées par le tourisme de masse. Pour autant, est-ce que Tulum ne suit pas désormais cette voie-là ?

BD : En effet, Tulum comme destination pseudo-alternative a fait son temps. Elle est aujourd’hui sur la voie de la massification, de la standardisation du tourisme, au même titre que Playa del Carmen et Cancún. Au départ, les trois localités sont des villages de pêcheurs, qui ont commencé à grossir de manière exponentielle à partir des années 1960 et 1970 quand l’État mexicain a décidé de développer le tourisme dans cette région. Et actuellement Tulum, qui était encore relativement épargné jusqu’il y a quelque temps, suit les mêmes tendances. Les mêmes tendances à l’expropriation, à la pression immobilière, à la pression foncière. Le taux annuel d’expansion urbaine de Tulum ces dernières années atteint plus de 15%. Donc, effectivement, on a affaire au même développement urbain anarchique sur Tulum que celui qu’on a connu à Playa del Carmen et à Cancún. Pour en comprendre la démesure, il faut savoir que ladite « Riviera maya », de Cancún à Tulum, s’étend sur à peine 135 km. Et qu’elle est située dans l’État du Quintana Roo qui, lui-même, en superficie, équivaut à 1,5 fois la taille de la Belgique et compte moins de 2 millions d’habitants. Or cette région du Mexique reçoit chaque année – chaque année « normale », hors pandémie – environ 20 millions de touristes ! 20 millions de touristes dans une région de moins de 2 millions d’habitants.

Mexique : 2e destination touristique mondiale en 2021 !

CC : Ce sont ces chiffres qui placent l’ensemble du Mexique, dont d’autres endroits que la côte caraïbe ne sont pas non plus épargnés par le tourisme, dans le top 10 des destinations les plus visitées de la planète.

BD : Oui. En 2019, la dernière année « normale » avant pandémie, le Mexique occupait la 7e place de ce classement des destinations touristiques mondiales. À la faveur de la pandémie, en 2021, il est monté à la 2e place de ce ranking, devenant ainsi le pays le plus visité au monde par des touristes, après la France.

CC : Parce qu’il n’a jamais fermé ses frontières…

BD : Pour des raisons très pratico-administratives en effet. Bien que le covid ait frappé durement le Mexique – la surmortalité liée à la pandémie y dépasse les 350 000 décès –, il est un des rares États au monde à ne pas avoir imposé de restrictions aux visiteurs. Le résultat, outre sa 2e place dans le top 10 mondial, c’est qu’en 2021, 7% de l’ensemble des touristes internationaux sont allés au Mexique. Le pays est la première destination des vacanciers nord-américains par exemple.

CC : Ces flux touristiques, excessifs peut-être, ont à la fois des impacts positifs et négatifs. Pour le Mexique, globalement, quels sont les bons et les mauvais côtés du tourisme ?

BD : C’est un fait, le secteur du tourisme, l’industrie touristique génère énormément de bénéfices, mais également des coûts importants. Le gros souci, c’est qu’au Mexique comme ailleurs, ces bénéfices et ces coûts sont très mal répartis. Certes, le tourisme apporte des devises, construit des infrastructures, crée des emplois. Certes, le secteur est en croissance continue depuis plusieurs décennies maintenant, mais l’autre versant de cette réalité réside dans le partage très inégal des avantages et des dommages. Les coûts sociaux, les coûts environnementaux, les coûts culturels, ce sont souvent les populations locales qui les supportent. Le bilan social le plus pertinent que l’on puisse faire de l’impact du tourisme ces dernières décennies au Mexique, on le trouve dans les taux de pauvreté qui prévalent dans les régions touristiques les plus visitées, comme la péninsule du Yucatán. C’est là qu’ils sont les plus importants. On a donc un secteur qui produit énormément de richesses – plus de 10% du Produit intérieur brut (PIB) mexicain, plus de 35% du PIB de l’État de Quintana Roo avec sa « Riviera maya » –, mais ces richesses sont très mal réparties. Plus de 50% de la population de la péninsule du Yucatán vit sous le seuil de pauvreté. La FAO par exemple – qui est l’agence des Nations unies qui s’occupe de l’alimentation et de l’agriculture – publie régulièrement un rapport édifiant qui nous indique qu’au Mexique, dans cette région-là, un enfant sur trois ne mange pas à sa faim. Et que dans les régions indigènes, dans les régions mayas, la proportion est encore plus problématique. Comment est-il possible que là où le tourisme est si florissant, là où il apporte tellement de richesses, comment est-il possible que les taux de pauvreté soient allés en augmentant et que les inégalités sociales s’y soient creusées ?

CC : Le Mexique a tout de même enregistré une augmentation de sa classe moyenne. Mais, si j’entends bien, ce n’est pas grâce au tourisme.

BD : En partie, oui, parce que, effectivement, certains secteurs profitent du tourisme, directement ou à la marge. Mais globalement, les tendances sont problématiques. Encore une fois, les taux de pauvreté dans ces États touristiques du Sud sont parmi les plus hauts du Mexique. Plus d’un Mexicain sur deux.

CC : Et pourtant, le pays semble en vouloir encore plus. Il prépare aujourd’hui de nouveaux grands chantiers.

BD : Tout à fait. La grande affaire en cours, c’est la construction du « Train maya », c’est à cela sans doute que vous faites allusion. Il s’agit d’un projet du président actuel, Lopez Obrador, le président en fonction, de centre-gauche, qui a décidé d’investir massivement dans la construction d’un immense train dit « maya » : 1500 km d’une boucle ferroviaire (dotée de 21 stations) qui va traverser l’ensemble de la péninsule du Yucatán jusqu’aux États de Tabasco et du Chiapas, pour booster le développement, pour doper le tourisme, pour lutter contre la pauvreté… d’après le gouvernement. En réalité, le projet est très controversé. Le gouvernement dit avoir consulté les populations locales, mais certaines de celles-ci affirment qu’elles n’ont été l’objet d’aucune consultation « préalable, libre et informée », comme le recommande l’Organisation internationale du travail (OIT). Par conséquent, des mobilisations et des contestations indigènes sont apparues. Et actuellement, justement – cela date de fin mai dernier –, la construction de l’un des sept tronçons de ce chantier titanesque, à l’ouest de Playa del Carmen, est à l’arrêt. L’affaire est devant les tribunaux, en raison de protestations d’associations écologistes et de mouvements indigènes qui s’opposent à ce mégaprojet « modernisateur » qui, à leurs yeux, va créer davantage de problèmes sociaux et environnementaux que de facteurs d’enrichissement et de développement du Mexique. [2]

CC : Il y a aussi un 2e aéroport international en chantier dans la région.

BD : Exactement. Je vous l’ai dit : l’État de Quintana Roo est tout petit, moins de deux millions d’habitants. Il y a déjà un aéroport international à Cancún où se déversent quotidiennement les touristes nord-américains et européens [3]. Un autre devrait être inauguré en 2023 à Tulum même, l’ancien petit village de pêcheurs, qui aujourd’hui compte déjà plus de 50 000 habitants et qui ne cesse de croître. Avec pour objectif donc de continuer à profiter de cette manne touristique… si mal répartie. La concentration des profits, en effet, est à la fois évidente et scandaleuse : de 1 euros qu’un touriste dépense pour passer ses vacances là-bas, 3 euros à peine parviennent ou restent dans le Quintana Roo. L’échange est tout sauf équitable. L’essentiel des bénéfices est rapatrié aux sièges des multinationales, tour-opérateurs, compagnies aériennes et chaînes hôtelières, et échappe dès lors aux populations visitées.

Exploitation, asymétries et « authentique en toc »

CC : On voit aussi dans le documentaire « Tulum : le nouveau paradis mexicain des hippies chics », les chantiers de construction immobilière dont la main-d’œuvre vient des quatre coins du Mexique et vit dans des conditions qui n’ont rien à voir évidemment avec celles des touristes en visite là-bas.

BD : Le boom urbain de la « Riviera maya » crée bien sûr de l’emploi. De diverses régions du Mexique et même d’Amérique centrale – du Guatemala, du Honduras, etc. –, les gens, les pauvres viennent pour travailler, pour participer à la construction de ces zones touristiques, parce que le salaire – entre 300 et 450 dollars mensuels – y est effectivement meilleur que ce qu’ils gagnent là d’où ils viennent. Le résultat, c’est que plus de 50% des populations de Tulum, de Playa del Carmen et de Cancún sont constitués de migrants et de migrantes. Des migrants internes pour la plupart, mais aussi des Centro-Américains dont la force de travail est exploitée 6 jours par semaine, entre 10 et 12 heures par jour, dans des emplois souvent précaires, sans réelle protection sociale, dans la construction, l’intendance ou les services hôteliers. Ce sont ces personnes qui viennent grossir ces villes, ou plutôt les zones périphériques de ces villes, dont les centres sont de plus en plus « gentrifiés ». Après le travail, elles rejoignent leurs bidonvilles, leurs cabanes, la plupart sans eau courante et sans électricité, dans cette région qui regorge pourtant d’édifices luxueux.

CC : Loin de leur famille.

BD : Loin de leur famille, oui. D’où les soucis psychologiques que le documentaire évoque également. En la matière, le bilan régional est lui aussi problématique. Le taux de suicide y serait plus important qu’ailleurs au Mexique, en particulier parmi ces travailleurs du tourisme, isolés, éloignés des leurs, et qui ont peu de temps et d’espace pour eux finalement, hors de leur travail quotidien dans les chaînes hôtelières.

CC : Il y a évidemment un contraste énorme entre les 400 euros que gagne par mois un ouvrier mexicain et la nuit à 1000 euros ou le repas à 400 euros que propose cet « écolodge » de Tulum dont parle le documentaire.

BD : Précisément. Le principal problème vient de là. Plus l’asymétrie est forte entre visiteurs et visités, plus la relation est malsaine. Le rapport, il est de 1 à 8, voire de 1 à 10. Pour un même type de travail, le touriste gagne chez lui entre 8 et 10 fois plus que le travailleur mexicain. Dans un rapport comme celui-là, on n’est à l’abri d’aucune dérive. Par exemple, quand on sait qu’un gramme de cocaïne, d’ecstasy ou de je ne sais quelle amphétamine vendu dans les zones hôtelières vaut pratiquement l’équivalent d’un salaire minimum mensuel, on ne peut s’étonner de ce que cela entraîne. Forcément, beaucoup de Mexicains tentent de profiter du tourisme à la marge, en vendant de la drogue aux vacanciers. Sans parler du tourisme sexuel qui se développe en fonction du même ressort.

CC : Qu’en est-il des populations indigènes, que l’on sait nombreuses dans la région ? Qui sont-elles ? Quel est l’impact du tourisme sur leurs conditions de vie ?

BD : La péninsule du Yucatán, jusqu’il y a quelque temps, était majoritairement habitée par des Mayas. C’est moins le cas actuellement, en raison des migrations que l’on a évoquées et en raison du mélange des populations. La question de l’identité indigène est problématique et logiquement controversée : il n’est pas aisé de déterminer objectivement qui est indigène et qui ne l’est pas. Aujourd’hui, on calcule que plus de 1,5 million de Mayas – composés d’ailleurs d’ethnies distinctes – parlent leur propre langue dans la péninsule. Mais d’autres Mayas, qui vivent dans les villes et travaillent dans le tourisme, y parlent surtout l’espagnol. Sont-ils encore indigènes ou pas ? Oui, sans doute, mais c’est à eux de le dire. Retenons que le thème de l’identité est complexe et non figé [4]. Une tendance certaine, c’est que, même si une partie de ces Mayas profitent du tourisme marginalement (par les petits boulots, le secteur informel, le travail dans les chaînes hôtelières), majoritairement, ils constituent le « décor humain » de l’industrie touristique. À leur insu le plus souvent, leurs visages, leurs vêtements illustrent la plupart des publicités des tour-opérateurs pour le tourisme au Mexique. Alors que sur place, ils n’en sont pas les acteurs, mais le décor passif. Et, parallèlement, leur civilisation millénaire, idéalisée ou plutôt folklorisée, voire galvaudée par les opérateurs touristiques, est marchandisée, utilisée par le secteur, à son profit et pas à celui des populations indigènes mayas qui vivent aujourd’hui dans la région.

CC : Vous faites référence notamment au commerce des « chamans » et à certaines scènes présentées dans le documentaire.

BD : Oui. Cette mascarade, ce simulacre, cette instrumentalisation d’une prétendue culture maya vendue comme telle aux touristes crédules. Une collègue parle d’« authentique en toc » pour qualifier ces pseudo-expériences spirituelles où, soi-disant, l’on fait revivre pour le fun des traditions mayas séculaires. Il n’en est rien évidemment. Mais la supercherie fonctionne bien aujourd’hui sur le marché touristique.

CC : Face à cela, quelle est la parole des communautés mayas ? Ont-elles des revendications ? Sont-elles organisées face à cette industrie dont elles ne bénéficient pas ou peu ?

BD : Oui, partiellement organisées. La difficulté est là. Une partie de ces populations indigènes, je vous l’ai dit, profite du tourisme à la marge. Une autre partie vit à distance, plus ou moins passivement, en tout cas sans capacité d’action ou d’incidence sur cette industrie dévorante. Mais une troisième partie, tout de même significative, de ces populations est effectivement mobilisée aujourd’hui au sein d’une organisation créée il y a vingt-cinq – le Congrès national indigène – qui fédère une série de mouvements et les composantes les plus politisées de la population indigène mexicaine. Pour rappel, en valeurs absolues, le Mexique est le principal pays indigène d’Amérique latine. C’est la contrée qui compte en ses rangs le plus d’autochtones : entre 10 et 15 millions, dont une bonne partie dans le Sud-Est du Mexique. Et donc, au sein de ce Congrès national indigène, ces mouvements, ces mobilisations défendent leurs points de vue et leurs droits, s’opposent aujourd’hui aux « mégaprojets » (comme la construction de ce « Train maya », dont un tronçon est suspendu pour l’instant comme effet de cette contestation [5]) et multiplient les revendications d’autonomie territoriale, de récupération d’une maîtrise sur leurs propres ressources, et d’inscription de ce droit souverain dans la Constitution mexicaine. Droit qui n’est absolument pas respecté dans la réalité, parce que le tourisme a vécu et vit toujours de cette logique de prédation, d’appropriation privative des terres et des ressources indigènes. Il est là le grand problème : la pression touristique accroît la pression sur une série de ressources et les rend inaccessibles aux premiers habitants. L’eau devient beaucoup plus chère, idem pour l’électricité et surtout le logement. Et les terres sont accaparées pour l’établissement de nouveaux projets touristiques ou pour la construction de ce fameux « Train maya ». Au détriment, encore une fois, des populations locales.

Pour un tourisme compétitif ou régulé ?

CC : Face à cette logique destructrice de l’emprise touristique, n’y a-t-il pas des actions gouvernementales à mener, des réglementations publiques à mettre en place ou en œuvre ? Est-ce qu’il y a des solutions ?

BD : Oui, il y a des solutions. Les marges d’action sont d’autant plus importantes qu’on a affaire à l’un des secteurs les moins régulés de l’économie mexicaine. La dérégulation tous azimuts a dominé ces dernières décennies. Au départ, le tourisme au Mexique, c’est une affaire lancée par l’État fédéral, en particulier dans la péninsule du Yucatán. Dans les années 1960, 1970, l’État y a investi énormément pour construire, pour faire sortir de ces villages de pêcheurs de grands hôtels, pour commencer à asphalter, bétonner et urbaniser la « Riviera maya ». Mais à partir des années 1980, l´État mexicain va refiler l’aubaine au marché, à coups de libéralisations, de privatisations et de dérégulations. Résultat, les marges de manœuvre régulatrice sont aujourd’hui très importantes. On a affaire à un secteur tellement dérégulé que les solutions se situent forcément dans la régulation que l’État devrait opérer sur la façon dont l’expansion touristique se joue actuellement. Régulation sociale, environnementale, mais aussi culturelle. En réalité, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) tient un discours paradoxal à l’égard des États nationaux sur cette question. Paradoxal, pourquoi ? Parce que l’OMT, consciente des dégâts causés par le tourisme, appelle régulièrement à « un tourisme plus responsable, plus équitable et plus durable ». Si elle appelle à cela, c’est donc bien qu’elle est consciente qu’il y a un souci. Mais dans le même temps – et c’est là que se situe le caractère paradoxal de son injonction –, elle incite les États à gagner en compétitivité, en « touristicité ». Le mot est employé dans le classement établi par le Forum économique mondial de Davos, le « Travel & Tourism Competitiveness Index ». Pour grimper dans cet index, les États nationaux doivent baisser les normes et les régulations. En cela, l’injonction de l’OMT – qui devrait être une instance régulatrice – est contradictoire. D’un côté, elle invite à davantage de régulations : relevez vos normes sociales et environnementales pour que le tourisme ne soit pas aussi prédateur, pour que les bénéfices du tourisme soient mieux partagés localement. Mais, de l’autre côté, elle encourage à ne surtout pas freiner le développement du tourisme, à réduire les barrières douanières, les freins fiscaux et toute autre forme de normes qui risquent d’affaiblir la compétitivité des différents pays. Le terrain est en effet très concurrentiel, particulièrement dans cette région des Caraïbes. Le Mexique est en concurrence soutenue et quotidienne avec les destinations voisines. Le marché s’est ouvert. Cuba est devenu une grande destination touristique, pareil pour la République dominicaine et le reste des Caraïbes. On assiste à une compétition effrénée entre États du Sud, pour attirer les investisseurs extérieurs sur leur propre territoire. L’injonction dérégulatrice tend dès lors à primer sur l’injonction régulatrice. Or, les solutions sont dans cette dernière.

CC : Il y a peut-être aussi un problème de conscience. Par exemple, au Mexique, dans une réserve proche de Tulum, on demande aux touristes de ne pas mettre de crème solaire, parce que celle-ci finit par se répandre là où ils se baignent. Peut-être n’est-ce qu’une goutte d’eau, mais…

BD : Une goutte d’eau, c’est le cas de le dire. C’est du greenwashing, du verdissement de façade. Très bien, mais c’est cosmétique, micro. Les régulations dont on a besoin, ce sont celles qui empêchent que le tourisme détruise l’environnement. Celles qui empêchent que le tourisme soit plus néfaste pour les populations locales et leurs cadres de vie que bénéfique. Il s’agit de régulations de fond, de mécanismes structurels de redistribution, de protection, de préservation… au-delà en effet des incitations aux touristes à ne pas employer de crèmes solaires plus ou moins polluantes.

CC : L’arrivée de la drogue et des rivalités entre bandes dans des zones touristiques comme la « Riviera maya », qui avait été relativement épargnée par le passé à la différence d’autres États du Mexique, complique encore la situation, notamment pour le gouvernement…

BD : Tout à fait. Les cellules locales des grands cartels mexicains qui sévissaient jusque-là plutôt au nord et au centre du pays en effet, se disputent aujourd’hui le marché dans cette région, à coups d’extorsions des commerçants – ce que l’on appelle là-bas le « derecho de piso », sorte de loyer mafieux que les dealers exigent des marchands (« payez nous ceci, sinon on vous rend la vie impossible ») ; à coups également de règlements de compte entre les différents cartels concurrents, etc. Ces cellules sont de fait particulièrement actives ces derniers temps. Je me répète : dans une situation où un gramme de stupéfiant vendu à un touriste gringo qui se promène sur la « Riviera maya » vaut l’équivalent d’un salaire minimum mensuel, on n’est à l’abri d’aucune dérive. Et donc le marché est florissant. Et résulte aussi de la dérégulation ambiante. Le taux d’homicides du Quintana Roo serait désormais deux fois supérieur à ce qu’il est dans le reste du pays. À ce stade, la réponse des autorités mexicaines consiste en une « stratégie sécuritaire ». Très bien, mais cela ne suffira pas. D’après un récent reportage de Frédéric Saliba pour le journal Le Monde [6], le Quintana Roo pouvait compter sur 5 000 agents municipaux et régionaux. Lopez Obrador, l’actuel président du Mexique, vient d’y envoyer 1 500 « gardes nationaux » supplémentaires – une nouvelle force de maintien de l’ordre qu’il a créée – pour essayer de freiner la criminalité dans cette région caraïbéenne du pays. Région dont il ne veut bien évidemment pas voir la réputation entachée à l’extérieur, afin que les bénéfices du tourisme puissent continuer à grossir le PIB mexicain.

CC : On arrive à la fin de cette émission. Merci Bernard Duterme. Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus et continuer le débat, le CETRI intervient et publie régulièrement sur le sujet, dont cet ouvrage collectif, entièrement accessible en ligne : La domination touristique – Points de vue du Sud (https://www.cetri.be/La-domination-touristique).

Notes
[1] 54 minutes, M6 (2021), RTBF (juin 2022), LN24 (juillet 2022), accessible notamment sur Vimeo.
[2] Lire notamment Frédéric Saliba, « Au Mexique, le Train maya sème la discorde », Le Monde, 6 juin 2022 et Gerard Soler, « Tren Maya, the Mexican megaproject threatening the ecosystems of the Yucatán Peninsula », Equal Times, 18 mars 2022.
[3] En 2021, Cancún s’est hissé dans les quinze aéroports les plus fréquentés au monde. Lire Clément Guillou, « La reprise en ordre dispersé du tourisme mondial », Le Monde, 24 février 2022.
[4] Lire notamment Sébastien Jahan, Les Mayas, Paris, Ellipses, 2021.
[5] Lire notamment Maria Abi-Habib, « Over Caves and Over Budget, Mexico’s Train Project Barrels Toward Disaster », The New York Times, 28 août 2022.
[6] Frédéric Saliba, « Au Mexique, les cartels de la drogue menacent les joyaux du tourisme de la Riviera maya », Le Monde, 26 juin 2022

https://www.cetri.be/La-mise-en-tourisme-de-la-Riviera

Bernard Duterme

Auteur pour le site Reporterre (France).

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